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30 novembre 2009 1 30 /11 /novembre /2009 19:00

 

  

des gens qui passent 2


Adapter un roman de Modiano est une gageure que peu de réalisateurs ont réussie. Comment rendre compte à l’image d’une oeuvre où souvent il ne se passe pas grand-chose, où les personnages sont des silhouettes, où le héros ne saisit que du vide? Ni Moshe Mizrahi avec Une jeunesse, ni Manuel Poirier avec Dimanches d’août n’avait convaincu. Patrice Leconte avait, quant à lui, adapté Villa triste, sous le titre Le parfum d’Yvonne, mais l’écrivain n’avait pas été satisfait de cette adaptation et avait même exigé que le titre en soit différent.

Alain Nahum, réalisateur de Des gens qui passent, inspiré par Un cirque passe, diffusé vendredi 20 novembre 2009, a pourtant relevé le défi avec un certain bonheur. « Modiano n’est pas intervenu sur le scénario, mais il l’a approuvé et nous a autorisés à citer son nom et à modifier le titre », explique-t-il. « Il s’est par ailleurs dit très heureux de cette adaptation. »

C’était un projet cher à Alain Nahum et qu’il souhaitait réaliser depuis longtemps. Voilà ce qu’il en dit : Modiano « est un écrivain majeur, à l’univers très personnel, qui a été peu adapté au cinéma et jamais à la télévision, et il me semblait intéressant, à une époque où l’on parle d’amener le patrimoine à la télévision française de tenter l’aventure. […] Un cirque passe […] me semblait très cinématographique et me parlait de manière intime. C’est une histoire des années 60, ces années qui m’ont constitué en tant que personne, qui ont formé ma cinéphilie, et j’y voyais tout un tas d’échos : les films de Melville, Godard, Truffaut, etc., le Saint-Germain-des-Prés existentialiste, l’univers du polar, l’ombre de la guerre d’Algérie et de l’OAS…, on y parle de partir en Italie, comme on rêvait tous de le faire alors. C’est à la fois un roman d’initiation, une sorte d’A bout de souffle à l’envers et un polar existentiel. »

L’atout majeur de ce téléfilm tient, semble-t-il, au choix de ses interprètes qui, selon le réalisateur, possèdent « un vrai univers en eux » et pouvaient être ainsi les « dépositaires d’une histoire ». Le jeune Théo Frilet, remarqué déjà dans Guy Môcquet, un amour fusillé, Prix de la Révélation masculine au Festival de Fiction de La Rochelle, « avait cette enfance nécessaire en lui ». Il interprète ici Jean (Lucien dans le roman), un jeune homme sage au regard bleu et interrogateur, étudiant en Lettres, abandonné de ses parents, errant dans un monde interlope d’escrocs et de truands à la petite semaine, qui lui accordent sa bienveillance. Sa rencontre avec Marie (Gisèle dans le livre), une jeune inconnue mystérieuse, à l’issue d’un interrogatoire au 36, Quai des Orfèvres (parce qu’on a trouvé son nom sur un mystérieux agenda), va bouleverser sa vie en l’initiant à l’amour et à la mort. Dans une interview, le jeune comédien explique que, si les personnages de Modiano semblent extérieurement passifs, ils sont intérieurement très actifs. Le défi pour lui a été de mettre l’accent sur l’intériorité de Jean et de faire en sorte qu’il ne soit pas qu’un fantôme.

Laura Smet s’est glissée avec talent dans la peau de Marie, cette jeune femme, qui cache deux lourdes valises (qui ne seront pas ouvertes) chez son ami de passage, et qui se ne livre jamais. Avec son imperméable orange (qui la symbolise bien puisque tout semble glisser sur elle), ses gants de cuir, sa coiffure floue, la comédienne fait penser à Anna Karina dans Pierrot le fou. Elle s’est demandée « comment on arriverait à rendre compte de cette atmosphère particulière, qui tient du rêve, du conte, mais aussi du film à suspense ». Les deux comédiens y parviennent cependant, grâce « aux regards, aux émotions » qui passent entre eux, et aux scènes improvisées, autant d’ « instants volés » qui, selon Laura Smet, « participent pleinement à l’esprit modianesque. »

Alain Nahum réussit de plus à entrelacer habilement le fil de deux intrigues, qui se nouent de manière subtile, sans qu’on sache jamais véritablement ce qui les relie, et en cela il est très fidèle à l’esprit des œuvres de Modiano. L’histoire d’amour romantique entre Marie et Jean rejoint une sombre intrigue, dont les ramifications mi-économiques, mi-politiques (on est en 1961, en pleine guerre d’Algérie) ne seront jamais élucidées. Que ce soit Grabley (Hippolyte Girardot), trouble protecteur de Jean et qui passe son temps à brûler des papiers compromettants, Jacques de Bavière (Thomas Jouannet), l’amant violent de Marie, ou encore Pierre Ansart (Gilles Cohen), chaque personnage conserve son mystère. Seul Dell’Aversano, l’antiquaire, a un statut à part, permettant à Jean de fuir en Italie vers une autre vie.

Les afficionados de Modiano reprocheront à Alain Nahum d’avoir modifié le fond du roman : à la fin de l’histoire, Marie emporte la carte de l’hôtel où les amoureux ont vécu une dernière nuit amoureuse sans que cela ne serve à rien, puisque sa DS explose immédiatement après son départ ; dans le livre, cette carte permet de prévenir Lucien de la mort de son amie. L’adaptation souligne l’idée que la voiture ait pu être piégée alors que le roman ne fait que  suggérer cette éventualité. On peut aussi s’interroger sur la scène finale dans le café de la rue Amelot, qui n’est pas vraiment fidèle au roman, et dans lequel elle est plus intense : quand le patron demande à Lucien s’il voit encore la jeune fille, il s’enfuit en sanglotant « bêtement ». Le réalisateur a sans doute aussi forcé le trait au profit d’une violence plus insistante : Jacques de Bavière, dans le livre, apparaît plutôt sympathique ; dans l’adaptation, il se montre excessivement jaloux. De même, il est dit que l’époux de Marie est brutal tandis que, dans le roman, il est absent. L’enlèvement à Neuilly, au su et au vu de tous, est peu crédible ; dans Un cirque passe, la victime pénètre d’elle-même dans la voiture.

Les fans de Modiano ne seront cependant pas vraiment dépaysés puisqu’ils reconnaîtront la géographie parisienne modianesque : l’immeuble du quai Conti, maison natale de l’auteur, ou encore le Cirque d’Hiver.

Ils devraient de surcroît être sensibles à une trouvaille, au service de l’atmosphère mélancoliquement passéiste des romans de Modiano : l’utilisation de la vieille caméra super 8, qui fait revivre dans le noir et blanc du passé disparu les allées et venues d’hommes inconnus à chapeaux sombres, mais surtout les sourires de circonstance d’un père absent, d’une mère indifférente, et les rencontres trop rares de l’enfant avec des parents qui ne jouèrent jamais leur rôle. (Le roman porte d’ailleurs cette dédicace ironiquement tragique : « A mes parents »).

Alain Nahum reconnaît qu’il a fait appel à sa mémoire de cinéphile, en reprenant l’esthétique des longs-métrages des sixties : la DS, image de la fuite perpétuelle des personnages, que Marie conduit dangereusement, a été repeinte de la même couleur que celle du Samouraï de Melville. L’appartement de Jean est vide comme celui du Dernier Tango à Paris de Bertolucci. Les années enfuies que Modiano recherche par l’écriture, Nahum dit les rechercher par l’image. Il a essayé de traduire la noirceur potentielle du roman par un travail sur la lumière, « qui permet de mettre les personnages en tension, de les tenir toujours dans un certain déséquilibre […] sans vouloir filmer comme un collectionneur ». Dans le roman, le narrateur écrit : « Aujourd’hui, je revois cette scène de loin. Derrière la vitre d’une fenêtre, dans une lumière étouffée… »

On l’aura compris, en dépit de quelques réticences, ce téléfilm distille un charme nostalgique, lié la vie qui demeure inexplicable et indéchiffrable, ainsi que le suggère la dernière phrase du roman : « Dehors, tout était léger, clair, indifférent comme le soleil de janvier ». Et on ne peut qu’être d’accord avec Hubert Prolongeau, du Nouvel Observateur, qui écrit lors de la diffusion du téléfilm: « Il semblait que la matière même de ces livres fugaces, faits de fausses intrigues policières, de mystères entrelacés, d’atmosphère purement liée à l’écriture, ne soit réfractaire à l’image. Alain Nahum prouve que, même si elle n’est pas totale, la réussite est possible. »

Lundi 30 novembre 2009


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