Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
Lire le dernier opus d’Enrique Vila-Matas, c’est pénétrer dans un territoire mouvant, tout en clair-obscur (le terme revient souvent), où l’on ne sait plus bien qui est qui, qui est réel ou ne l’est pas, et où le thème de la disparition court en filigrane. Placé sous les auspices de Raymond Queneau, le pape de l’OuLiPo, Ouvroir de littérature potentielle, le roman raconte l’affrontement et la complicité de deux frères autour de la littérature. Vila-Matas parviendra-t-il à nous éclairer, il se le demande avec la citation placée en exergue : « Cette brume insensée où s’agitent des ombres, comment pourrais-je l’éclaircir ? », extraite de Chêne et Chien, roman autobiographique en vers de Queneau.
Originaires de Cadaquès, Rainer Schneider Reus et Simon Rainer Reus ont choisi tous les deux l’écriture. Il y a vingt ans, le premier a quitté l’Espagne pour les Etats-Unis où il est devenu célèbre avec des « romans rapides » sous le nom de Rainer Bros ou Grand Bros, tout en choisissant l’anonymat, comme Thomas Pynchon, le célèbre écrivain américain. Le second est demeuré dans la maison paternelle (sur le point de s'effondrer) à Cadaquès où il vit chichement comme « fournisseur de citations littéraires, expert dans l’anticipation de phrases et, bien sûr, de traductions : traducteur préalable vétéran ». Tout comme Théo van Gogh aidait financièrement son frère Vincent, Rainer finance deux fois par an Simon, qui lui envoie de manière cryptée des citations pour ses livres. Une grande partie du succès de Rainer est fondé sur le « travail remarquable concernant » les phrases fournies par son frère, qui constituent la « structure intellectuelle de son œuvre ». Simon, qui se dénomme « hokusaï », est en quelque sorte le ghost writer de son frère, son « nègre » - s’il est encore permis d’user de ce terme. Sans doute Bros est-il aussi accompagné dans l’écriture par sa femme Dorothy à laquelle il est fait allusion sporadiquement et que Simon rencontre peut-être à la fin, mais rien n’est moins sûr.
Les deux frères ennemis sont liés par la complicité, l’affrontement et la dépendance, Simon se définissant comme l’ « esclave préféré d’un auteur distant ». Rainer se plaît en effet à l’humilier en lui attribuant en en-tête de ses courriers le titre de « subordonné, der Gefühle (assistant en allemand), de gratte-papier, de simplet, de théoricien cryptique… ». Il lui dit encore : « Pour ce qui est d’avoir un avenir, tu n’en as pas », tandis que Simon est d’accord avec leur tante Victoria pour qui l’écrivain américain n’est qu’« une honteuse imitation de Salinger ». Rainer est d’ailleurs considéré par la jeune génération américaine comme un écrivain commercial qui fait de l’argent. Et si Rainer est un alcoolique invétéré, ainsi que nous le verrons lors de la rencontre à Barcelone, Simon est un « abstème opiniâtre ». Enfin, quand la « monstruosité » est le propre de Rainer, Simon lui-même se qualifie de « monstre ».
Les deux frères communiquent peu et ne se sont pas vus depuis vingt ans. C’est alors que Rainer reprend contact avec Simon et lui donne rendez-vous à Barcelone, non loin de la maison de leur tante Victoria, l’autre intellectuelle de la famille qui a travaillé avec le professeur Souriau, connu pour son travail sur les « existences moindres ». Ce philosophe y développe le thème des « vies mineures, de l’ombre, entre la vie éternelle et le climat de précarité et d’horreur propre à la condition humaine », définition d’une vie qui pourrait correspondre à celle que mène Simon.
Alors que le même Simon - dans la brume de l'écriture - cherche à poursuivre la phrase « J’ai laissé le soleil m’éclairer… », (ce qui m’a fait penser au personnage de Joseph Grand dans La Peste, cherchant indéfiniment la phrase parfaite), les deux frères vont s’affronter sur leurs conceptions respectives de la littérature. Il existe en effet « une tension entre ne pas savoir s’il fallait incarner le rejet de l’écriture et y renoncer ou avoir foi en la littérature, mettre partout de la joie et continuer à écrire ». Ecrire de la fiction, n’est-ce pas une autre façon de penser qui s’oppose au réalisme ? Si Rainer affirme vouloir désormais écrire une non-fiction, pour son frère, « un récalcitrant annotateur des choses étrangères, un maniaque des citations », « vivre, c’était construire des fictions », et il devient alors « le dernier survivant de la littérature ». Selon lui, « n’importe quelle version narrative d’une histoire réelle est toujours une forme de fiction. A partir du moment où l’on ordonne le monde avec ses mots, sa nature se modifie… » La fin du roman nous révèlera cependant que les deux frères sont l’avers et le revers d'un Janus bi-frons, l’écrivain, tiraillé entre des pulsions contraires : le « Et alors ? » d’un Rainer qui affirme que « par ailleurs son œuvre le fait suer » et un Simon qui trouve son bonheur de vivre dans l’écriture de fictions.
Lors de cette rencontre improbable, on apprend que Rainer l’écrivain caché, a servi de nègre à Pynchon, autre auteur caché. Vila-Matas orchestre ici avec brio le thème de la disparition qui court tout au long de l’œuvre : « Une double immersion pour se cacher vraiment et à fond. Une cachette ingénieuse : un écrivain caché (contenant, par ailleurs, d’autres écrivains cachés, au bas mot Dorothy et moi), tapi dans un autre écrivain de plus grande renommée mondiale encore, non moins caché. Le plan était bien conçu. A savoir qui allait le rencontrer là-bas : dissimulé en Amérique à l’endroit exact où s’était déjà caché un autre écrivain. » (p. 220) Orchestration d'une mise en abyme impressionnante !
Surgit ici l’aspiration à « l’art de disparaître » et « de parler littérature d’en dehors du monde réel, depuis un espace illimité, libéré d’une certaine manière de tant d’attaches du monde terrestre », « depuis le clair-obscur de cette matinée éternelle ». » Alors que Rainer s’est moqué de Simon en lui proposant d’écrire sa vie, celui-ci rêve de le faire lui-même « mais avec toujours la distance nécessaire, laissant en arrière dans le monde des possibilités la tragédie et pénétrant plus à fond dans un climat froid, spectral ». Il s’agirait donc d’écrire « à condition de nous libérer du corps, de nous transformer en seulement pure narration et pensée ». (pp. 226-227). Un écrivain qui serait pur esprit ?
Rainer, quant à lui, finit par lui avouer qu’il aurait aimé écrire comme Flaubert l’a fait dans Un cœur simple ». Balançant « entre le mépris et le renoncement afférent à l’écriture, ou la foi injustifiée et la joie afférente », sa joie, « en définitive » serait « de pouvoir continuer et ainsi finir par se livrer, même si c’était de manière suicidaire ou désespérée, à sa passion pour accéder à une idée de l’infini et écrire à partir d’elle ». Les deux frères sont donc bien un même personnage, l’écrivain schizophrénique, écartelé entre des pulsions contraires : le « Et alors ? » et le bonheur d’écrire.
« Cette brume insensée », qui enveloppe tout le roman, recouvre aussi la disparition d’autres personnages. On pense au Père des deux frères qui, en dépit de sa mort, accompagne Simon, tel un « spectre familier » alors que l’obscurité est tombée sur Cadaquès. Son fils évoque « sa propre et fantomatique énergie, née de l’absence », une idée reprise à la fin du roman : « Sacré concept : énergie née de l’absence ! » Siboney, l’infirmière de son Père, disparaît aussi au début du roman, après avoir révélé à Simon sa solitude. Son amie Gemma lui ayant appris que, depuis qu’elle n’est plus là, « le temps passait plus lentement pour elle », Simon se dit que « l’énergie provenant de son absence se faisait sentir partout. » L’expert en citations l’affirme : « Parce que prendre de la distance vis-à-vis des choses – ce qui pour moi revient à prendre de la distance vis-à-vis de la tragédie, ce qui, à son tour, est la même chose qu’être maître dans l’art de ne pas se laisser voir – s’apprend avec le temps. N’est-ce pas Bansky ? » Une leçon que pourrait retenir bien des écrivains fascinés par les médias. N’oublions pas que l’ombre de Georges Perec plane sur ce roman, lui qui a écrit La Disparition (disparition de la lettre E) et W. ou un souvenir d’enfance (disparition de son père lors de la Shoah). On ne peut que penser aussi à Romain Gary et à son double littéraire Paul Pavlovich, lauréat du Goncourt avec La vie devant soi. On sait que Gary fut dévoré par ce double, ce qui le mena peut-être au suicide.
En ce qui concerne l’art de citer, on se référera au chapitre 15, exact milieu d’un roman qui en compte 31. On peut y lire notamment Perec s’inspirant d’Aragon : « C’est que l’introduction de la pensée d’un autre, d’une pensée déjà formulée dans ce que j’écris, prend ici, non plus valeur de reflet, mais d’acte conscient, de démarche décidée, pour aller au-delà de ce point d’où je pars, qui était le point d’arrivée d’un autre. » (pp. 110-111). Pour un écrivain, citer c’est donc se situer dans une continuité et profiter d’une expérience littéraire passée. Perec lui-même fut un grand « artiste citeur » : « Dans son inquiétant Un homme qui dort, il avait eu recours à plus d’une dizaine d’auteurs, parmi lesquels se détachaient Kafka et Melville. « Il vivait des citations », en vint à dire Harry Mathews de Perec qui fut son meilleur ami. […] une activité nécessaire, par ailleurs, pleine de bon sens, puisqu’il semblait stupide de jeter par-dessus bord les grandes trouvailles du passé, le vaste patrimoine de nos visions impromptues, de nos intuitions. Il était encore plus stupide de ne pas savoir s’approprier tout ce qui pouvait nous intéresser le plus dans le vaste patrimoine que l’histoire de la littérature met à notre disposition. » Perec pourrait donc être l’inspirateur du personnage de Simon.
Le roman, riche en citations, est révélateur de l’immense culture de Vila-Matas qui nous promène dans toute la littérature occidentale, de Platon à Salman Rushdie, en passant par Shakespeare et les grands poètes européens. Culture cinématographique aussi avec Nicholas Ray ou Hitchcok, picturale avec Monet et Dali dont l’ombre plane sur Cadaquès, architecturale avec Gaudi. On remarquera que la dernière allusion est faite à Jorge Luis Borges, tant il est vrai que le roman est labyrinthique comme les œuvres de l’écrivain argentin.
Un tel roman, émaillé de nombreuses citations, pourra faire peur à plus d’un. Il me semble pourtant qu'il est à lire comme un jeu, cher aux OuLiPiens. S’il s’enracine dans une géographie et un temps réaliste, Barcelone en octobre 1917, en proie aux démons de l’indépendance, il fourmille de détails fantaisistes : la visite hallucinogène chez le quincaillier Ferragut, la rencontre inopinée avec un lapin sorti d’un terrier (Alice n’est pas loin !) lors du voyage avec le peintre Vergès vers Barcelone, la cachette improbable de Rainer fuyant tante Victoria à New-York, ou encore la comparaison des nuages avec des mocassins blancs qu’on retrouve aux pieds d’un personnage. Erudition folle et fantaisie débridée donc !
Cette brume insensée est un roman inclassable qui peut sembler difficile d’accès. Mais quand on accepte d’accompagner Simon, l’expert en citations, de Cadaquès à Barcelone, on errera avec lui "au coeur des ténèbres", parmi les ombres des grands auteurs, on réfléchira sur les raisons d’écrire, on s’interrogera sur l’identité et sur la mort. Dans cette vertigineuse mise en abyme, on se dira qu’il reste bien des auteurs à découvrir et on remerciera Vila-Matas de sa surprenante leçon de littérature.