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La nuit tombée est un petit livre d’un peu plus de cent pages d’où émane une grande émotion. Avec ce bref récit, Antoine Choplin raconte l’histoire de Gouri, un voyageur à moto, qui a quitté Kiev et traverse la campagne ukrainienne pour se rendre à Pripiat, une ville désormais interdite depuis l’explosion du réacteur de Tchernobyl le 26 avril 1986. Deux ans après la catastrophe, il a une mission toute simple (qu’on ne dévoilera pas) à accomplir pour sa fille Ksenia qui a été irradiée.
Au début de son périple, Gouri revoit la forêt avec « ses odeurs, ses bruissements, ses sols tendres », les villages « gris et dispersés, sans traits singuliers », les enfants « qui jouent sur les bas-côtés », « les vieillards assis, adossés à des palissades et qui profitent des dernières heures du jour ». Au fur et à mesure qu’il avance, « il n’y a pas le moindre véhicule en vue ». Il rencontre un pompiste qui lui recommande de faire attention dans « la zone », dont certains ne reviennent pas. A Volodarka, où il est venu une fois avec un « volontaire » Sergueï, il s’arrête devant une épicerie, non loin d’un troupeau de vaches. Une gamine lui dit qu’il « ne faut pas boire leur lait […] qu’il est contaminé » et que d’autres « en boivent tous les jours » mais « tout ça, c’est des balivernes ». Après Marianovka et Bober, Gouri découvre des maisons abandonnées : « Par flashs, il peut néanmoins apercevoir des intérieurs tapissés et encore proprets, des décorations murales, quelques meubles. »
Tirant sa remorque brinquebalante, Gouri arrive à Chevtchenko, du nom du plus grand poète romantique de langue ukrainienne, Taras Chevtchenko (1814-1861). Mais pour ce village « personne n’est foutu de te dire ce qu’il en est exactement. » Il va faire halte chez Iakov et Vera, à « la fin du village, côté nord » Sur le mur d’une maison, il lit : « nous reviendrons bientôt. » Dans le jour « qui tombe vite », Vera son hôtesse, « au visage buriné au césium de la campagne », lui apprend que « tout le monde est parti ». En buvant de la vodka, elle évoque Piotr, « le gamin aux chats », que sa mère Raïssa a abandonné après la mort d’Alexeï, l’un des premiers à mourir durant l’été 1986. Le garçon est souvent recueilli chez Vera et habite chez deux vieux, Leonti et Svetlana, seuls autres habitants du village avec Kouzma, « un jeune gars » qui n’est « pas un mauvais bougre ».
Au cours de la conversation Vera et Gouri vont évoquer Tereza, la femme de Gouri, tellement inquiète depuis la maladie de Ksenia, la « petite championne d’échecs » qui disputait des parties sur les marchés. Les retrouvailles avec Iakov, le mari de Vera, sont éprouvantes : « Le visage est méconnaissable. Il a perdu ses cheveux et la peau du crâne est diaphane, laissant voir en plusieurs endroits l’épaisse saillie des veines. L’un de ses yeux est presque fermé, comme celui d’un boxeur après un combat. Les joues sont creuses, les lèvres curieusement retroussées, les mâchoires crispées. » Ils évoquent les « liquidateurs », Pavel, Stepan, Ivan, et Grigori qui était « allé plusieurs fois sur le toit » avec Iakov. Certains sont restés dans la « zone », d’autres seraient devenus fous tandis que l’on apprend que Gouri est parti à Kiev où on lui a proposé un travail d’écrivain public.
Iakov, sur la demande Gouri, raconte comment ils ont été enrôlés afin de « faire leur devoir de citoyen » avec une « double solde pour le boulot » ! Pas de dosimètre pour chacun mais gants et bottes « fournis gracieusement » ! Il raconte la tuerie des chats, l’année de labeur sur le toit de la centrale de l’été à l’été, les arbres « qui se mettaient à rougeoyer », l’ordre stupéfiant « d’enterrer un champ ». « Enterrer la terre, évacuer les gens… Des fois je me suis demandé si on allait pas nous demander de les enterrer eux aussi, avec le reste. » Et Iakov d’évoquer encore la folie des dosimètres, les taches violacées des flaques de césium, la pluie noire, la vieille femme, qui voulait enterrer sa machine à coudre et sortie manu militari de sa maison.
A table avec Leonti, Svetlana et Piotr un autre voisin, ils évoqueront la maison que le vieil homme essaie de reconstruire dans la zone contaminée. Et ils y emmèneront la Joliette, leur vache, dont ils comptent bien boire le lait. Et quand Kouzma survient, il explique à Gouri ce qu’est devenue Pripiat avec « cette sorte de jus qui suinte de partout […] quelque chose de bien vivant et c’est ça qui te colle la trouille. » Une ville où le diable aurait « installé ses quartiers », « un monde qui continue » sans les hommes. Il raconte aussi comment, à Ouziv, sous les yeux de son père et de lui-même, de « gros engins avec leurs énormes pelles dentées » ont fait disparaître la maison familiale dans une énorme excavation : « Ils t’attrapent la baraque au niveau des fondations et ils te ramassent ça ni plus ni moins que comme une merde de chien ». Dans son souvenir subsiste, dans le fond de la pelle vide, la petite tour Eiffel offerte par Vassili, un ami du père de Kouzma. Et enterrés avec la maison, les cadavres de deux chevaux morts.
Ensuite Vera, s’accompagnant à l’accordéon, chantera des chansons « plutôt gaies et entraînantes », dont une plus mélancolique « évoquant les jours heureux et désormais envolés d’une vieille paysanne parvenue au crépuscule de sa vie ». Et Iakov récitera un poème de Gouri, appris par cœur, et qu’il se récitait avec deux amis quand ils étaient au camp près de la centrale :
Il y a eu la vie ici
Il faudra le raconter à ceux qui reviendront
Les enfants enlaçaient les arbres
Et les femmes de grands paniers de fruits
On marchait sur les routes
On avait à faire
Au soir
Les liqueurs gonflaient les sangs
Et les colères insignifiantes
On moquait les torses bombés
Et l’oreille rouge des amoureux
On trouvait du bonheur au coin des cabanes
Il y a eu la vie ici
Il faudra le raconter
Et s’en souvenir nous autres en allés
Gouri prendra la relève avec un second poème :
La bête n’a pas d’odeur
Et ses griffes muettes griffent l’inconnu de nos ventres
D’entre ses mâchoires de guivre
Jaillissent des hurlements
Des venins de silence
Qui s’élancent vers les étoiles
Et ouvrent des plaies dans le noir des nuits
Nous voilà pareils à la ramure des arbres
Dignes et ne bruissant qu’à peine
Transpercés pourtant de mille épées
A la secrète incandescence
Et Gouri d’expliquer que, depuis l’explosion, il a écrit un poème chaque jour. A la question du pourquoi, il répond : « Il faudrait demander ça aux gars du Titanic [les musiciens qui ont continué à jouer alors que sombrait le navire]. Peut-être que ça leur viendrait de parler de désespoir. Ou d’élégance. Ou je ne sais quoi d’autre. » Et il reprendra : « et même si ça me dépasse, c’est comme ça. Quelques mots chaque jour, oui un poème si on veut, comme un petit crachat de ma salive à moi dans le grand feu. Et ce sera comme ça tous les jours que Dieu me donnera. »
La fin du livre s’achève avec le retour à Pripiat, la ville du Dies irae, d’où Gouri s’en revient avec ce qu’il était venu chercher dans son appartement. Ici, sur les lieux où marchèrent « des pas insouciants, parmi les allées tranquilles, emplies d’odeurs », les mots se bousculent pour dire la ville défigurée :
C’est un drôle de sang qui a bondi par les allées de chez nous/à l’encontre des roses et des haleines fraîches de femmes/ C’est un sable assassin qui pour toujours grimpe aux écorces/et avance comme une langue jusqu’aux portes des maisons
Alors qu’ils vont quitter la ville du vide, de la peur et de la solitude, livrée aux corbeaux, les mots naissent encore dans la tête de Gouri :
Le gouffre tend ses lèvres
Vers le sommet des solitudes
Et ce n’est pas une affaire d’homme
Sauf à emprunter à la vigueur du vent
lui qui chahute la chevelure des filles
même sachant qu’il n’a nulle part où revenir
Sur la route du retour, faisant halte de nouveau chez Vera et Iakov, Gouri « l’écrivain de Kiev » accèdera au souhait du vieil homme : « écrire quelque chose de gentil pour elle [Vera] qu’elle pourra lire quand je serai passé et que ça lui fera du bien de le lire ». Et lui dire « comme on s’aimait bien tous les deux ». Après son départ, Gouri croise Piotr. Le dernier geste qu’il verra de lui, c’est le violent lancer d’un caillou vers les arbres.
Alors que la guerre en Ukraine fait rage depuis le 24 février, j’ai été très émue par ce livre qui explique, avec des mots d’une simplicité extrême, le martyre déjà subi par ce pays avec l’explosion de la centrale de Tchernobyl en 1986. Le deuxième poème de Gouri, je l’ai lu comme une métaphore de ce que vivent actuellement les Ukrainiens, « transpercés de mille épées/à la secrète incandescence » à cause de l’invasion russe. J’ai éprouvé aussi une secrète compassion pour ces jeunes soldats russes, apparemment ignorants de la catastrophe nucléaire, qui ont pénétré dans la « forêt rouge » près de la centrale et en sont ressortis sûrement irradiés.
La nuit tombée, c’est bien celle qui vient d’envahir tragiquement l’Ukraine pour une nouvelle fois.