
« J’attendais un langage, un souffle, un événement qui m’auraient arraché à ce cercle désenchanté. » A la quarantaine, le narrateur de L’Ange incliné, roman de Pierre Mari (2008), professeur d’université, est à ce moment crucial de sa vie où il remet tout en question. Le monde de la faculté lui apparaît vain, rempli de compromission, d’arrivisme, de lâcheté, de petitesse. L’image du couple de ses parents est gravement altérée, sa sœur aimée Claire est reléguée dans une clinique psychiatrique et sa relation avec Laure, une universitaire comme lui, s’essouffle.
C’est lors d’un voyage en train que cet homme désabusé va faire la rencontre d’Anna Sylvain-Graziani, qui vient d’avoir vingt-quatre ans. « Nous avons parlé tout de suite », précise le narrateur. Un grave problème technique interrompant momentanément le voyage, le rapprochement se précise : « Je sentais son souffle, son haleine à chaque mot – je sentais surtout, tandis qu’une mèche de cheveux effleurait ma joue, qu’elle improvisait avec moi, accueillante, aux aguets, les moyens de m’abandonner cette frange d’espace qui relevait intimement d’elle – et déjà je participais un peu de sa vie. » Pour lui, soudainement et irrémédiablement, « il était impensable de ne pas descendre avec elle à Sémezanges ». Et c’est ainsi que s’opère la rencontre qui bouleverse sa vie.
Disponible désormais à tout ce qui peut arriver, le narrateur va déambuler avec la jeune femme dans cette ville qu’il avait connue autrefois. Dans une petite église, il retrouvera un groupe sculpté de deux anges, découvert quand il était enfant, au sortir d’une grave maladie, et il a envie de confier cette pensée : « Cet ange, je pense souvent à lui, comme à quelqu’un qui aurait encore des révélations à me faire. » Quant à Anna, elle évoque le souvenir d’un homme que l’apparition d’un ange avait enjoint à se mettre à peindre. Elle est aussi marquée par « une phrase un peu solennelle : « Ma jeunesse fut encadrée par ces deux anges sévères et incorruptibles », qu’elle se répète souvent, sans savoir d’où elle est extraite. Les deux amoureux s’interrogent sur l’attitude des deux anges : y aurait-il « une différence de hiérarchie entre eux » ? L’un des deux n’aurait-il pas « le secret de cette scène et pas l’autre » ? Enfin, l’ange qui s’incline n’aurait-il pas « compris quelque chose » ? C’est ici une scène emblématique qui donne son titre au roman, L’Ange incliné. Elle met aussi en relief la communion d’esprit et de cœur instantanée entre les deux personnages.
Pendant ces trois jours hors du temps, le narrateur et Anna se conforment à une inscription, à l’entrée du palais des glaces : « Ne raisonnez pas, déplacez-vous avec votre cœur, de toute façon vous atteindrez la sortie. » En haut d’un petit escalier délabré où Anna l’a entraîné, le narrateur ne cesse de se répéter cette phrase : « Je la connais depuis hier. » Et de préciser : « Elle se refermait maintenant sur nous comme une formule. Aucune autre, dans ce petit espace éperdu qui avait tout d’une destination, n’aurait pu concentrer plus simplement, plus intensément, le trouble du temps. Hier, aujourd’hui, maintenant, elle : j’avais envie de dire ces mots tout haut, à n’en plus finir. » Mais cette parenthèse enchantée doit se terminer – Anna a un autre homme dans sa vie - et les amants se séparent. Anna lui fait une promesse : « J’aurais tellement voulu rester avec toi. Mais je ne t’abandonne pas Je te garde. Et pas dans un recoin secret. Bien visible, que tout le monde te voie. Au beau milieu. Tu m’entends ? Au. Beau. Milieu. Avec une majuscule à chaque mot. »
Ensuite, le narrateur et Anna se reverront par intermittence, mais toujours avec la même intensité. Entre messages écrits et échanges téléphoniques, il n’y aura plus que « ce délire d’attente », comblé par les rencontres de quelques jours. Ce quatrain, inscrit au fronton d’une maison et recopié par Anna, pourrait synthétiser la magie de ce qu’ils vivent et qui sera toujours entre parenthèses :
Quand nous sommes ensemble
Je vois se refermer sur nous
Les grandes portes d’un rêve
Où la vie n’aurait encore rien écrit
Si les premiers chapitres de ce roman, racontant les démêlés du narrateur avec ses collègues universitaires, m’ont un peu ennuyée, j’ai beaucoup aimé les quatre suivants. Pierre Mari fait évoluer ses deux personnages dans un univers de montagne, en Engadine je crois, à l’unisson des deux amants. Ainsi, Anna dira : « Décidément Maloja est le plus beau nom de ce voyage – c’est un voyage à lui tout seul. […] J’ai envie de vivre Maloja comme un souvenir. » Le narrateur et Anna sont aussi très sensibles à la beauté des lieux où ils se promènent et qui, d’une certaine manière, les renvoie à leur amour. Je pense notamment à ce Passage des Mondes, le bien nommé, où ils se donnent rendez-vous.
Le personnage d’Anna est très attachant et éminemment poétique. Elle a le don de prononcer des phrases surprenantes et inventives et son regard sur les choses n’est jamais banal. Ainsi, lors de leur première rencontre : « Tu n’aurais pas eu envie de photographier notre train ? » Ou bien, quand le narrateur lui déclare : « Aide-moi à continuer s’il te plaît », elle répond : « Ferme les yeux, oublie que je suis là. Pense que tu m’écris une lettre. » Evoquant l’arc électrique qui a retardé leur train, elle explique : « Je ne savais pas ce que c’était, un arc électrique, je n’avais jamais entendu cette expression. Je suis un peu ignare. […] Quand tu m’as raccompagnée, que je suis rentrée chez moi, j’ai tout de suite regardé « arc électrique » dans le dictionnaire. J’ai relu plusieurs fois la définition. Ce matin encore, en me levant. Et tout à l’heure aussi. C’est mon poème avec toi. » Ou encore : « Je te remercie d’exister, de veiller sur moi. De me raconter ma vie. C’est comme si tes mots me réalisaient. Je viens de décider : « j’aurai vingt-quatre ans pour toujours. Et je danse. Tu danses avec moi ? » Avec elle, et à jamais pour le narrateur, la vie devient surprise.
Si Anna exprime son amour de manière souvent métaphorique ou détournée, le narrateur le fait avec un lyrisme, très émouvant. On peut lire : « Je ne voyais plus comment j’allais m’arracher à elle » ou bien : « Avec toi, j’invente des choses qui me font découvrir que j’avais des pensées. » Déchiré entre égarement, angoisse et amour, le narrateur s’adresse passionnément à la femme aimée : « Anna, être séparé de toi, entendre ta voix sans pouvoir te toucher, ce n’est pas possible, c’est insensé. J’aspire tellement à toi. A marcher, à parler, à te voir rêver chaque rue de ta ville. A savourer avec toi une immense étendue de temps. Et que personne ne s’en mêle, que rien ne vienne en travers. Juste nous deux – nous deux renouvelés à chaque instant, comme dans le train, nous deux à profusion. Livrés au génie bienveillant. » Anna devient l’unique.
Au terme de cette histoire, si les amants se séparent, une étincelle a surgi dans l’existence du narrateur, qui lui permet de « continuer ». Grâce à la rencontre avec Anna, il peut dire, après sa démission de l’université : « Au fond, tu sais, tout est très simple. Je n’étais pas dans mon chemin. Je suis parti. Et j’ai envie de continuer. » Avec elle, il a découvert tout de ce que l’amour offre « de libre, d’imprévu et d’inépuisable » : ce sont les termes qui concluent le roman.
En lisant ce livre, j’ai souvent pensé à L’Amour fou d’André Breton, qui est le récit fragmenté de sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme. N’y lit-on pas, à l’adresse de sa propre fille : « Je vous souhaite d’être follement aimée » ? C’est bien cette « communication des cœurs », chère à l’auteur de Nadja, que l’on retrouve dans L’Ange incliné. A la différence que ce roman n’exalte pas l’amour charnel, ainsi que le fait Breton. Mais comme chez le surréaliste, le roman de Pierre Mari fait aussi la part belle à l’inattendu : « La surprise doit être recherchée pour elle-même, inconditionnellement. » Et c'est ce qu'Anna propose sans cesse au narrateur qui se reprend à vivre.
J’ai aimé ce roman, dont le commentaire pourrait être cette phrase de L’Amour fou : « Je te réinventerai pour moi comme j'ai le désir de voir se recréer perpétuellement la poésie et la vie. »