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Vue de Delft, Johannes Vermeer
C’est un poème que j’ai écrit le lundi 19 avril 2010, après avoir lu la mort de Bergotte :
« Au Jeu de Paume »
Un pan de mur jaune
Avec un auvent,
Vermeer le peignit
Il y a longtemps
C’est au Jeu de Paume
Et je suis devant
Le tableau flamand
Delft dort dans l’ombre
Et le sable est rose
Rouges sont les toits
Bleues sont les tourelles
Bleus les personnages
Dessous les nuages
Et les coques noires
Dessus l’eau miroir
C’est au Jeu de Paume
Bergotte est devant
Le tableau flamand
Le pan de mur jaune
Est un papillon
Aux couleurs saumon
Crise d’urémie
En pleine agonie
Et tout étourdi
Voilà qu’il se dit
J’ai raté ma vie
J’aurais dû écrire
Mieux mes mots polir
Et puis les jaunir
Comme de la cire
Et rendre précieuse
La phrase menteuse
Perfection du mur
Que l’art transfigure
Chinoisante épure
Un matériau pur
Dit son imposture
C’est au Jeu de Paume
Un pan de mur jaune
Un autre royaume
Le mur de Vermeer
Qu’y-a-t-il derrière
La mort un mystère
Dans Sodome et Gomorrhe, au cours d’une conversation entre le baron de Charlus et le Narrateur, le premier en proie à son « idée fixe » s’écrie : « C’est si beau, le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche : c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie. Et la mort de Lucien ! Je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères. » On sait que « l’homme de goût » était Oscar Wilde, dont Marco Vargas Llosa, le grand écrivain péruvien, commente ainsi la phrase : « Une poignée de personnages littéraires ont marqué ma vie de façon plus durable qu'une bonne partie des êtres en chair et en os que j'ai connus. »
Pour ma part, j’avais été très impressionnée en lisant, dans La Prisonnière, la mort de Bergotte, ce personnage qui incarne le type même du romancier. Sans doute inspiré à Proust par Anatole France et Paul Bourget, cet écrivain admiré du Narrateur, alors qu’il est en proie à une violente crise d’urémie, se lève et quitte son domicile pour aller admirer la Vue de Delft de Vermeer. En regardant le « petit pan de mur jaune », il s'écroule mort.
On sait qu’en 1902, Marcel Proust avait fait un voyage aux Pays-Bas. Durant sa visite au Mauritshuis, il avait été frappé par la Vue de Delft de Johannes Vermeer. Ce dernier était ainsi devenu le peintre préféré de Proust. Mais c’est l’ « Exposition hollandaise de tableaux anciens et modernes », du 21 avril au 31 mai 1921 et prolongée jusqu’au 12 juin, dans la salle du Jeu de Paume, qui inspira Proust pour cette scène de La Recherche abondamment commentée. Y étaient exposées trois œuvres essentielles du « sphinx de Delft » : La jeune fille à la perle, La laitière et la Vue de Delft. Après avoir lu le compte rendu qu’en fit Jean-Louis Vaudoyer dans L’Opinion, Proust lui écrivit en date du 1er mai 1921 : « Depuis que j’ai vu au musée de La Haye la Vue de Delft, j’ai su que j’avais vu le plus beau tableau du monde. Dans Du côté de chez Swann, je n’ai pu m’empêcher de faire travailler Swann à une étude sur Vermeer. Je n’osais espérer que vous rendiez une telle justice à ce maître inouï. » Un matin, entre le 18 et le 21 mai, Proust, « sans s’être couché la nuit précédente » et qui se définit alors comme « le mort que je suis », vit enfin l’exposition au bras de Vaudoyer. Dans le texte, Proust reprend la présence du critique et son éloge de la Vue de Delft. Quelques-unes des phrases du passage ont été les dernières écrites par Proust agonisant. A travers les « étourdissements » de Bergotte, Proust revit ses propres angoisses d’asthmatique.
C’est un passage capital qui permet à Proust d’exprimer son esthétique du roman en se servant de l’esthétique picturale. A travers le personnage de Bergotte, il fustige un art factice dont il rejette « la sécheresse et l’inutilité », pour établir un lien entre la couleur « précieuse » du petit pan de mur et le style d’écrivain. Tant il est vrai que, pour le peintre comme pour l’écrivain, tout le style est dans la vision. Enfin, dans ce célébrissime extrait, l’art apparaît bien comme un « anti-destin » : « de sorte que l’idée Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance. » Et quelle émotion devant « ses livres disposés trois par trois » qui, « comme des anges […] semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection » !
Lecture du passage par François Bon :