Rue Saint-Martin
(Photo Wikipédia)
De l’aventure surréaliste aux compagnons des camps de concentration, Robert Desnos fut un chantre de l’amitié. En 1930, dans Corps et biens, il avait déjà écrit :
« Il avait le cœur sur la main
Et la cervelle dans la lune
C’était un bon copain… »
Dans Les portes battantes (1936-1938), il évoquait « cet ami que je n’ai pas revu… » :
« Mais le temps viendra bientôt
Où les rencontres d’amis seront désirables
Et où, de toutes façons,
Ils auront quelque chose à se dire »
Avec Etat de veille, recueil de poésie engagée (vingt poèmes publiés en 1943, dans la collection « Pour mes amis », édités hors commerce par Robert J. Godet, avec une gravure originale au burin par Gaston-Louis Roux), on retrouve ce fil de l’amitié, patiemment tissé avec ceux qui se battent aux côtés du poète pour la libération de la France.
C’est en effet le moment où Desnos est entré dans le réseau Agir après la rafle du Vel d’hiv. Il fournit alors des informations pour la presse clandestine et « fabrique des pièces pouvant aider des membres du réseau et des israélites ».
Ainsi dans le deuxième poème, « Histoire d’une ourse », on peut lire :
« J’entends des pas lourds dans la nuit,
J’entends des chants, j’entends des cris,
Les cris, les chants de mes amis.
Leurs pas sont lourds
Mais quand naîtra le jour
Naîtra la liberté et l’amour. »
Dans le très beau poème, « Couplets de la rue Saint-Martin », c’est avec une pudeur retenue qu’il évoque son ami André Platard, disparu un matin, et qui sera fusillé par les nazis.
Je n’aime plus la rue Saint-Martin
Depuis qu’André Platard l’a quittée.
Je n’aime plus la rue Saint-Martin,
Je n’aime rien, pas même le vin.
Je n’aime plus la rue Saint-Martin
Depuis qu’André Platard l’a quittée.
C’est mon ami, c’est mon copain.
Nous partagions la chambre et le pain.
Je n’aime plus la rue Saint-Martin.
C’est mon ami, c’est mon copain.
Il a disparu un matin,
Ils l’ont emmené, on ne sait plus rien.
On ne l’a plus revu dans la rue Saint-Martin.
Pas la peine d’implorer les saints,
Saints Merri, Jacques, Gervais et Martin,
Pas même Valérien qui se cache sur la colline.
Le temps passe, on ne sait rien.
André Platard a quitté la rue Saint-Martin.
1942
in Etat de veille, avril 1943
D’une certaine manière, ce poème fait suite au dixième, daté de 1936, intitulé « Aujourd’hui je me suis promené… ». Le poète y raconte comment il se promène avec un camarade « même s’il est mort »,et comment celui-ci lui dit :
« Toi aussi tu viendras où je suis,
Un Dimanche ou un Samedi, »
Deux textes qui se répondent et qui sont préfiguration du sort qui sera dévolu à Desnos lui-même…
Composé d’une suite de quatre strophes, alternant quatre et cinq vers, ce poème est d’une extrême simplicité. S’apparentant à une chanson populaire, telle une rengaine, il demeure à l’esprit grâce à l’emploi du son [in] repris à la rime, à la répétition lancinante de l’adverbe « rien », à une suite de vers, composés uniquement de phrases juxtaposée, comme dans le langage quotidien.
Le désamour du poète pour la rue Saint-Martin s’explique par la disparition de l’ami, le copain, avec qui il partageait « la chambre et le pain », retrouvant à travers ce partage l’étymologie du mot co-pain. Il s’exprime surtout par le leitmotiv du vers « Je n’aime plus la rue Saint-Martin », répété cinq fois, et qui fait office de refrain.
André Platard demeure présent au cœur de Desnos. Son nom revient trois fois dans le poème, ce qui lui permet de le ramener à l’existence. Il en va de même pour l’emploi du présent permanent : « C’est mon ami, c’est mon copain ». Pourtant, même l’imploration des saints du quartier ne sert plus de rien, ils sont désormais inefficaces, en dépit de l’accumulation de leur nom (« Merri, Jacques, Gervais, Martin »). L’allusion au Mont Valérien ajoute encore au tragique de l’évocation.
Enfin, le sort funeste de l’ami est exprimé de manière très euphémisée par les formes verbales « on ne l’a plus revu » et « André Platard a quitté… ». L’atmosphère ici est toute empreinte de pudeur et de délicatesse et fait immanquablement songer à « Pauvre Rutebeuf » de Villon :
« Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés … »
Même épure, même dépouillement, révélateurs, me semble-t-il de ce que recherchait Desnos dans Réflexions sur la poésie : « Unir le langage populaire, le plus populaire, à une atmosphère inexprimable, à une imagerie aiguë… »
Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,
Thème proposé par Lilou Frédotte : l’amitié