
Le corps du Christ mort, Hans Holbein le Jeune
Hier, c'était Samedi saint et je prends le prétexte d’avoir vu récemment au Palais des Beaux-Arts de Lille Le Christ mort de Jean-Jacques Henner, inspiré de l’extraordinaire Christ au tombeau ou Le corps du Christ mort de Hans Holbein le Jeune, pour évoquer ce dernier. Cette huile sur toile, qui se trouve au Öffentlich Kunsthammlung de Bâle, n’a cessé de troubler les esprits. Si elle pose la question de la représentation de la mort dans l’art, elle questionne aussi les chrétiens.
On raconte que pour réaliser cette toile qui date de 1521, le peintre se servit de la dépouille d’un marchand noyé dans le Rhin. A cette époque, l’œuvre ne suscita point de polémique et survécut même à la destruction des œuvres d’art par les réformistes radicaux. On n’était pas encore au temps du Caravage, bien qu’on puisse imaginer que son ambiguïté suscita déjà des interrogations.
Il s’agit d’une huile sur panneau de trente centimètres de hauteur pour deux mètres de largeur, qui sont les dimensions exactes d’un cercueil véritable. Dans cette vue claustrophobique, le Christ, peint en trompe-l’œil, est représenté allongé sur la pierre de son tombeau, que recouvre un linceul presque sans plis, les mains le long du corps, la tête légèrement tournée vers la droite. Ce tableau était la prédelle (partie inférieure) d’un retable polyptique, réalisé pour la cathédrale de Fribourg, à l’image du célèbre Retable d’Issenheim de Matthieu Grünewald, qui décline la nature humaine et divine du Christ. Posé sur un autel, installé dans une niche en demi-cercle, il devait être encadré par une Nativité et une Adoration, accentuant encore son côté clos.
On peut identifier le personnage comme étant Jésus grâce aux stigmates des clous à la main et au pied droit et à la plaie provoquée par la lance du centurion dans son flanc droit. La main droite est recroquevillée, dans un ultime geste de douloureuse crispation ou de bénédiction. L’œuvre est d’un violent réalisme : le visage barbu est hâve, cadavérique et verdâtre. Les yeux sont révulsés et la bouche semble demeurée ouverte sur le grand cri : « Mon Dieu, Mon Dieu ! Pourquoi m’as-tu abandonné ? Quant au corps, laissant deviner la cage thoracique, les os, les muscles, les tendons (témoignage d’une étude fidèle du corps humain sur le motif), d’une maigreur squelettique impressionnante, s’il témoigne des tortures subies par le Christ, il n’est pas encore en proie à la rigidité cadavérique. L’inscription latine qui figurait au-dessus de la croix, « Jésus de Nazareth, roi des Juifs », est placée au-dessus du tombeau. La date (MDXXI) et la signature (H. H.) sont gravées dans le faux marbre.
Souvent, à cette époque, les peintres italiens représentent le Christ mort, entourés de Marie, de Jean, des Saintes femmes, en proie à la douleur mais dans l’espérance de la Résurrection. Rien de cela ici : le Christ est isolé du monde, abandonné, dans la solitude extrême du tombeau, où l’on ne peut imaginer la lumière de Pâques.
Cette représentation réaliste de la mort, dans laquelle l’impression d’abandon et d’enfermement est profonde, a suscité beaucoup de réactions d’artistes et d’écrivains. Jean et les disciples du Christ eux-mêmes, au premier chef, lorsqu’ils accompagnèrent le corps au tombeau, durent être en proie à un désespoir infini, à une remise en cause de leur foi, à un doute profond, devant cette mort ignominieuse et ce cadavre d’homme, mis au tombeau comme tout être humain.
Hegel, dans Leçon sur la philosophie de la religion, s’est interrogé sur le double mouvement de la mort dans le christianisme. D’une part, il y a une mort naturelle du corps naturel de l’autre, elle est le plus grand amour, la renonciation suprême de soi pour l’autre. Selon lui, c’est « une mort de la mort ». Il écrit à ce propos : « Ce mouvement négatif, qui ne convient qu’à l’esprit comme tel, est sa conversion intérieure… La fin se résolvant dans la splendeur, dans la fête qu’est l’accueil de l’être humain dans l’idée divine. » Mais il écrit aussi : « Dieu est mort, Dieu lui-même est mort, est une représentation prodigieuse terrible qui présente à la représentation l’abîme le plus profond de la scission. »
Saint-Marc Girardin, en 1835, dans ses Notices politiques et littéraires, considère que « cette peinture est impie à force d’être vraie. » Pour lui, c’est un cadavre que Holbein a peint, ce n’est pas le corps d’un Dieu enseveli. » Il pense que « si c’est là le Christ, Holbein ne croyait pas à la Résurrection ».
Même sentiment chez André Suarès qui, en 1948, a dit des choses terribles sur cette image du Christ : « Il est seul, abandonné au peuple immonde qui déjà grouille en lui […] Le Christ d’Holbein est sans espoir. Il est couché à même la pierre et le tombeau. Il attend l’injure de la terre. La prison suprême l’écrase. Il ne pourrait pas se dresser […] Il est dans la mort de tout son long.» L’écrivain y voit la preuve que le peintre était un athée accompli, auteur d’ « une œuvre robuste et nue, respir[ant] une dérision calme ».
On sait que ce tableau d’Holbein est un des leitmotiv du roman L’Idiot de Dostoïevki. Le 12 août 1867, l’écrivain avait fait spécialement le voyage pour voir le tableau qui lui avait procuré une angoisse profonde. Le prince Muychkine, personnage christique, qui avait contemplé l’original du tableau, en en voyant une reproduction dans l’appartement obscur de son ami Parfione Semionovitch Rogojine, est soudain en proie à « un trouble étrange » et il s’écrie : « Ce tableau !… Ce tableau !… Mais sais-tu qu’en le regardant un croyant peut faire perdre la foi » Et celui qui a perdu la foi, c’est Rogojine.
Enfin, je voudrais citer l’admirable description de ce tableau par Hippolyte Terentiev, dans la Partie III, au chapitre 6 du roman, qui se situe dans le texte de sa confession. Malade, il a décidé d’attenter à sa propre vie. L’évocation du tableau est ici au service d’une réflexion philosophique sur le lien que l’homme entretient avec Dieu.
« Ce tableau représente le Christ aussitôt après la descente de croix. Je crois que les peintures ont généralement tendance à représenter le Christ, en croix comme à la descente de croix, avec un reflet d’ineffable beauté sur son visage ; ils cherchent à lui conserver cette beauté au milieu des plus atroces souffrances. Or, il n’est pas question de beauté du tout dans le tableau de Rogojine ; c’est, dans son réalisme absolu, le cadavre d’un homme ayant subi, encore avant la crucifixion, des souffrances et des tortures sans fin […] Il est vrai que c’est le visage d’un homme qui vient à peine d’être descendu de la croix, c’est-à-dire qui garde encore beaucoup de vie et de chaleur ; rien n’a encore eu le temps de se raidir en lui, si bien que sur le visage du mort transparaît la souffrance qu’il semble éprouver encore (cela a été très bien saisi par l’artiste) ; mais en revanche, le visage n’est absolument pas épargné ; c’est le naturel même, c’est en vérité ainsi que doit être le cadavre d’un homme, quel qu’il soit, après de telles souffrances. Je sais que l’Eglise chrétienne a établi dès les premiers siècles que le Christ avait souffert non point symboliquement mais réellement et que, par conséquent, son corps était pleinement et entièrement soumis sur la croix aux lois de la nature. Sur le tableau, ce visage est atrocement meurtri par les coups, boursouflé, couvert d’affreuses ecchymoses ensanglantées. ; les yeux sont ouverts, les pupilles révulsées, les blancs largement découverts brillent d’un vitreux reflet de mort. Ce qui est étrange, c’est qu’à regarder ce cadavre d’un homme torturé à mort, une question singulière et curieuse naît en vous : si c’est un cadavre exactement pareil (et il devait être absolument pareil) qu’ont vu ses disciples, ses futurs apôtres, les femmes qui l’ont soigné et qui se tenaient auprès de la croix, tous ceux qui croyaient en Lui et qui L’adoraient, comment pouvaient-ils croire alors, en contemplant ce cadavre, que ce martyr allait ressusciter ? Alors surgit involontairement l’idée que si la mort est aussi horrible et les lois de la nature aussi puissantes, comment peut-on en venir à bout ? Comment les surmonter, puisqu’il n’a pas pu les vaincre celui-là même qui de son vivant avait triomphé de la nature elle-même, obéissante envers lui ? Lui qui n’avait eu qu’à dire : « Talitha Koumi » pour que se lève la jeune fille morte, « Lazare, lève-toi » pour que le mort surgisse de sa tombe ? La nature apparaît en regardant ce tableau, sous la forme d’une bête énorme, implacable et muette, ou, pour dire mieux, beaucoup mieux, quoique cela paraisse étrange, sous l’aspect de quelque immense mécanique d’une construction des plus modernes qui aurait absurdement happé, broyé et absorbé, sourde et insensible, un Être dont la grandeur est sans prix, un Être qui lui seul valait toute la nature avec toutes ses lois, toute la terre qui n’avait peut-être été créée que pour l’apparition de cet Être ! Ce tableau semble exprimer justement cette notion de la force obscure, insolente et absurdement éternelle à laquelle tout est soumis, et cette notion se communique involontairement à vous. Ces gens qui entouraient le mort et dont aucun n’est représenté sur la toile, ont dû éprouver une angoisse et un trouble atroces pendant cette soirée qui a brisé d’un coup tous leurs espoirs et presque jusqu’à leurs croyances. Ils ont dû se séparer pleins d’une peur terrible, bien qu’ils emportassent en eux une idée immense et qui ne pouvait plus jamais leur être arrachée. Et si le Maître Lui-même avait pu, la veille du supplice, voir sa propre image, serait-il monté sur la croix et serait-il mort comme Il le fit ? Cette question apparaît involontairement en regardant le tableau. »
Maryse Dennes, dans un passionnant article, intitulé «Le Christ russe face à l’idée du Christ », a montré que « face au Christ mort de Holbein, le « Christ russe » de Dostoïevski » vient en témoignage de la vie et en cela il apparaît comme authentiquement chrétien.
Ainsi, Le Christ mort d’Holbein peut faire l’objet d’une autre lecture, toute empreinte d’Espérance. Les yeux mi-clos, la bouche entr’ouverte, les doigts qui bénissent, ne sont-ils pas les prémices de la Résurrection ? Si le grain ne meurt en terre, il ne porte pas de fruit. Au lendemain de la nuit du tombeau, il y a le jour de Pâques.
On ne pourra donc dénier à cette œuvre sa force métaphysique qui fusionne la tradition gothique et la fin de l’expressionnisme médiéval avec les nouvelles tendance humanistes. Dans cette composition spectaculaire, qui allie volonté d’objectivité et audace de la touche, libre à chacun de voir, en fonction de ses convictions, la victoire définitive de la Mort ou, au contraire, le passage obligé dans les ténèbres du tombeau, avant l’exultation de la vision du Ressuscité.
Le Christ au tombeau, Jean-Jacques Henner, Palais des Beaux-Arts de Lille
(Photo ex-libris.over-blog.com, avril 2012)
Sources :
L’Idiot, Dostoïevski, Le Livre de Poche, p. 598, Troisième partie, chapitre VI
productionmyarts.com/…/1521-holbein-le-jeune-corps-christ-mort-dans-la-tombe-fr.htm
www.lankaart.org/article-holbein-le-jeune-50799350.html
www.accordphilo.com/article-33078833.html
« Le Christ russe face à l’idée du Christ. Une interprétation du tableau de Holbein dans L’Idiot de Dostoïevski », Maryse Dennes, professeur d’études slaves, Université Michel de Montaigne, Bordeaux