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17 mai 2010 1 17 /05 /mai /2010 08:39

 

L'Illusionniste

Photo Filip Goma

 

Du 9 avril 2010 au 06 juin 2010, le joli petit théâtre du Ranelagh prête son ambiance feutrée à la jeune troupe de Label Compagnie, dirigée par Tristan Petitgirard. Elle y interprète L’Illusionniste de Sacha Guitry, une œuvre assez méconnue de Monsieur Moâ, sur le désir et la manipulation.

Cette pièce, rarement représentée, fut créée le 28 novembre 1917 au Théâtre des Bouffes-Parisiens. Sacha Guitry (il avait alors trente-cinq ans et n'était pas encore séparé d'Yvonne Printemps) y jouait le rôle-titre, celui de Teddy Brooks alias Paul Dufresne, Yvonne Printemps était Miss Hopkins et Pauline Carton jouait Honorine la bonne. En 1955, la télévision en diffusa une mise en scène avec Annie Girardot. Elle n’avait pas été reprise depuis l’interprétation de Jean-Claude Brialy, il y a vingt ans, aux Bouffes-Parisiens, comme pour la première.

 

L'Illusionniste 3

  Photo Filip Goma

 

Tristan Petitgirard, dont c’est la dixième mise en scène, a souhaité reprendre cette comédie en trois actes parce qu’il considère que c’est l’une des très grandes pièces de Guitry. Certes les thèmes y sont particulièrement riches (le désir, la vie d’artiste, la bourgeoisie), mais surtout, il en retient l’aspect charnel et l’analyse aiguë de la psychologie féminine.

La trame reprend le trio classique du boulevard, en le plaçant dans les milieux du music-hall pendant la Grande Guerre. Teddy Brooks est un magicien qui manipule aussi bien les cartes que les cœurs. Il fascine Miss Hopkins, subjuguée par le verbe du séducteur, et il jette son dévolu sur Jacqueline, la bourgeoise mondaine, en mal d’aventures, et que son amant Albert Cahen ennuie. Mais au jeu de la séduction, tel sera pris qui croyait prendre.

 

L'Illusionniste 2

Photo Filip Goma

 

Tristan Petitgirard propose une mise en scène très « classique » de cette pièce, dont son père Laurent Petitgirad a composé la musique, et notamment une très jolie valse. Elle compte à l’origine sept personnages qui ne sont plus que six, les rôles des deux assistants du magicien ayant été réunis.

Le metteur en scène précise  qu’il est malaisé d’obtenir les droits des pièces de Guitry,  Mme Aubart la gardienne du temple ne les accordant qu’aux metteurs en scène qui « respectent l’auteur » et ne le montent pas d’une manière moderne. Mais ce parti-pris d’inscrire l’œuvre dans l’époque des Années folles ne dessert nullement le propos. Tristan Petitgirard s’est plu à l’évocation de cette période où le public se pressait au music-hall pour applaudir la femme-canon, le pétomane, l’homme-serpent ou la femme à barbe. C’est le temps des soupers chez Maxim’s et d’une vie folle, dédiée tout entière aux arts et à la scène, même si l’on est en temps de guerre.

La pièce est le révélateur de l’amour de Guitry pour le théâtre. L’action débute dans une loge de théâtre, où un paravent voisine avec des affiches. Le metteur en scène nous donne ainsi à voir une première scène d’illusion très réussie. L’on y voit, de la coulisse, flanquée de deux miroirs côté cour et côté jardin, derrière un mince rideau transparent, Teddy Brooks réaliser un tour de magie. Il fait disparaître une femme, tandis que des spectateurs le regardent. Guitry lui-même s’était longuement entraîné au point de devenir pour ce rôle un excellent prestidigitateur. On apprend à cette occasion l’origine de l’expression « Passez muscade ». Par la suite, Teddy Brooks fera en effet apparaître et disparaître Jacqueline de sa vie. Mise en abyme et trompe-l’œil pour le public réel de la pièce, au-delà du quatrième mur du théâtre. Le ton est donné.

Par ailleurs, le plateau est utilisé avec intelligence. Tristan Petitgirard a en quelque sorte prolongé le décor du Théâtre du Ranelagh sur la scène. L’escalier de l’avant-scène permet subtilement à Teddy Brooks d’entraîner Jacqueline dans un monde rêvé. Quant aux changements de décor, ils se font à vue, orchestrés par les déambulations et les gestes du magicien.

Ce dernier, dans le troisième acte, fait un tableau très complet de la vie d’artiste : une vie de voyages, de haltes quotidiennes dans des hôtels toujours différents, mais une existence de liberté et de rêve que Jacqueline la bourgeoise sera incapable d’assumer. C’est pourquoi les artistes aiment en général ceux qui font le même métier qu’eux : « Ils sont libres aux mêmes heures que nous », déclare avec humour Teddy Brooks. « Il n’y a rien de pire que le vulgaire » disait Guitry, « si ce n’est le bourgeois. » Jacqueline, amoureuse de sa sécurité, ne pourra envisager d’adopter cette liberté qui ne peut se soumettre à la vie traditionnelle. La vision du monde artiste que propose ici Guitry est déjà très moderne.

Ce personnage d’artiste, flamboyant et séduisant, est interprété par Philippe Stellaire, dont l’allure, le timbre et le phrasé sont fidèles à Sacha Guitry lui-même. Le comédien, qui joue Guitry pour la première fois, dit aimer interpréter ces variations subtiles créées par l’auteur avec légèreté et fantaisie. Il reconnaît que « c’est merveilleux de se sentir brillant pendant plus d’une heure » ; il apprécie le modernisme du propos, la modernité de l’écriture, cet esprit si français, fait de sincérité et de travail.

On retrouve ici ce type d’homme si fréquemment représenté dans le théâtre de Guitry, cet homme à femmes, en quête de plaisir, qui porte un regard aigu sur la gent féminine. « Si la femme était bonne, Dieu en aurait une » proclamait-il. Certes, dans la pièce, « l’homme et le femme veulent la même chose, mais pas de la même façon ». Mais Teddy Brooks devra aller aux confins de son imagination pour la séduire et Jacqueline Beauchamps sera déchirée entre son désir et son orgueil. Il lui promettra une vie de rêve afin de passer une nuit avec elle.  Au petit matin, il partira avec la chanteuse, Miss Hopkins, une artiste comme lui.

 

L'Illuisionniste 4-copie-1

Photo Filip Goma 

 

La pièce fait l’éloge du moment présent et de la non-culpabilité. « Ne regrettez rien » dit le séducteur à Jacqueline, « puisque vous avez pris du plaisir ». Derrière cet hédonisme, on découvre cependant beaucoup de lucidité et de cruauté. La langue spirituelle de Guitry est une manière élégante de masquer la souffrance des êtres. Tout est dit par exemple lorsque Albert Cahen (joué par Tristan Petitgirard ), renvoyé par Jacqueline au cours d’une scène de ménage homérique, réalise son infortune en  ramassant une carte qui a glissé sous le canapé. Dans cette comédie de boulevard en demi-teinte, Guitry propose une vision douce-amère, dans laquelle le comique peut être douloureux parce qu’il est humain.

Ainsi, dans ce théâtre brillant qu’on ne peut cependant réduire au verbe, dans cette pièce où les personnages s’efforcent d’aller jusqu’au bout de leur rêves, on reconnaît bien l’art inimitable de celui qui écrivait : « Les femmes désirent ce qu’elles aiment, les hommes aiment ce qu’ils désirent. »

 

Sources :

http://www.ruedutheatre.eu/article/892/l-illusionniste/

Interview de Philippe Stellaire et Tristan Petitgirard sur Radio-Bleue

http://www.artistikrezo.com/actualites/Theatre.lillusionniste-theatre-ranelagh.html

Crédits photos :

http://creativescommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr

http://www.flickr.com/photos/miss-hopkins/4515810318/

http://www.flickr.com/photos/miss-hopkins/4515773512/

http://www.flickr.com/photos/miss-hopkins/5224769886/

http://www.flickr.com/photos/miss-hopkins/4515140759/

 

 

 

Jeudi 13 mai 2010

 

 

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11 mai 2010 2 11 /05 /mai /2010 18:28

 

Macbett

 

Jeudi 06 mai 2010, la compagnie Les Dramaticules jouaient à Saumur la farce tragique de Ionesco, Macbett. L’occasion de revenir sur les enjeux de cette pièce, qui fut créée en 1972, dans une mise en scène de Jacques Mauclair, au Théâtre de l’Alliance française. Geneviève Fontanel et Brigitte Fossey y interprétaient les rôles féminins.

La pièce est intéressante à plus d’un titre. D’abord, elle est la seule pièce où Ionesco entreprend un exercice de réécriture méthodique d’une pièce de Shakespeare, en l’occurrence Macbeth. L’ayant lue et relue, il croyait ne pouvoir rien en faire et il avait jeté ses notes. C’est alors qu’il a écrit sa version en vingt-cinq jours. Il l’a précisé lui-même : la pièce « parodie Shakespeare et introduit des éléments comiques ». Cependant, comme l’a montré Gérard Genette, le dramaturge français ne se moque pas de la tragédie anglaise, mais s’applique surtout à en radicaliser le pessimisme : « Macbett est un Macbeth (encore plus) excessif, un Macbeth hyperbolique, un hyper-Macbeth. » (Palimpsestes). Ionesco avait insisté sur cet aspect dans ses Notes et Contre-notes : « Revenir à l’insoutenable. Pousser tout au paroxysme, là où sont les sources du tragique. Faire un théâtre de violence : violemment comique, violemment dramatique. Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne. Dislocation aussi, désarticulation du langage. »

De plus, si l’horizon de la pièce de Shakespeare demeure présent dans l’esprit du spectateur, ce dernier apprécie les libertés que Ionesco prend avec le texte d’origine, la parodie créant un climat de connivence. Il en reprend certes le thème, mais avec une distribution resserrée. En effet, Duncan, noble et généreux roi d’Ecosse chez le dramaturge anglais, devient chez Ionesco un archiduc sanguinaire qui exécute en une nuit cent-trente-sept mille ennemis vaincus. Macbett et Banco, avatars de Macbeth et Banquo, sont les deux généraux auxquels Duncan doit sa victoire sur Glamiss et Candor, doubles de Glamis et Cawdor. Macbett, à l’instigation de Lady Duncan, assassinera son roi pour s’emparer de la couronne, tout en laissant échapper Donalbain et Macol (Malcom chez Shakespeare). L'assassinat par ce dernier du tyran Macbett inaugurera un nouveau règne de violences, Ionesco noircissant ainsi le dénouement shakespearien.

Ainsi, il fait l’économie des personnages incarnant le bien, que sont Macduff et Fléance. Il amplifie le rôle de Duncan en soulignant sa lâcheté et sa corruption, il développe le couple de Judas formé par Glamiss et Candor, il fait se confondre Lady Duncan et sa suivante avec les deux sorcières, qualifiées de « vieilles jumelles ». Quant à Lady Macbeth, elle est remplacée par une Lady Duncan qui n’est plus guidée que par l’adultère.

Par ailleurs, le Macbett d’Ionesco est proche d’Ubu roi d’Alfred Jarry. « Mon Macbett, entre Shakespeare et Jarry, est assez proche d’Ubu roi », écrivait-il. N’y retrouve-t-on pas en effet le juron fameux, cher au Père Ubu, prononcé ici par Macbett, alors qu’il aperçoit la forêt qui avance et que Macol le tue « d’un coup d’épée dans le dos » ? Il s’agit bien encore de pièces qui mettent toutes deux en scène la perversion du pouvoir et l’enchaînement inéluctable de la violence sur le mode du « comique macabre d’un clown anglais ou d’une danse de morts ».

La compagnie des Dramaticules est dirigée par Jérémie Le Louët. Il oriente sa recherche théâtrale sur la musicalité de l’acteur, le décalage et les variations de cadence, le tempo, la dynamique, le phrasé. Lors de l’été 2006, la compagnie a joué ce Macbett au Théâtre du Balcon, dans le cadre du Festival d’Avignon. Au printemps 2008, la pièce avait été représentée cent fois. La troupe s’est emparée avec fièvre de ce « Macbeth cauchemardé par Ionesco ». Dans un décor fait de praticables rouges, où dominent sur un abat-jour les insignes du pouvoir, les sept comédiens, censés jouer trente-trois rôles, ne ménagent pas leur peine et proposent une interprétation convaincante de la pièce.

Le jeune metteur en scène explique ainsi son travail : « La mise en scène soumet aux acteurs plusieurs problématiques. Comment être dans l’extrémité des sentiments en évitant l’écueil de la parodie ? Comment rendre compte du grotesque et du sublime sans glisser vers le burlesque et la caricature ? Comment contourner le jeu psychologique et la sensiblerie sans être dans un jeu distancié ? »

Les comédiens répondent à ces questions difficiles en jouant le texte allegro, « à toute allure ». Scandés par la musique d’Ivan le Terrible de Prokofiev, les tirades ressassées, les dialogues répétés sont murmurés, proférés, assénés, hurlés, parfois avec une intensité excessive qui n'était peut-être pas nécessaire. Il n’en demeure pas moins que l’enthousiasme des acteurs est tempéré par un travail sur les déplacements et la gestuelle extrêmement précis, concourant à créer une interprétation claire et lisible de la pièce.

Si l’on peut regretter une obscurité trop prégnante sur scène à certains moments, on reconnaîtra que cette jeune troupe se fait l’écho, haut et fort, de la phrase de la scène 5 de l’acte V de Macbeth : « C’est la fable, racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire. »

 

Sources :

http://sites.google.com/site/dramaticules/macbett2

http://www.arcadi.fr/artistesetoeuvres/texte.php?id=276

http://www.erudit.org/revue/etudlitt/2007/v38/n2-3/016344ar.html (Article de Véronique Lochert : « Macbeth/ Macbett : répétition tragique et répétition comique, de Shakespeare à Ionesco. »

 

Mardi 11 mai 2010

 

 

 

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26 avril 2010 1 26 /04 /avril /2010 16:31

 

Laurent terzieff

 

Hier soir, les Molières 2010 ont récompensé pour la quatrième fois (1988 : Molière du metteur en scène pour Ce que voit Fox et 1993 : Molière du metteur en scène et Molière du Théâtre privé pour Temps contre temps) ) le grand comédien Laurent Terzieff. Il a en effet reçu le Molière du comédien pour deux rôles différents : L’Habilleur (2009) de Ronald Harwood, mis en scène par lui-même (Théâtre privé) et Philoctète (2009-2010) de Jean-Pierre Siméon d’après Sophocle, monté par Christian Schiaretti (Secteur subventionné). Et il a reçu le Molière du Théâtre privé pour L’Habilleur.

Tout en évoquant Roger Blin et Jean-Marie Serreau, compagnons de route de la première heure, il a souligné qu’il a toujours œuvré pour une mixité entre un certain théâtre privé et l’aide publique dont [il] dispose ». « Le théâtre n’est pas ceci ou cela, mais ceci et cela », a-t-il conclu.

 

terzief l'habilleur

Laurent Terzieff dans L'Habilleur

 

Cette récompense est l’occasion de revenir sur le parcours extraordinaire d’un fou de théâtre, qui, à 74 ans, n’a pas désarmé.

Fils d’un sculpteur russe, émigré en France lors de la Première Guerre mondiale, et d’une mère céramiste, originaire de la région de Toulouse, Laurent Didier Alex Terziev naît dans cette même ville le 27 juin 1935. Son enfance se passe dans les « odeurs de glaise, de plâtre, de poussière, de coups de marteau », milieu artiste, qui sera déterminant pour la formation de l’adolescent, lecteur de Dostoïevski et amoureux de poésie.

La représentation de La Sonate des Spectres de Strindberg, dirigée par Roger Blin, lui fait appréhender « quelque chose de la face invisible du monde et de sa rencontre avec sa face visible ». Il fera ses débuts en 1953 au Théâtre de Babylone de Jean-Marie Serreau dans Tous contre tous d’Adamov. Dès lors, sa vie sera tout entière vouée au théâtre.

C’est cependant le cinéma qui le fait connaître au public avec le film de Marcel Carné, Les Tricheurs, portrait de la jeunesse de la fin des années 1950.

 

terzieff les tricheurs

Laurent Terzieff dans Les Tricheurs

 

Il mènera un temps une carrière au cinéma jusque dans les années 1980, jouant sous la houlette des plus grands metteurs en scène, tels  Clouzot et Godard, en passant par Buňuel. Philippe Garrel, quant à lui, le dirige à quatre reprises, notamment dans Les Hautes Solitudes en 1974.

Sa silhouette longiligne, son visage émacié au regard fiévreux lui procurent des rôles singuliers. On se souvient du jeune homme « superbe », étudiant au regard vert, en quête de sens, dans Les Garçons de Bolognini (1959), film écrit par Pier Paolo Pasolini, qui fera de lui le Centaure dans Médée, avec Maria Callas. Sur un scénario du metteur en scène italien, il tourne Ostia de Sergio Citti. Il y joue le rôle d’un garçon qui se fait assassiner à coups de barre de fer, sur la plage d’Ostie, préfiguration de la mort de Pasolini, de la même façon, au même endroit.

 

terzieff 4

 

Il sera un danseur homosexuel dans Brother Carl de Susan Sontag en 1971 ou encore Amerling dans Le Désert des Tartares de Zurlini, d’après le roman de Dino Buzzati. Plus rare par la suite sur les écrans, il est l’interprète de Souvarine dans le Germinal (1993) de Claude Berri. Dans son Journal, (1987) Matthieu Galey n’écrivait-il pas : « Avec ses cheveux longs, romantiques, il a l’air d’un nihiliste égaré au XXe siècle » ? 

 

terzieff laurent jeune

 

Parallèlement, en 1961, au Lucernaire, il a créé avec Pascale de Boysson, sa compagne à la vie et à la scène, la Compagnie Laurent Terzieff, qui va marquer l’histoire du théâtre. Pour ses débuts de metteur en scène, il choisit La Pensée de Leonid Andreïev, un théâtre poétique, car il aime les poètes. Il dit à ce propos : « Pour moi, tout ce que nous vivons n’est qu’une partie de la réalité. L’essentiel nous est caché, ou encore caché, selon que l’on croit ou non à un au-delà de la vie. Par l’intuition poétique, il peut nous être révélé. Pour moi, le théâtre doit être un miroir de la réalité. Il doit refléter les deux éléments fondateurs de l’existence : le monde intérieur et le monde extérieur […] »

 

terzief studio harcourt 1959

Laurent Terzieff, Studio Harcourt (1959)

 

De Tête d’or (1959) de Paul Claudel, mis en scène par Jean-Louis Barrault  à Moi, Bertold Brecht (2002), en passant par Carlos Semprún, Claude Mauriac, Rainer-Maria Rilke, Slawomir Mroezek, Oscar-Venceslas de Lubicz-Milosz, Pirandello (le rôle de Henry IV !) et bien d’autres, sa curiosité inlassable aura

procuré au public de grandes émotions théâtrales.

 

terzieff laurent 01

 

Désireux, comme il le dit, d’ « expérimenter le goût de l’époque » et peu intéressé par la relecture des classiques, il va surtout contribuer à faire connaître en France le théâtre anglo-saxon, en adaptant et en mettant en scène Murray Schisgal, Edward Albee, T. S. Eliot, James Saunders. Successeurs de Beckett et Ionesco dans une veine renouvelée, ces dramaturges retiennent son attention car ils prennent en compte « l’homme jeté dans le monde et qui se bat avec la vie ».

 

terzieff dans philoctète

Laurent Terzieff dans Philoctète

 

En montant Meurtre dans la cathédrale de T. S. Eliot avec R. Hermantier, en 1995, il avait approché le genre de la tragédie. Ayant vu Oedipus rex de Bob Wilson et  souhaitant aborder la tragédie, il acceptera le rôle de Philoctète, adapté par Jean-Pierre Siméon, qui avait pensé à lui en l’écrivant. Selon le comédien, la tragédie grecque, « c’est le mal injustifié, qui s’évanouit devant tout examen raisonnable, la culpabilité sans crime […] qui renvoie à la culpabilité divine. » Mais ce qui l’intéresse, « c’est la vision nouvelle qu’elle porte en elle : celle de l’homme responsable de ses actes ». Il déclare y retrouver ses véritables préoccupations théâtrales. N’a-t-il pas prôné l’insoumission dans la guerre d’Algérie, alors qu’il venait de jouer Tu ne tueras point de Claude Autant-Lara, et milité contre la guerre en Irak ?

 

terzieff laurent

 

Dimanche 26 mars, Laurent Terzieff nous est bien apparu tel qu’en lui-même et ainsi que le décrivait Matthieu Galley dans son Journal (décembre 1980), « pâle, transparent, les boucles autour de ce long visage exsangue, osseux, émacié, […] un adolescent ravagé, que son sourire illumine, sauve des années, de la mort ». Le visage même du Théâtre…

 

terzief philoctète

 

 

 

 

Sources :

http://www.tdg/geneve/culture/chant-magnétique-laurent-terzieff-

http://www.lexpress.fr/culture/scene/theatre/laurent-terzieff-le-theatre-reflete-ce

http://www.toutlecine.com/star/biographie/0003/00038367-laurent-terzieff.html

http://www.evene.fr/celebre/biographie/laurent-terzieff

http://fr.wikipedia.org/wiki/Laurent_Terzieff

 

Lundi 27 avril 2010

 

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3 février 2010 3 03 /02 /février /2010 10:52

Toa-grand.jpg

Sacha Guitry était appelé Monsieur Moâ. Il a répondu à cette critique : " Pauvres sots qui me reprochez ma façon de dire moi. Si vous étiez de mes intimes, vous sauriez comment je dis toi..."

Toute l’œuvre de Sacha Guitry (155 pièces !) n’est que variations sur l’essence du jeu théâtral. Mardi  02 février 2010, à la salle Beaurepaire de Saumur (le joli théâtre à l’italienne est en restauration), la jeune troupe de la Compagnie La Piccola Familia, emmenée avec virtuosité par son metteur en scène et acteur principal, Thoma Jolly (qui a monté la saison dernière Arlequin poli par l’amour de Marivaux), nous a donné à revisiter la pièce Toâ, comédie dans laquelle la mise en abyme est portée à son point d’excellence. Cette pièce, elle-même adaptée d’une œuvre antérieure intitulée Florence (1939), à l’origine du film éponyme (1949), fut créée par Guitry et Elvire Popesco au début des années 1940.

Thomas Jolly explique qu’il ne connaissait pas Guitry et que ses histoires de cocus, d'amants et de maîtresses volages ne retenaient pas son attention. Mais à un moment de sa vie, la pièce s’est trouvée en adéquation avec des questionnements personnels. S’il se faisait une « fausse » idée du dramaturge, sa rencontre avec lui l’en a vite détrompé. Il a été séduit par sa maîtrise de la langue et des dialogues : « C’est une langue vive, bavarde et luxuriante […] offrant à chacun des silences une épaisseur propre à la laisser résonner de toute sa densité […] bien loin de l’apparente légèreté dont on l’affuble […] », souligne-t-il.  Sa mise en scène, particulièrement intelligente, est véritablement au service de la redécouverte de cette parole inimitable.

L’intrigue met en scène un écrivain, Michel Desnoyers, partagé entre sa maîtresse Anna Ecaterina qui vient de le quitter(« il y a vingt minutes ! ») et une autre femme, Françoise de Calas, épouse de son meilleur ami, Fernand de Calas. En même temps, il écrit et fait jouer une pièce qui raconte sa propre histoire. Il y fait participer tout son entourage et même sa bonne Maria La Huchette.


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On assiste ainsi à la représentation, au cours de laquelle Ecaterina, assise au milieu du public, intervient pour s’insurger contre le fait que l’auteur utilise leur aventure amoureuse comme trame de l’histoire. Le décor est celui de l’appartement de l’écrivain, orné d'une orchidée, plante favorite d’Ecaterina et sa propre photo trône sur le bureau ! S’ensuit un dialogue où le dramaturge (et comédien) s’efforce de prouver à son ex-maîtresse que tout cela n’est qu’artifice, en-deçà du quatrième mur du théâtre. L’habileté diabolique de Guitry est portée à son comble puisque la pièce s’adapte en même temps à la représentation en cours  à Saumur : « Scandale à la salle Beaurepaire».

Le parti pris choisi par Thomas Jolly est très original. Refusant de jouer le vaudeville, façon "boulevard" à la française, il propose au spectateur une mise en scène burlesque (Thomas Jolly avatar de Buster Keaton?), réglée comme une chorégraphie, réglée au cordeau. Le décor à triple fond, signifié par un cadre blanc décoré de feuilles d’acanthe, créateur d’un espace de plus en plus réduit, met bien en relief les différents espaces théâtraux. Il permet de souligner aussi le temps de l'intrigue, celui de l'écriture de la pièce que Michel Desnoyers est censé écrire, celui de la représentation censée être jouée dans la pièce, celui encore de la représentation à laquelle assiste le spectateur. Vertigineuse mise en abyme qui brise le quatrième mur de la rampe. Quant au  rideau de scène, il est fait de légers cartons rouges qui s’effondrent au début et qui feront office d’accessoires.
Les six jeune comédiens, vêtus de noir et de rouge (et blanc pour Maria la bonne) s’en donnent à cœur joie. Se conformant aux didascalies de la voix off ou les détournant, les acteurs jouent tantôt comme des marionnettes avec une diction saccadée, tantôt retrouvent un jeu plus naturel en fonction des situations (notamment dans la scène très émouvante entre Ecaterina et Michel qui évoquent leur amour au cours d'un dîner). Une comédienne joue les utilités, incarne la voix off, joue le rôle du gendarme qui expulse Ecaterina de la salle, devient le double de Maria la bonne.


Toa-cocu.jpg
Les trouvailles scéniques abondent et sont pleines d’inventivité, qui permettent de jouer avec les codes de la représentation théâtrale, à commencer par la magistrale scène de ménage du début où, dans un ballet très synchronisé, quatre des six comédiens cassent des assiettes derrière un léger filet noir. On aimera aussi les escarpins à talons rouges qui font office de téléphone, la lettre d'amour volée qui s'affiche sur un écran, le pneumatique sous forme de vrai pneu, les quatre praticables recouverts d’un tissu blanc qui sont scène, bureau du maître, table de salle à manger ou placards qui affichent le scandale. Les changements, toujours impeccablement dirigés, s’opèrent à vue tandis qu’on entend des extraits d’émissions télévisées ou radiophoniques, choisis pour leur humour. Quant à la musique, violente au début, elle s’adaptera à merveille à l’évolution des personnages, à l’image de la métaphore de Michel Desnoyers, comparant son histoire d’amour aux différents mouvements d’un concerto.

L’ensemble est une formidable leçon de théâtre, d’autant plus que Thomas Jolly a inclus dans le spectacle des extraits d’enregistrement de la voix nasillarde, et reconnaissable entre mille, de Sacha Guitry, tel qu’en lui-même. A la fin, dans une demi-pénombre, les six jeunes comédiens, assis sagement sur des chaises alignées et les mains posées sur les genoux, écoutent avec gravité les conseils de jeu du Maître, Sacha Guitry, qu’ils miment par instant. Avec ce spectacle, Monsieur Moâ peut être rassuré : la relève est assurée. Et  avec quel brio !



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Mercredi 03 février 2010

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7 janvier 2010 4 07 /01 /janvier /2010 18:51

Les Chaise Robin de Baeser 

 

Mercredi 06 janvier 2010, dans le Grand Théâtre à la française d’Angers, l’on jouait Les Chaises avec Clotilde de Bayser et Michel Robin de la Comédie-Française, dans une mise en scène de Jean Dautremay, qui en fut aussi sociétaire de janvier 1993 à janvier 2007. Jean Dautremay lui-même y jouait le rôle de l’Orateur. Dans l’entretien avec l’équipe qui a suivi la représentation, les comédiens se sont félicité de l’entrée du grand dramaturge- ô combien tardive- au répertoire du Français.

C’est en effet le paradoxe du théâtre d’Ionesco, très connu et très joué dans les pays anglo-saxons, tout comme dans l’Europe de l’Est, d’avoir été un temps délaissé en France. Cela est sans doute dû au fait que le dramaturge d’origine roumaine, viscéralement anti-communiste et anti-brechtien, n’était pas en odeur de sainteté auprès de la mouvance de gauche. Si Adamov tombe dans l’oubli, Beckett demeure et  Ionesco est redécouvert. A la mode dans les années 50, il connut en effet en France une sorte de purgatoire dont il est à présent sorti. Des relectures, comme celle de La Cantatrice chauve par Jean-Luc Lagarce par exemple, moins attachées à démontrer l’intentionnalité de ce théâtre, s’attachent désormais à en souligner plutôt la grande dramaturgie poétique.

Les Chaises, « farce tragique » en un acte, est la quatrième pièce de Ionesco, qui fut créée le 22 avril 1952 (un an avant En attendant Godot), au Théâtre Lancry, dans une mise en scène de Sylvain Dhomme et des décors de Jacques Noël. Pierre Chevalier interprétait le Vieux (95 ans), Tsilla Chelton la Vieille (94 ans) et Sylvain Dhomme l’Orateur (45 à 50 ans), âge donné par la didascalie initiale. Publiée en 1954, elle fut reprise au Studio des Champs-Elysées, en février 1956, puis en mars 1961, dans une mise en scène de Jacques Mauclair, avec Jacques Mauclair dans le rôle du Vieux et de nouveau Tsilla Chelton dans celui de la Vieille. J’ai encore en mémoire le souvenir d’une représentation, retransmise par FR3, je crois, il y a presque vingt ans. La mise en scène sobre et sensible de Jean-Luc Boutté servait admirablement la profondeur subtile du jeu de Denise Gence et Pierre Dux, les deux Molières de l’année 1990.

A une spectatrice qui s’étonnait du choix d’une comédienne jeune pour jouer la Vieille, Clotilde de Bayser a précisé que Tsilla Chelton n’avait que 35 ans lorsqu’elle créa le rôle de composition d'une très vieille femme. C’était un choix délibéré de Ionesco que la comédienne soit jeune. Ici, le parti pris de Jean Dautremay est qu’elle soit sans âge. Elle est censée représenter la femme à tous les âges et dans tous ses avatars, de la mère à la « pute » en passant par la petite fille. La comédienne, coiffée d’une choucroute à la Bardot, vêtue d’une robe en vichy mauve pâle et chaussée de ballerines blanches, apparaît ainsi comme une fixation de la femme aimée intemporelle.

Quant au « grand » Michel Robin, dont il faut rappeler qu’il est né en 1930 et qu’il est sociétaire du Français depuis 1994, il campe le Vieux, un ancien maréchal des logis, encore élégant dans son costume de campagne et ses souliers blancs. Sa voix au timbre un peu grêle et plaintif sert à merveille ce personnage de « vieillard ou d’enfant » (p. 28) qui sanglote comme un bébé (p. 21) et appelle désespérément sa maman tandis que le berce Sémiramis, sa petite « crotte ».

Clotilde de Bayser explique qu'apprendre un texte de Ionesco, dont les dialogues n'ont pas de logique, est un exercice difficile. "On apprend, le premier mot, puis le deuxième... et puis voilà!", dit-elle simplement. L'écriture de cette pièce requiert en outre des comédiens qu'il fasse se succéder différents niveaux émotionnels. Il leur faut passer "d'une chose à l'autre", dans une perpective impressionniste. Les comédiens du Français sont souverains dans cet art.
Le thème de cette pièce, très importante dans le théâtre d’Ionesco, est connu : isolés sur une île- peut-être dans un phare puisque le dramaturge indique dans la didascalie initiale que les murs sont circulaires et que la Vieille dit : « Ah ! cette maison, cette île, je ne peux m’y habituer. Tout entourée d’eau… de l’eau sous les fenêtres, jusqu’à l’horizon… » (p. 14)- deux vieux époux ressassent inlassablement les mêmes histoires. Le Vieux n’a qu’une idée en tête : transmettre un message à l’humanité. Dans ce but, il réunit une foule de personnages, du Colonel à l’Empereur en passant par le Photograveur, la Première Dame, la Belle, qui attendent l’Orateur. Tous ces invités demeurent invisibles. Juste avant l’apparition finale de l’Orateur, qui ne prononcera que « des râles, des gémissements, des sons gutturaux de muet » (p. 85), le Vieux et la Vieille se jettent chacun par une fenêtre dont le rideau flotte au vent, côté cour et côté jardin, en criant « Vive l’Empereur ! » (p. 84).

Cette pièce est particulièrement représentative de l’inventivité du théâtre de Ionesco. Elle est d’abord emblématique du mécanisme théâtral qu’il souhaite mettre en œuvre et qu’il explique dans Notes et Contre-Notes.  Ce qu’il veut, c’est « souligner par la farce le sens tragique du texte ». Selon lui, le comique est sans issue : « Il est au-delà et en deçà du désespoir et de l’espoir. […] Le comique est une autre face du tragique.» Se succèdent ainsi des scènes drôles ou pathétiques, pour le dramaturge, le rire étant « l’aboutissement du drame. On rit pour ne pas pleurer ». Et Ionesco, dans cette perspective, définit ainsi ses personnages : « Les personnages comiques, ce sont les gens qui n’existent pas. Le personnage tragique ne change pas, il se brise ; il est lui, il est réel. » La Vieille, le Vieux, l’Orateur sont donc bien tragiques.

Quant à l’Orateur, incapable de transmettre le message du Vieux, il amplifie encore la tragédie de la vieillesse et de la mort. Ionesco avait d’ailleurs envisagé d’intituler sa pièce L’Orateur parce que le personnage ne disait rien. Quant au tableau noir de la fin que brandit l’Orateur et sur lequel est inscrit le sibyllin « ANGEPAIN », Dautremay ne le fait pas apparaître, d’autant plus qu’il avait été supprimé dans la première mise en scène et qu’Ionesco lui-même reconnaissait que l’on pouvait s’en passer. L’essentiel pour Ionesco était que le metteur en scène se laisse « modeler par la pièce ».

Les Chaises sont aussi l’expression remarquable du mécanisme de prolifération, très présent dans le théâtre de Ionesco, comme dans Victimes du devoir, où Madeleine remplit la scène de tasses de café, ou encore dans Amédée ou comment s’en débarrasser, quand la mort croît dans la démesure. Ici, la Vieille apporte un nombre toujours plus grand de chaises pour y faire asseoir les invités invisibles.

Dans la plupart des mises en scène, les chaises apparaissent sur scène de derrière les nombreuses portes. Jean Dautremay pour sa part a imaginé de les faire descendre des cintres, solution quasiment imposée par l’espace restreint du Studio-Théâtre de la Comédie-Française où les comédiens ont répété. Cette contrainte donne ainsi naissance à un procédé créateur d’une grande poésie, d’autant plus que chaque chaise qui « tombe du ciel » est différente (en bois, en plastique, recouverte de velours, aux styles multiples…), et possède une réelle personnalité puisqu’elle est censée représenter un personnage. Clotilde de Bayser dit se sentir comme "la bergère d’un troupeau de chaises", au sein d’un vrai ballet, où elle doit les disposer de manière à pouvoir y circuler aisément. Ce désordre apparent est en fait un ordre très maîtrisé.


Les Chaises 3

Le choix de Jean Dautremay d’une géométrie verticale- à laquelle répond l’image implicite du phare- correspond bien au souhait de Ionesco qui écrit : «  Cette polarisation [verticale] prend tout son sens avec Les Chaises. Les Vieux, à force de volonté, luttent contre la pesanteur de l’âge et du temps. Ils veulent transmettre leur message malgré tout, pour barrer à la décrépitude et à la mort. Le message est le signe de leur survivance : il peut voler par les airs. Le phare devient un moyen pour tenter de conjurer la malédiction de l’âge. En vain, la pièce se termine par une chute de haut en bas, par un suicide des deux Vieux, incapables de soutenir leur rôle jusqu’au bout. » C’est bien ce que dit le Vieux : « […] j’ai voulu faire du sport… de l’alpinisme… on m’a tiré par les pieds pour me faire glisser… j’ai voulu monter les escaliers, on m’a pourri les marches… Je me suis effondré […] » (p. 73).

A un spectateur qui demande à Jean Dautremay si l’apparition de l’Orateur, en surélévation sur le mur sombre du fond, peut renvoyer à Dieu, le metteur en scène répond que la pensée de la pièce ne renvoie à aucune religion quelconque. Il est certain cependant que, pour Ionesco, qui était très mystique, c’est le personnage de l’Empereur qui représente un être supérieur, sans doute Dieu, mais un Dieu dont on ignore qui il est.

Par ailleurs, pour le spectateur, donner la réplique à des personnages invisibles apparaît comme une véritable gageure. A cela Clotilde de Bayser répond qu’effectivement, c’est « un drôle de truc » que de jouer avec des personnages imaginaires. La variété des chaises, que nous avons évoquée, lui permet cependant de les différencier et elle les voit comme les remords, les regrets ou les doubles du Vieux et de la Vieille. Qui sont en effet ces fantômes ? « Des paroles sans auteur, des présences sans personne, des êtres dans le néant », le Vieux et la Vieille n’ayant jamais eu d’amis. Selon Jean Dautremay,  ils doivent être considérés comme des objets linguistiques plus que comme des personnages réels : « Pourquoi ? Oui. Je. Bref. Bref… » (p. 49-50). Il en va de même pour l’Orateur, dont on attend la venue pendant toute la pièce, et qui apparaît sous la forme d’un masque noir dont on ne voit qu’une bouche blanche, ouverte sur des sons inarticulés.

Le but d’Ionesco n’était-il pas d’écrire une pièce sur le vide, une pièce sans personnages, à l'extrême limite du théâtre et où il n’y aurait eu que des chaises ? Et toujours dans Notes et Contre-Notes, l'auteur précise : « J’ai essayé d’extérioriser l’angoisse de mes personnages dans les objets, de visualiser l’action scénique, de donner des images concrètes de la frayeur ou du regret, du remords, de l’aliénation [… en ce sens] tout devient présence, tout devient personnage. »

Il raconte aussi avec humour la réception de la pièce lors d’une représentation à Lyon : « […] les soyeux Lyonnais étaient venus, fourrures, diamants… On annonce l’arrivée sur scène de la Dame, on regarde dans le programme : personne. Nous avions un ancien camarade de la troupe dans la salle qui était juste à côté d’une spectatrice qui faisait le plus de scandale. Puis on annonce l’arrivée du Colonel, dans le programme toujours rien, pas de nom d’acteur. Alors on s’est mis en colère, non pas à cause de la pièce mais parce que, ils l’ont dit, par souci d’économie et par mépris pour la province, on n’avait pas transporté à Lyon tous les comédiens de Paris. » Cette scène en dit long sur l’aspect novateur du théâtre de Ionesco !

Ainsi la mise en scène de Jean Dautremay, dont le plateau circulaire et tournant symbolise le bouleversement du monde, nous permet une relecture passionnante de cette pièce célèbre, plus délirante qu’absurde. En effet, Ionesco réfutait ce terme inventé par un critique et qu’il considérait comme une absurdité. Céline Martin, dans une analyse de la pièce, parle d’ailleurs d’un « théâtre fantasmagorique, fantasmé », situé « entre rêve et réalité ».

Anti-personnages, vieux époux touchants et dérisoires, rongés par l’incommunicabilité du langage, à la recherche du passé perdu, Le Vieux et la Vieille ouvrent à leurs invités invisibles la porte du néant.

« J’aurais pourtant

voulu tellement

finir nos os

sous une même peau

dans un même tombeau

de nos vieilles chairs

nourrir les mêmes vers

ensemble pourrir… »

 

Et cela même leur sera refusé !robin-clotilde.jpg

 

Sources :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Les _Chaises

http://webperso.mediom.qc.ca/~extrudex/articles/an-chaises2.html

Les Chaises suivi de L’impromptu de l’Alma, Ionesco, Folio n°401

 

Jeudi 07 janvier 2010

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11 décembre 2009 5 11 /12 /décembre /2009 18:37

 
On vient d’apprendre que Catherine Hiegel, Doyen de la Comédie-Française, et  comédienne depuis 1969 dans la Maison de Molière, vient d’en être évincée par le Comité directeur, qui décide des augmentations de salaires, des promotions, du changement de statut de pensionnaire en sociétaire et de la cessation des contrats. Composé de Claude Mathieu, Véronique Vella, Andrezej Zeweryn, Eric Génovèse, Florence Vialla et Alexandre Pavloff, ce comité a argué que la Grande Catherine ne serait pas un bon doyen, qu’elle négligerait trop la part « sociale » de sa fonction, qu’elle serait trop « clivante ». Et toujours comédien, ce sextuor lui aurait annoncé la nouvelle les larmes dans la voix !


« Qu’en  termes galants ces choses-là sont dites ! » En fait, il s’agirait sans doute de récupérer des « douzièmes », Catherine Hiegel étant une sociétaire à 12 douzièmes, de sacrifier à la mode du "jeunisme" et de mettre à l’écart une femme passionnée, au franc-parler. Certes, on fera remarquer qu’elle n’est pas « remerciée » mais qu’elle est proposée à l’honorariat.  Elle pourra toujours jouer au Français, si on le lui propose et si elle le souhaite, ou à l’extérieur. Elle pourra (et c’est encore heureux !) prétendre à des indemnités.

On ne peut que s’étonner devant l’arbitraire d’une telle décision, alors que Catherine Hiegel vient d’être encensée par la critique pour sa mise en scène novatrice de L’Avare avec Denis Podalydès, dont elle avait pressenti qu’il aurait l’énergie et la folie suffisantes pour jouer ce grand monomaniaque ; alors que par ailleurs aussi elle éclate sur scène dans Les Joyeuses Commères de Windsor, dans le rôle de Madame Pétule.

Comment la Comédie-Française pourra-t-elle se passer de cette immense comédienne qui apprit son métier avec tous les emplois de soubrettes qu’elle joua au début, quand elle connaissait par cœur les rôles de reines, Inès de Castro dans La Reine morte, ou La Reine dans Ruy Blas ? Emploi de soubrettes dont elle parle avec une grande pertinence dans son interview par Fabienne Pascaud (Télérama). Elle nous y explique que si, chez Molière, elles sont souvent des mères de substitution, chez Marivaux, elles deviennent plus complexes et plus perverses, préfigurant la révolte sociale de 1789. Goldoni leur donna leurs lettres de noblesse avec la Serva amorosa, une des plus belles interprétations de Catherine Hiegel dans la mise en scène de Jacques Lassalle. Quant aux Bonnes de Genet, ce ne sont plus des soubrettes : elles sont proches des sœurs Papin, ce sont des « destins » tragiques.

Cette décision comminatoire a  dû désabuser la comédienne qui, toujours dans la même interview, dit que les rapports sont moins violents à la Comédie-Française que dans le reste de la profession ! Lui refusant l’appellation que lui donnait Béatrice Dussane, «  la maison des Atrides », elle considère que Le Français a évolué dans le bon sens grâce, notamment, à Pierre Dux qui l’ouvrit aux auteurs contemporains, puis à Jean-Pierre Vincent, Antoine Vitez, Jacques Lassalle et Muriel Mayette (Les deux voix de cette dernière n'ont pu contrebalancer les cinq voix, plus l'abstention, qui ont décidé de l'éviction de Catherine Hiegel.)

Certes, elle reconnaît que le rôle de doyen n’est pas aisé et qu’elle est en train d’en faire l’apprentissage. Point de rencontre entre l’Administrateur et la troupe, le doyen doit s’efforcer d’être objectif, attitude qui ne lui est pas naturelle car elle est un être passionné, bien qu’elle reconnaisse qu’elle est beaucoup plus calme qu’elle ne l’a été. L’on sait que du temps de l’administration de Jean Le Poulain qu’elle n’appréciait pas, elle préféra s’absenter de la Maison de Molière et travailler trois ans au Théâtre de la Colline.

Pour cette pensionnaire puis sociétaire depuis le 1er janvier 1976, convaincue que le charme essentiel du Français tient au principe de l’alternance, qui permet de faire « reposer » le rôle pendant deux ou trois jours, mais surtout à l’existence de sa troupe, qui procure un enrichissement humain incomparable et permet d’avancer collectivement dans l’humilité et le travail, cette « fin de partie », décidée par six membres de cette même troupe, doit sembler cruelle et imméritée. La célèbre devise, "Simul et singulis", prend ainsi une résonance proche de l'ironie tragique.

Pour cette comédienne qui a tant apporté à cette maison depuis 1969, et qui affirme qu’un bon comédien c’est l’harmonie entre une technique, un aspect, une voix, une présence que certains acquièrent de suite (comme Jeanne Balibar ou Jacque Ruf dont elle discerna immédiatement le talent lors du concours d’entrée au Conservatoire et qu’elle fit rentrer au Français au bout de deux ans), il doit être douloureux  d’être ainsi mise à pied sans ménagements.

Enfin, à celle qui avoue à Fabienne Pascaud qu’elle ne désire qu’une seule chose, jouer, que travailler, c’est sa vie et qu’elle ne pourra jamais dire « je sais ! », on souhaite qu’elle demeure cette Mère Courage qu’elle interpréta dans la mise en scène de Lavelli en 1998-1999.

Vendredi 11 décembre 2009

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7 décembre 2009 1 07 /12 /décembre /2009 18:53

Le 25 novembre 2009, c'était le 50 ème anniversaire de la disparition du Prince de Hombourg et du Cid.
Dans le costume de Rodrigue, Gérard Philipe repose au cimetière de Ramatuelle, "près de la mer, pour qu'il soit à jamais le songe du sable et du soleil, hors des brouillards, et qu'il demeure éternellement la preuve de la jeunesse du monde. 
Et le passant, tant il fera beau sur sa tombe, dira : "Non, Perdican n'est pas mort ! " (Louis Aragon)



                                        Un prince en Avignon
                                                   (Texte : Jean-Michel Rivat, Musique : Jean-Pierre Bourtayre)
                                                                                            (Esther Ofarim)

                                       Il était un prince en Avignon
                             Sans royaume, sans château, ni donjon
                                 Là-bas tout au fond de la province
                                                  Il était un prince

                                             Et l'enfant que j'étais
                                   Cueillant pour lui bien des roses
                           En ce temps le bonheur était peu de chose

LePrince de hombourg


Il était un prince en Avignon
Sans royaume, sans château, ni donjon
Mais ses mots nous chantaient les campagnes
Des grands rois d'Espagne

Quand le soir descendait
On devenait spectateurs
Et la ville avec lui n'était plus qu'un coeur


Il nous emportait dans son empire
Nous attendrissait d'un sourire
Combien je rêvais, combien je l'aimais
Et puis vers ma ville je m'en retournais

 



le-cid--2.jpg




Il était un prince en Avignon
Sans royaume, sans château, ni donjon
Là-bas tout au fond de la province
Il était un prince


Lundi 07 décembre 2009

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6 décembre 2009 7 06 /12 /décembre /2009 19:11



Jeudi 12 novembre 2009, sur le plateau de La Grande Librairie, on parlait du Grand Siècle. François Busnel y était en compagnie d'historiens et d'universitaires : Patrick Dandrey (Quand Versailles était conté), Joël Cornette (LouisXIV), Christine Mongenot (pour la publication des Lettres de Madame de Maintenon), et Dominique Labbé (Dans Si deux et deux sont quatre, Molière n'a pas écrit Dom Juan, il pose la question de savoir si c'est Corneille qui a écrit les oeuvres de Molière). Denis Podalydès, sociétaire du Français (et auteur de Voix off, Traits et Portraits, Prix Fémina de l'Essai 2008), y évoquait le personnage de l'Avare qu'il joue actuellement à la Comédie-Française, dans une mise en scène de Catherine Hiegel. Il nous a ainsi donné l'occasion de redécouvrir un personnage de théâtre devenu un type.
Au roi qui demandait à Boileau à la fin de son règne : « Que restera-t-il de mon siècle ? », l’auteur des Caractères répondait : Molière, Sire ! » A l’occasion de la grande exposition qui se tient actuellement à Versailles sur le Roi Soleil, (Louis XIV, l’homme et le roi, jusqu’au 07 février 2010), force est de constater que le dramaturge est plus vivant que jamais.


LAvare1-en-noir.jpg


Denis Podalydès a éclairé pour nous le personnage de L’Avare. Cette pièce, qui a été jouée plus de 2 000 fois (2 538 en septembre 2009), est la plus représentée après Tartuffe ou l’Imposteur (3 115). Du temps de Molière, elle fut jouée en même temps que cette dernière et qu’Amphytrion mais ne connut guère le succès. C’est au XX° siècle que tous les grands acteurs ont interprété le rôle-titre : Jouvet, Serrault (dans la mise en scène de Roger Planchon), Michel Aumont, Michel Bouquet (qui l’a joué pendant vingt ans et qui, à 80 ans, repart en tournée), dans la mise en scène de Jean-Paul Roussillon.

L’acteur dit avoir bien observé le jeu de ses prédécesseurs pour en tirer un enseignement et modeler le rôle à son image. « J’aime savoir ce que les autres ont fait avant moi, j’ai une espèce de curiosité maladive, même pour des petits trucs, pour voir comment ils jouent telle ou telle réplique », explique-t-il dans une interview accordée à Etienne Sorin. Il a beaucoup regardé le DVD de la mise en scène avec Michel Aumont et il reconnaît que le jeu de Michel Serrault a été le terreau dans lequel il a pioché, lent et patient travail qui lui a permis d’ajouter sa touche personnelle au rôle. L’interprétation de Podalydès suscite des commentaires très élogieux. Selon P. L. Callixte, la troupe du Français est étonnante et propose une représentation quasi-parfaite. L’acteur a suivi les conseils de Michel Bouquet, son maître au Conservatoire, qui lui recommandait de « faire rire ».

Il existe en effet deux grandes traditions en ce qui concerne cette pièce. Goethe en faisait une œuvre sombre, et Bouquet et Aumont en ont réussi la synthèse dans une mise en scène de J. P. Roussillon, révolutionnaire et balzacienne, qui s’est jouée au Français de 1969 à 1989. Catherine Hiegel, qui a joué elle-même dans cette mise en scène, a, quant à elle, retenu la tradition comique. Elle a voulu monter une farce. « Pour Catherine, la comédie devait l’emporter et elle avait une idée très précise d’Harpagon : jeune, tonique, violent et joyeux. » Si le décor est clair, elle a voulu cependant faire de l’Avare un insecte en habit noir : « Harpagon est une araignée qui hante sa propre maison. » (Interview avec Etienne Sorin).

Il existe certes plusieurs registres.  Il est clair que les scènes avec Cléante le fils sont tragiques : « L’Avare est une figure du père tyrannique, castrateur, qui tient les cordons de la bourse, et contre lequel il faut se former, qu’il faut abattre. A l’opposé d’Harpagon, Cléante est un joueur qui dilapide l’argent. » Mais L’Avare est surtout une formidable machine comique. C’est d’ailleurs dans ce registre que Molière, placé près de la rampe,  interprétait le rôle au Théâtre du Petit-Bourbon.

Le personnage est bipolaire : c’est un terrien et un pragmatique à qui le jeu de Podalydès parvient à donner un côté aérien et léger. En lui s’associent la marotte, l’obsession, et la chimère. Toujours dans son interview par Etienne Sorin, Podalydès le décrit remarquablement : « Il est âgé mais l’avarice le tient juvénile, c’est sa source de jouvence. Il arrive presque à retenir le temps ! Les grands monomanes de Molière sont très beaux parce que, dans le fond, ils sont désintéressés. Curieusement, ils ne sont pas si antipathiques que ça parce qu’ils s’adonnent à une seule et unique passion qui les brûle et les dévore. »

L’acteur affirme que la prose vivante de L’Avare vaut tous les alexandrins. Il reconnaît que, lorsqu’il est fatigué, le rôle le dynamise. Molière a l’art inimitable d’aller à l’essentiel. Ainsi, les premières répliques du Misanthrope sont significatives de cette nécessité et de cette économie de la langue, propres au grand Jean-Baptiste. Elles sont à dire d’une traite, comme on lance des flèches.

Le comédien ajoute qu’autrefois, le verbe « déclamer » avait un sens noble. Aujourd’hui, il est devenu péjoratif et synonyme d’emphase. Il est cependant possible de déclamer naturellement, car la langue de Molière doit être nourrie et il importe que le verbe en soit soutenu. L’acteur se doit de lui insuffler une énergie afin que la phrase « se soutienne » pour le spectateur.

Quand Molière joue Harpagon en 1668, il est loin d’être un vieillard ; il est vrai cependant que le rôle a souvent été interprété par des comédiens plus âgés. Podalydès, qui a quarante-cinq ans, avait cette crainte de n’être pas assez vieux pour le rôle. Mais la convention théâtrale de la farce autorise des comédiens jeunes à interpréter des personnages plus avancés en âge. Il avoue que, pour le personnage d’Alceste, il craignait aussi de n’être pas à la hauteur du rôle. Ayant progressé dans son art, il sait maintenant que cela n’est pas un si gros obstacle. Cette angoisse l’a désormais quitté.

Podalydès évoque ensuite ce qu’il appelle le rire de connivence que l’acteur fait naître lors du monologue de la cassette. Il l’expérimente chaque fois qu’il se déplace dans la salle au milieu des spectateurs, en disant : « Tout me semble mon voleur. N’est-il point caché parmi vous ? » et qu’il brise ainsi « le quatrième mur » du théâtre. Et quand il dit : « Ils me regardent et se mettent à rire », il sait qu’il doit fixer précisément un spectateur. Si trois spectateurs se mettent à rire, « c’est sauvé » ! 
De plus, c’est bien à ce moment  que le public participe pleinement au passage du tragique au comique. « Je me meurs, je suis mort, je suis enterré », dit Harpagon, le visage peint tel un masque d’Arlequin noir, comme s’il avait mis la tête dans la terre. Il meurt et aussitôt le phénix renaît de ses cendres : « Est-ce qu’il n’y a pas quelqu’un qui veut me ressusciter en me rendant mon argent ? » Il retrouve alors le sens de la comédie et s’adonne à nouveau à la paranoïa. Le public rit et la pièce repart vers le cinquième acte quand il dit « Sortons ! » (Interview avec Etienne Sorin).

Podalydès ajoute que le rire global est celui qui vient du corps, celui qui crée le comique grotesque du corps. C’est ce rire qui permet la saisie du monde, dans la perspective de ce que disait Montaigne : « Toutes nos vacations sont farcesques. » Le rire devient alors le critère de la réussite.

Le comique de Molière saisit le monde sous l’angle de la déformation de la nature, une nature qui était alors synonyme de raison, notion que le siècle avait érigée en valeur suprême. Après avoir pointé les travers de la cour par le biais des gestes et des paroles, Molière en fait le procès en stigmatisant l’inconsistance des rituels qu’il tourne en dérision.

Si le rire est « multi-faces », il se fane pourtant très vite. Podalydès tient la gageure de faire rire le spectateur après Serrault et Bouquet, et cela est très rare.

A propos de la question de savoir si ce n’est pas Corneille qui aurait écrit les pièces de Molière, question soulevée pour la première fois par Pierre Louÿs en 1919, Dominique Labbé se fonde sur la statistique. Il a remarqué que les deux auteurs ont un vocabulaire très voisin, mais il est difficile d’en tirer des conclusions certaines.

Par ailleurs, comment concevoir que Louis XIV ait pu protéger un imposteur ? Pour Dandrey, tout cela relève d’une tendance à vouloir tout mathématiser et rationaliser.  Il espère fortement que jamais un écrivain ne pourra être identifié par la statistique. Podalydès, à qui on demande s’il est capable « à l’aveugle » de reconnaître le style de Corneille ou celui de Molière, répond que les deux écritures se ressemblent, les bases de l’éloquence de l’époque ayant été acquises par les auteurs chez les Jésuites. Cependant, il remarque chez Molière des effets significatifs de déséquilibre, lisibles par exemple dans la réplique de Mascarille disant : « J’importune, peut-être ? »

Pour le comédien, on reconnaît la « touche » de Molière, le dramaturge qui possédait tous les rires. La densité de son langage est remarquable, chez lui, le mot « est » la chose. Et quand Harpagon s’écrie : « Mon pauvre argent ! », Podalydès considère que cette réplique est belle comme un poème !

Certes, on ne dispose d’aucun manuscrit de la main de Molière, dont on ne connaît l’aventure théâtrale que par les registres de l’acteur La Grange. Cela n’a pourtant rien d’étonnant car, à l’époque, cela ne se faisait pas de montrer ses brouillons. « On ne reçoit pas les gens en robe de chambre » écrivait Guez de Balzac !

Si Molière a pu écrire avec une telle liberté, c’est grâce à Louis XIV, qui lui a donné toute latitude pour créer ses personnages. La censure n’entamera jamais la combativité de Molière, dont l’énergie phénoménale lui permit de relever tous les défis. Auteur, directeur de troupe, acteur, il écrivit ses plus grands chefs d’œuvre dans des périodes difficiles.

La querelle du Tartuffe ne modifia pas les bonnes relations que Molière entretenait avec le roi. On sait que la première version de Tartuffe en trois actes fut créée en 1664 pour Les Plaisirs de l’Ile enchantée, dans la perspective de la comédie-ballet et d’un art total, conception artistique que partageaient Louis XIV et le dramaturge. La pièce sera condamnée en 1668 mais le Grand Condé la fera jouer à Chantilly. Tartuffe sera même jouée de nouveau dans les appartements de l’austère Madame de Maintenon (surnommé aimablement « la crotte de souris » ou « la grande ripotée » !), alors qu’elle régnait sur le cœur du roi vieillissant. Ainsi, bien qu’il eût un jour qualifié Molière de « gentil baladin », jamais le soutien du Roi-Soleil ne  fit défaut au génial créateur d'Harpagon.

 

A voir :

Louis XIV, l’homme et le roi, Château de Versailles, jusqu’au 07 février 2010.

Fastes royaux, Collection des tapisseries de Louis XIV, Galerie des Gobelins, 75013 Paris, jusqu’au 07 février 2010.

 

A lire :

Catalogue de l’exposition, sous la direction de Nicolas Milovanovici et Alexandre Maral, Skira Flammarion.

Quand Versailles était conté, Patrick Dandrey, Editions Les Belles Lettres.

Louis XIV, Joël Cornette, Editions du Chêne.

Lettres de Madame de Maintenon, 1650-1689, Volume I, Christine Mongenot, Editions Honoré Champion.

Si deux et deux sont quatre, Molière n’a pas écrit Dom Juan, Dominique Labbé, Editions Max Milo.

Louis XIV, Jean-Christian Petitfils, Editions Perrin.

Les coulisses de Versailles, Pascal Bonafoux, Editions du Chêne.

L’Année des quatre Dauphins, Olivier Chaline, Flammarion.

Voix off, Traits et Portraits, Denis Podalydès, Le Mercure de France.


Dimanche 06 décembre 2009

 

 

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4 décembre 2009 5 04 /12 /décembre /2009 16:10

  Expo Ionesco

Jeudi 26 novembre 2009, la 5 proposait Un soir à la BNF, dans le cadre de l’Exposition consacrée à Ionesco jusqu’au 03 janvier 2010, hommage exceptionnel à l’auteur de La Cantatrice chauve qui aurait eu cent ans cette année. On y découvre l’écrivain et l’homme, celui qui répondait à la question : « Maître avez-vous des thèmes ? », en disant : « Non, des obsessions ! » L’exposition fait pénétrer le visiteur dans la fabrique d’une œuvre, en présentant des archives inédites, des notes, des manuscrits, des œuvres picturales, etc.

L’écrivain, qui entre en littérature dans les années 1950 avec La Cantatrice chauve, professe son credo : « L’esprit de sérieux est une catastrophe. » A l’époque où règnent en maîtres Sartre, Camus et le théâtre de boulevard, il crée au théâtre des Noctambules sa fameuse « anti-pièce » avec le jeune metteur en scène Nicolas Bataille. « Point de départ de la pièce, écrit [ce dernier] : un couple qui n’a plus rien à se dire après vingt années de mariage, un autre qui ne se reconnaît plus. » Jouée depuis plus de cinquante ans au théâtre de La Huchette, elle est le héraut du « rire supérieur » prôné par Ionesco.

Cette pièce fut une véritable bombe atomique contre le « vieux théâtre » et enthousiasma Queneau et Breton. Louis Malle raconte qu’il alla la voir plusieurs soirs de suite en 1953 et Robert Abirached se souvient que les spectateurs s’y affrontaient comme pour une nouvelle bataille d’Hernani. Si Thierry Maulnier, complètement hermétique, constate : « Il y a d’autres langues, qui ne sont pas étrangères et que je ne comprends pas mieux pour autant », Jacques Lemarchand reconnaît que « le théâtre d’Ionesco est assurément le plus étrange et le plus spontané que nous ait révélé notre après-guerre. »

Cet objet de scandale, contraire à toutes les règles du théâtre, est en fait une parodie du langage, un jeu sur les mots, ce que Ionesco a appelé une « tragédie du langage ». L’idée de la pièce est venue à Ionesco lorsqu’il a essayé d’apprendre l’anglais par le biais de la méthode Assimil. Surpris par la banalité des phrases d’exemples et par leur enchaînement sans rapport entre elles, il décide d’écrire une pièce absurde, intitulée L’anglais sans peine. C’est un lapsus lors d’une répétition qui va transformer le titre originel. L’acteur, qui interprétait le pompier, au lieu de parler dans sa tirade d’« une institutrice blonde » se trompe et parle d’« une cantatrice chauve ».La-cantatrice-chauve.jpg

Ionesco précise dans Notes et Contre-Notes que l’absurde est ainsi venu se surajouter à la simple copie du manuel d’apprentissage, devenant ainsi le moteur de la pièce, grâce à sa volonté de « grossir les ficelles de l’illusion théâtrale». « Les répliques du manuel se déréglèrent […], le langage s’était désarticulé […], le monde m’apparaissant dans une lumière insolite », explique-t-il. Selon le comédien Olivier Achad, jouer la pièce, par ailleurs extrêmement construite, procure un étonnement jubilatoire.

Les mises en scène successives, notamment celle de Jean-Luc Lagarce en 1992, ont mis en lumière les thèmes chers à Ionesco, la douleur de l’être humain, le mystère de la vie.  Lagarce y pousse à l’extrême le non-sens et l’absurde. Avec des personnages-marionnettes, une  dérision conduite à son paroxysme, l’emploi de couleurs acidulées et d’un décor banal, le metteur en scène dénonce le ridicule des bourgeois et leur conformisme.  Voici ce qu’il en dit : « La pièce été jouée en 1950, n’est-ce pas ? Et le succès à La Huchette date de 1957 je crois, l’année de ma naissance. Tout s’est passé avant ma naissance et pourtant c’est une pièce contemporaine ! Ionesco est allé très loin dans la voie de l’absurde, et il n’a pas vraiment eu de successeur, tout comme Beckett d’ailleurs. La Cantatrice est une chose rare. »

Dans Le Magazine littéraire d’octobre 2009, Marie-France Ionesco, la fille du dramaturge, explique ainsi le théâtre de son père : « Mon père en revient toujours à cette expérience dans l’enfance, du théâtre de Guignol au Luxembourg qui lui révéla « le monde à l’état pur ». Son but a été de retrouver l’essence et la magie même d’un théâtre, débarrassé de toute artificialité. Si Rhinocéros, révélateur d’une « réalité tordue » (selon Laurent Pelly, Directeur du Théâtre National de Toulouse), révèle son obsession de la liberté, sa haine des idéologies, sa conviction qu’il n’existe pas de bonne société, c’est bien Le roi se meurt qui l’occupa le plus longtemps. Dans l’exposition, en témoignent « la dizaine de boîtes d’où émergent des versions successives, jusqu’à la pochette renfermant le tapuscrit ». C’est Marie-France Ionesco, alors élève de seconde et qui vient d’étudier Les Oraisons funèbres de Bossuet (« Madame se meurt, Madame est morte »), qui suggère à son père le titre de la pièce. L’exposition révèle la genèse d'une oeuvre qui s’intitula d’abord Rois. On y découvre les brouillons dictés sur des cahiers d’écolier, les croquis, les didascalies. On y recense les « possibilités » de la pièce, les fiches blanches cartonnées sur lesquelles Ionesco notait pensées ou répliques, et les commentaires sur les répétitions : « On devient fou avec ces répétitions, une bonne tout est gagné, une mauvaise tout est perdu. »

Dans ce fonds Ionesco, on finit cependant toujours par retrouver le « vicomte ». A l’origine, c’est un sketch qui s’étoffe peu à peu pour prendre la forme de la pièce Jacques ou la Soumission. C’est « une des pièces de mon père les plus profondément autobiographiques, sur son histoire spirituelle, sur le fait qu’il se sente étranger à ce monde », explique Marie-France Ionesco. Après le cinéma, le dramaturge s’adonnera à la peinture, peignant même pour sa fille une crucifixion ensanglantée. Jusqu’à la fin, il sera hanté par « l’absence-présence de Dieu », ce dont témoigne une de ses ultimes lettres, à Jean-Paul II, dans laquelle il interroge le pape comme un petit garçon qui a peur.

 
Exposition.

Ionesco, BNF, site François Mitterrand, Paris 13°.

Du 06 octobre au 03 janvier 2010. Entrée libre.

 

Catalogue.

Ionesco, sous la direction de Noëlle Giret, Editions Gallimard/ BNF, 192 p., 200 illustrations, 45 euros.

 

Opéra.

Maximilien Kolbe, opéra de Dominique Probst, livret d’Eugène Ionesco.

 

Théâtre.

La Cantatrice chauve, mise en scène de Jean-Luc Lagarce de 1992, reprise au Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, du 02 au 21 novembre 2009.

 

DVD.

Le roi se meurt, Editions Montparnasse, captation d’une mise en scène de Jorge Lavelli à la Comédie-Française en 1977, avec François Chaumette, Michel Aumont, 15 euros.

 

Sur www.magazine-littéraire.com

En exclusivité, une visite en images dans l’appartement d’Eugène Ionesco.

Vendredi 04 décembre 2009.Bouquet 3


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3 décembre 2009 4 03 /12 /décembre /2009 19:21


hamlet.jpg
 

 

Le jeudi 19 novembre 2009, la Compagnie Les Sans-cou jouait La Tragédie d’Hamlet Prince de Danemark (1600-1601), salle Beaurepaire à Saumur, dans une adaptation d’une heure et demie d’Igor Mendjisky. Ce dernier explique qu’il a monté la pièce de manière à ce qu’elle puisse être jouée partout, dans n’importe quelle configuration, et que les acteurs soient à la fois sur le plateau et aux côtés des spectateurs, brisant ainsi « le quatrième mur » du théâtre.

Romain Cottard, qui interprète Hamlet, le fait avec une belle fougue et sa silhouette longiligne et élégante sied bien au rôle du prince comédien. Le reste de la distribution apparaît très inégal : Gertrude et Ophélie tirent particulièrement leur épingle du jeu au détriment des Polonius et autres Rozencrantz et Guildenstern, qui sont desservis par leur apparence de loubards de banlieue. Fanny Deblock, notamment, à la diction précise, propose une Ophélie sensible et irradiante

On reconnaîtra que le metteur en scène a été inventif, usant de la  poursuite avec un certain talent, notamment lorsque Hamlet parle avec Horatio, d’un étage à l’autre. Il a par ailleurs « modernisé » le texte, afin de le rendre plus accessible, mais ne perd-on pas ainsi la « chair » de cette langue magnifique, si riche en images ? D’autres trouvailles laissent rêveur : ainsi en est-il de la scène du duel entre Hamlet et Laërte, l’affrontement se faisant à travers des bassines d’eau et c’est au comédien qui laissera le plus longtemps la tête dans l’eau ! Que dire encore de la musique qui associe Shakespeare à Marilyn Manson et Eurythmics ? Sans doute ces remarques sont-elles celles de puristes d’arrière-garde puisque cette troupe a remporté le Grand Prix du Festival d’Anjou 2009 des jeunes compagnies !

Le plus grand reproche que l’on peut cependant faire à cette adaptation, c’est d’avoir empêché le comédien Romain Cottard de prononcer la question fameuse : « To be or not to be ? » Elle est en effet évincée, puisque l’acteur écrit la phrase à la craie sur le plateau.

Sans vouloir se focaliser sur ce passage qui a fait l’objet de toute une littérature critique, reconnaissons qu’il est dommage de ne pas avoir donné l’occasion à l’interprète de se la mettre en bouche, d’en balancer le rythme binaire, d’en savourer la dualité, de donner son approche de cette phrase, qui est la plus parfaite expression du dilemme entre action et inaction. Alors que la diction de cette alternative mythique consiste en l’un des exercices les plus répandus dans les cours de théâtre, on regrettera qu’on ait refusé à un jeune acteur, qui avait sûrement toutes les qualités pour nous en proposer l’ambiguïté, l’occasion de nous la faire entendre.


Jeudi 03 décembre 2009. 

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