Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
14 avril 2018 6 14 /04 /avril /2018 16:40

Un fil à la patte, mise en scène d'Anthony Magnier

La dernière fois que j’avais vu Un Fil à la patte de Georges Feydeau, c’était dans une mise en scène théâtrale télévisée de Francis Perrin. La pièce était jouée au théâtre des Variétés  le 18 avril 2005  par trente animateurs de France 2. Dans mes souvenirs, la mise en scène de ce vaudeville était très « classique », respectant la didascalie initiale pléthorique avec ses multiples détails spatiaux et ses accessoires bourgeois, vase, guéridon, canapé, console et tutti quanti. Aussi ai-je eu beaucoup de plaisir, mardi 10 avril 2018, à découvrir au Dôme de Saumur cette pièce à succès de Feydeau dans une mise en scène épurée et dépouillée de Anthony Magnier, interprétée par la Compagnie Viva.

Le metteur en scène a en effet choisi de faire jouer ses comédiens sur un plateau uniquement recouvert d’un grand carré blanc avec, en fond de scène un rideau blanc transparent derrière lequel on dîne, on se poursuit, on s’interpelle. Plus de portes qui claquent (les comédiens miment l’action et font le bruitage des sonneries), plus de surabondance de meubles chantournés, mais une série de méchantes chaises de métal et de bois. Celles-ci permettent aux comédiens qui ne jouent pas de s’asseoir côté cour ou côté jardin ; elles sont aussi utilisées comme sièges, accessoires de défense et objets malmenés par les comédiens dans les scènes de folie et de danse. Deux grands lustres à pendeloques s’abaissent pour les scènes plus intimistes. Ce choix d’un espace simplissime me semble particulièrement bien illustrer ce qu’écrit M. Corvin à propos de l’œuvre de Feydeau dans Lire la comédie : « Toutes les possibilités du dedans/dehors et du dehors du dedans, tous les clignotements d’espace sont exploités […] Bien des pièces ne sont que des jeux d’espace, de la théâtralité pure en ce sens que l’espace est la raison d’être de l’intrigue et de son évolution. » De l'antichambre au palier de l'appartement de Bois d'Enghien, où celui-ci se retrouve en caleçon, en passant par l'armoire du salon de la Baronne, dans laquelle il se cache, les lieux participent à plein de la dramaturgie.

Dans la pièce initiale, représentée pour la première fois à Paris, le 9 Janvier 1894 sur le théâtre du Palais-Royal, le nombre de personnages frôlait la vingtaine. Ici, pour cette intrigue qui traite d’infidélité Anthony Magnier n’en a retenu que onze, certains comédiens jouant deux rôles. Dans cette histoire qui appartient à la grande période (1892-1916) de Georges Feydeau, celle des pièces en trois actes, l’auteur de boulevard présente un couple bourgeois en situation de crise. Bois-D’Enghien (Stéphane Brel), bourgeois ruiné, veut faire un mariage d’intérêt et couper le fil embarrassant (Un fil à la patte) qui le retient à sa maîtresse Lucette Gautier (Pauline Paolini), une riche chanteuse du demi-monde. Il est sur le point d’épouser la fille d’une famille riche et prétendument noble, Viviane Duverger (Agathe Boudrières), la fille de la baronne Duverger (Solveig Maupu).

D’autres personnages gravitent autour de ce petit-bourgeois, tiraillé entre deux femmes. De Chenneviette (Xavier Clion), « le père de l’enfant de Madame » (Lucette Gautier), témoin complaisant des amours de son ex-maîtresse ; Fontanet, « qui ne sent pas bien bon » mais qui est un « bien brave garçon » ; le Général Irrigua (Anthony Magnier), « dʼun pays où tout le monde est général », à l’accent sud-américain improbable ; Bouzin (Mikaël Taïeb), le plumitif qui écrit des chansons dont tout le monde se gausse : « Moi, jʼ'piquʼ des épingʼ Dans les pʼlotʼ des femmʼs que j'distingʼ. » Il y a encore Firmine, la bonne (Agathe Boudrières) et Miss Betting qui prête la dernière main à la robe de Viviane (Xavier Clion).  Je n’aurais garde d’oublier Marceline, l’esseulée (Marie Le Cam) : « Qu'est-ce que vous voulez, je n'ai jamais été mariée, moi ! Vous comprenez, la sœur dʼune chanteuse de café-concert !… Est-ce qu'on épouse la sœur dʼ'une chanteuse de café-concert ?… » 

C’est cette comédienne qui ouvrira le spectacle du haut du premier balcon en interpellant les comédiens déjà présent sur scène avant que ne débute la pièce. Elle expliquera à ses partenaires pourquoi elle est en retard : ne s’est-elle pas retrouvée seule sur la terrasse du théâtre, sans possibilité d’en redescendre ? Heureusement qu’on est venu lui ouvrir la porte ! Elle dira encore qu’elle n’a pas eu son petit en-cas et qu’elle aimerait bien avoir sa part de galipettes ou de fouées, produits saumurois locaux. C’est ainsi qu’on la verra solliciter de quoi manger et certains spectateurs tireront de leur sac, qui des Tic-Tac, qui des pastilles, qui un saucisson. Avec un bagout inénarrable, elle aura préparé le public à la verve de Feydeau.

Les comédiens en effet s’en donnent à cœur joie pour restituer les dialogues inventifs et extravagants de Feydeau, qui donnent parfois le vertige. En témoigne par exemple ce dialogue : « BOIS-DʼENGHIEN, à Viviane : Eh bien ! Moi, au moins, en mʼépousant, vous pouvez vous dire que cʼest moralement comme si vous épousiez… Jeanne dʼArc. VIVIANE, le regardant : Jeanne dʼArc ? BOIS-DʼENGHIEN : Tout sexe à part, bien entendu ! VIVIANE : Pourquoi Jeanne dʼArc ? Vous avez sauvé la France ? BOIS-DʼENGHIEN : Non ! Je nʼai pas eu lʼoccasion ! Mais tel jʼarrive à la fin de ma vie de garçon, et avec lʼâme aussi pure… que Jeanne dʼArc à la fin de sa vie dʼhéroïsme, quand elle comparut au tribunal de cet affreux Cauchon ! LA BARONNE, sévèrement : Fernand ! Ces expressions dans votre bouche ! BOIS-DʼENGHIEN : Eh bien ! Comment voulez-vous que je dise ?… Il sʼappelle Cauchon, je ne peux pas lʼappeler Arthur !… » Les récents travaux critiques sur Feydeau ont d’ailleurs montré les liens qui le rattachent aux surréalistes et à l’absurde. Quant à Gidel (Le Théâtre de Georges Feydeau), il souligne que les répliques spirituelles « paraissent […] jaillir de la situation » et ne résultent nullement d’une volonté de faire des « mots d’auteur ».

Gags et jeux verbaux se succèdent ainsi à un rythme fou, provoquant le rire du public. Et c’est bien sûr le dessin du metteur en scène : « L’intention est simple, pure, directe : rire et faire rire. » Dans sa « Note d’intention », il précise que l’ « horlogerie comique [de Feydeau] ne tient que si les comédiens y mettent une totale sincérité et un intense engagement émotionnel ». Il semble bien que la troupe réussisse ce pari en s’investissant totalement et physiquement dans chacun des rôles. Je pense particulièrement à Stéphane Brel qui interprète Bois d’Enghien avec une fougue et un emportement remarquables, sans s’économiser jamais. A la fin du deuxième acte notamment, alors que Bois d’Enghien vient d’être surpris avec Lucette dans une situation dénudée et plus que compromettante, les deux comédiens se lancent dans une danse endiablée, proche de la transe, témoignant ainsi de la folie burlesque de l’intrigue. L’extrême jeunesse des membres de la troupe favorise sans doute cette dépense et cette générosité physiques impressionnantes.

Bois d'Enghien (Stéphane Brel) et Lucette Gautier (Pauline Paolini)

La gestuelle (très présente dans les didascalies de l’auteur) accompagne et soutient donc le comique verbal. Sa surabondance se place dans la dynamique et la tradition des textes anciens : coups, personnages devenus girouettes, mouvements mécaniques, querelles, poursuites. Dans cette perspective, on retiendra encore la gestuelle inénarrable de Mikaël Taïeb, l’interprète de Bouzin : ses mouvements saccadés, ses mimiques improbables renvoient à ce qu’écrit Bergson dans Le Rire (1940) : « Nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose. » Tant il est vrai que la dépersonnalisation des êtres est l’un des éléments qui provoque immanquablement le rire.

 

Cependant, Georges Feydeau refusait l’idée que, comme dans nombre de vaudevilles, ses personnages soient des fantoches : « Je remarquai que les vaudevilles étaient invariablement brodés sur des trames désuètes avec des personnages conventionnels, ridicules et faux, des fantoches. Or je pensais que chacun de nous dans la vie passe par des situations vaudevillesques, sans toutefois qu’à ces jeux nous perdions notre personnalité intéressante. En fallait-il davantage ? Je me mis aussitôt à chercher mes personnages dans la réalité, bien vivants, et leur conservant leur caractère propre. » Poursuivant dans cette voie, Frédéric Bélier-Garcia fait des remarques intéressantes sur la mécanique et la logique imperturbables des personnages de Feydeau  qu’il appelle « l’idiotie », c’est-à-dire, finalement, l’« humanité » des personnages : « Mais, quand chez nous, dans la vie sociale, cette idiotie première (comme il y a des matières premières) est refoulée dans les plis de la prudence, de la maîtrise, au plus caverneux de nous-même, elle avance chez Feydeau toutes voiles dehors. » D’une certaine manière on peut dire que les personnages de Feydeau, entre conformisme, ridicule et folie, vont jusqu’au bout d’eux-mêmes, présentant par là même un tableau plutôt amer et grinçant de la société !

Il va sans dire que ce spectacle m’a beaucoup plu. Avec cette mise en scène virevoltante et rythmée, qui allie les lumières judicieuses de Marc-Augustin Viguier aux élégants costumes gris et rouges (mi-XIX° mi-XX° siècles) de Mélisande de Serres, la Compagnie Viva réinvente avec fougue et enthousiasme le vaudeville en lui apportant une modernité bienvenue et un sacré "coup de jeune".

 Bois d'Enghien (Stéphane Brel), Lucette Gautier (Pauline Paolini)

Marceline (Marie Le Cam)

Sources :

feydeau et la farce: feu la mère de madame, l'éternel ... - Dialnet

https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/69079.pdf

Le texte de la pièce : http://libretheatre.fr/wp-content/uploads/2016/01/un_fil_a_la_patte_feydeau_LT.pdf

Photos : le site de la Compagnie Viva : https://www.compagnie-viva.fr/lefilalapatte

Programme du Dôme

Lien vers mon billet sur Andromaque, mis en scène par la Compagnie Viva :

 http://ex-libris.over-blog.com/2017/03/un-tenebroso-racinien-andromaque-a-saumur-par-la-compagnie-viva.html

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
27 décembre 2017 3 27 /12 /décembre /2017 11:20

Pierre Arditi et Daniel Russo dans L'être ou pas (Crédit photos D. R)

Jeudi 14 décembre 2017, au Dôme, à Saumur, on s’interrogeait sur la question juive. Non pas gravement ni pédagogiquement mais sur le ton de l’humour et de la comédie. Daniel Russo et Pierre Arditi y interprétaient avec brio et volubilité les deux personnages de la courte pièce de Jean-Claude Grumberg, L’être ou pas, mise en scène par Charles Tordjman. Celle-ci était parue en 2013 sous le titre En finir avec la question juive. En raison des violents événements de janvier 2015, elle avait été rebaptisée d’une manière plus elliptique. Jean-Claude Grumberg s’en explique ainsi : « La direction du théâtre a eu peur que les gens prennent ça au premier degré. J’ai tenu jusqu’au début janvier, et puis les événements ont fait que j’ai capitulé. Je ne sais toujours pas ce qui m’a poussé à l’écrire. Les gens à qui je la faisais lire me disaient qu’ils se sentaient comme allégés. Je recherchais sans doute moi-même, inconsciemment, à m’ôter un poids. Celui de l’antisémitisme et de la « question juive », deux sujets posés sur ma table depuis ma naissance. » On sait en effet que toute son œuvre est irriguée par la disparition dans l’horreur de la Shoah de son père et de ses grands-parents raflés devant lui en 1942.

Pierre Arditi explique qu’ « avec cette pièce, Grumberg enterre ses morts comme il en a envie, c’est-à-dire en riant ». Déjà, dans Maman revient pauvre orphelin, pièce que nous avions montée au lycée avec mes élèves, il nous proposait d'entendre son appel pour que le théâtre soit le lieu où les morts et les vivants aient une chance de se rencontrer.

En neuf impromptus pleins de verve et d’ironie tragique, le dramaturge pose donc ici la question de l’identité juive. Dans un escalier en colimaçon tout en blancheur, l’auteur de L’Atelier (sa pièce la plus connue) met en scène deux voisins – celui du dessous (Daniel Russo) – et celui du dessus – (Pierre Arditi) qui se rencontrent et discutent de ce sujet complexe. Le premier, une sorte de Candide au franc parler, dont la femme (originaire de Quimper !) a appris sur Internet que le second (dont la femme est de Bordeaux !) est juif, lui pose à brûle-pourpoint la question suivante : « Je suis votre voisin. Vous me remettez ? Vous avez une seconde ? Vous êtes juif ? C’est quoi au juste ? » Son interlocuteur, un « juif athée », va s’efforcer tout au long de la pièce de démonter ses préjugés et ses idées toutes faites, jusqu'au coup de théâtre final.

Pierre Arditi a expliqué que « l’avantage de cette pièce, c’est qu’elle éclaire le tunnel ». Le tunnel de la question juive, avec son cortège d’a priori et de poncifs. Jean-Claude Grumberg l’a bien précisé : « Afin d’être aussi complet que possible, je signale à ceux que la question continuerait à tarauder qu’un prof émérite d’Harvard a répertorié à ce jour 8612  façons de se dire juif. Ne se reconnaissant dans aucune, il a déclaré à la presse qu’il poursuivait ses recherches. Je m’associe modestement mais de tout cœur à ses recherches. » Et le dramaturge juif qu’il est (« Ecrivain juif et français ou français et juif ») le fait à sa manière avec une comédie et non un plaidoyer politique ou un pensum, au ton caustique mais jamais méchant. Pierre Arditi l’affirme ; selon lui on peut parler des juifs et rire. Certes, « cela dépend de l’interlocuteur et à partir du moment où le rire est animé de bonnes intentions ». Et Daniel Russo de renchérir : « La pièce nous ramène au cinéma italien de la grande époque où l’on parlait d’une société terrifiante et où l’on faisait rire avec ça. » Et Grumberg de se réjouir « d’avoir réussi à faire rire avec un tel sujet ».

Pierre Arditi le comédien apparaît ici comme le porte-parole de l’auteur et il y a tout à parier que lui-même se reconnaît dans les paroles du personnage, en lutte contre le confusionnisme et le sectarisme ambiants. A son interlocuteur qui lui reproche d’être un mauvais juif parce qu’il ne mange pas de porc, il rétorque : - « Ecoutez, je suis juif, juif, je suis né juif, je mourrai juif, je n’ai aucun effort à fournir pour le devenir ou le rester, vous comprenez ? » - « Oui, mais ma femme… » - « Je suis juif comme je veux l’être et non pas comme votre femme veut que je le sois ou son rabbin. Juif des pieds à la tête, heureux et fier de l’être ! » L'homme Pierre Arditi exprime les mêmes convictions à sa manière : « Je ne pourrais pas mieux dire que Grumberg, je dirais exactement la même chose. Je suis un juif athée, totalement et fermement athée et en même temps je suis juif mais je ne pratique pas. Je mange de tout, j’aime la cochonnaille, la charcutaille. Le shabbat, je ne sais pas ce que c’est et je n’ai rien contre ceux qui respectent et qui pratiquent. C’est ce que ça dit : on est juif comme on veut ! » Une identité revendiquée et affirmée, mais dans la plus complète liberté !

Crédit Photos, Culture Box

On croyait en avoir fini avec l’antisémitisme et voilà que de nouveau les juifs doivent se justifier et donner des gages. Grumberg s’en étonne : « Ma génération croyait que l’athéisme allait vaincre, on ne pouvait pas imaginer ce retour de l’obsession religieuse. » La pièce porte non pas sur les questions que les juifs se posent mais sur celles que les autres se posent sur eux. Dans Le Journal du Dimanche, Pierre Arditi le précise : « Le racisme antijuif remonte à la surface depuis un bon moment. Que doit-on faire ? Expliquer, je crois, comme avec cette farce philosophique qui a la bonne idée de ne pas aborder les questions que se posent les juifs, mais celles que se posent ceux qui ne le sont pas. » Et de poursuivre : « Grumberg a cette grande vertu de distiller une forme de légèreté, pour parler de choses qui pèsent sur nos nuques depuis des décennies pour ne pas dire des millénaires. Mieux vaut sourire de l’abomination plutôt que d’être abominé justement. » Le rire comme un remède au désespoir.

Dans cette courte pièce brillante et drôle, on évoque sans distinction le rapport des juifs à l’argent, la création de l’Etat juif, la question palestinienne. On y discute sans ambages de sexe, de circoncision et de nourriture casher. On y revisite avec l'humour des histoires juives l’Ancien Testament et l’épisode des Dix commandements, lorsque Dieu plia le ciel pour les déposer sur le Mont Sinaï ! On y redécouvre l’histoire d’Agar et de Sara, mères d’Ismaël et d'Isaac… tout en évoquant de manière plus prosaïque la non-conformité des boîtes à lettres de l’escalier.

Les dialogues incisifs et drôles font mouche. Ainsi quand Arditi définit ce qu’est un juif : « Est juif qui ne nie pas qu’il l’est quand il l’est. » Ou quand Daniel Russo s’étonne de ce que lui dit son interlocuteur : - « Je ne comprends pas un mot de ce que vous racontez. » - « Je parle français pourtant. » - « Pour moi, c’est du grec. » - « Tant que ce n’est pas de l’hébreu ! » Les réparties fusent : « Avant [de régler la question juive] », explique le voisin du dessus, « je veux d’abord vaincre le chômage en France, régler les problèmes sociaux et économiques en Europe, tout en liquidant la dette et la pollution. Après, promis, dans la foulée, je m’occupe du Moyen Orient, pas seulement d’Israël et de Palestiniens, mais de la Syrie, du Liban, et après, s’il me reste un peu de temps, je m’attaque à l’Afrique ! » Ou bien quand la femme du voisin du dessous assène : « Un mauvais juif est pire qu’un anti-juif ! » Ou encore lorsque lui-même réclame la restitution des territoires palestiniens et que l’autre répond : « Les rendre, ok ! Mais à qui ? »

Dans cet affrontement verbal comico-philosophique, les deux comédiens rivalisent de bons mots sans que jamais l’un ne l’emporte sur l’autre. On voit qu’ils jouent la pièce depuis longtemps ensemble et l’osmose entre eux est complète. Dans ce rôle de l’intello-bobo, on retrouve ici le Pierre Arditi que l’on connaît par cœur avec sa diction si particulière, ses ruptures de rythme, ses tics de comédien et son incroyable aisance sur scène. Manifestant pourtant peut-être une certaine fatigue au milieu de la pièce, avec un trou de mémoire, surprenant de sa part, mais qu’on pardonnera à l’immense comédien qu’il est. Quant à Daniel Russo, « remarquable d’expressivité », il incarne avec un naturel confondant le beauf du rez-de-chaussée, dont l’évolution en étonnera plus d’un à la fin de la pièce.

Ainsi que le dit Arditi lui-même, « en ces temps difficiles où le second degré peut être si mal interprété, si mal toléré, il s’agit peut-être de résistance. Une résistance culturelle face à l’ignorance et à la bêtise. » Selon lui, dans un monde où l’on est en train de mourir parce que les gens ne se parlent plus, la pièce propose un discours de paix et de tolérance. « Quand on connaît l’autre, on l’approche, on parle avec lui, on tente de le comprendre, la route s’éclaire et on peut se tolérer, s’aimer et vivre ensemble. » Des paroles à méditer pour éviter le retour à l'obscurantisme !

Crédit Photos V. B

Sources :

« L’être ou pas, un théâtre de salubrité publique à Paris », Didier Méreuze, La Croix

Théâtre du blog, L’être ou pas

« Jean-Claude Grumberg, Son coup de théâtre à l’antisémitisme », Alain Spira, Paris-Match

Interview de Pierre Arditi sur France 3 Week-end, 22/02/2015 et sur Entrée libre

 

 

 

Partager cet article
Repost0
26 novembre 2017 7 26 /11 /novembre /2017 16:50

 

Jeudi 23 novembre 2017, à l’issue de la représentation d’Edmond, d’Alexis Michalik, au Dôme, on aurait pu se croire le 27 décembre 1897, au théâtre de la Porte Saint-Martin, à la triomphale première de Cyrano de Bergerac, qui connut plus de quarante rappels. La salle saumuroise à l’italienne était debout pour applaudir à tout rompre cette pièce qui raconte avec fantaisie et brio la genèse du chef d’œuvre d’Edmond Rostand. Créée en 2016 au Théâtre du Palais-Royal, Edmond, qui connaît un grand succès couronné par cinq Molières en 2017, est actuellement en tournée, car la distribution en est double.

C’est donc une mise en abyme réussie pour Alexis Michalik, ce jeune dramaturge de 35 ans qui n’aime rien tant que prendre un classique et le revisiter. « Ca parle d’un mec qui est en train d’écrire Cyrano de Bergerac », explique-t-il, tout en reconnaissant que « tout le challenge était de mettre Cyrano dans Edmond. Comment intégrer l’esprit et l’émotion qu’on ressent en voyant Cyrano dans sa propre écriture ? » Pour ce faire, l’auteur et metteur en scène s’est beaucoup documenté. Il s’est plongé dans toutes les biographies de Rostand, dont celle de son épouse, la poétesse Rosemonde Gérard, recherchant des informations sur le théâtre de l’époque, les pièces qui se jouaient, les usages, les traditions, la durée des spectacles, les cachets des comédiens, tous éléments qui ont nourri son imagination. Il précise cependant  que « son but n’a pas été de faire une biographie d’Edmond Rostand, tout comme le but de Rostand n’était pas d’écrire une biographie de Cyrano de Bergerac ». Depuis 2013, de ce sujet il avait d’abord pensé faire un film qu’il a cherché à monter sans succès. C’est après avoir vu l’adaptation théâtrale du film Shakespeare in love (dont le sujet est aussi un auteur en panne d’inspiration), qu’il s’est dit qu’Edmond  avait sa juste place sur une scène de théâtre.

Le metteur en scène a particulièrement bien restitué l’atmosphère de cette époque « fin de siècle », juste avant que ne commence l’ère du cinématographe. On y évoque l’affaire Dreyfus, Georges Feydeau (Nicolas Lumbreras) et Courteline (Régis Vallée) s’y gaussent des insuccès d’Edmond Rostand (Guillaume Sentou), on y entend le Boléro (un brin anachronique !) de Ravel (Nicolas Lumbreras), on découvre les premières images de Méliès (Nicolas Lumbreras) et Antoine Lumière (Christian Mulot), on devise avec un Tchékhov anémique dans la maison close « Aux belles poules », on y voit Jules Clarétie (Christian Mulot), administrateur de la Comédie-Française, renvoyer le grand comédien Constant Coquelin de la Maison de Molière… Tout le petit monde interlope familier des théâtres s’y agite : le régisseur, le costumier (Pierre Bénézit), le vieux critique (Christian Mulot), la vieille actrice (Valérie Vogt), les deux producteurs corses Marcel et Ange Floury (Pierre Bénézit et Christian Mulot) qui se disputent la paternité du fils de la comédienne Maria Legault l’interprète de Roxane (Christine Bonnard), son habilleuse Jeanne (Stéphanie Caillol) qui est aussi la muse d’Edmond Rostand.

Les douze comédiens se partageant une trentaine de rôles, chacun campe avec énergie la silhouette de son personnage : les deux producteurs, dans un numéro de vieux mafieux corses, exigent des conditions drastiques pour la pièce, renâclant sur les décors et les costumes et imposant leur ancienne maîtresse Maria Legault. Ils iront jusqu’à oser un numéro de polyphonie corse !  Le régisseur à casquette ne se résout pas à appeler Coquelin par son prénom alors qu’il le connaît depuis longtemps ; dans les cafés, on sent monter un racisme et un antisémitisme battus en brèche par la faconde d'un patron noir, Monsieur Honoré (Jean-Michel Martial). Quant à l’épouse d’Edmond Rostand, Rosemonde Gérard (Anna Mihalcea), on la voit se débattre entre soucis d’argent et crises de jalousie. Les scènes de rue à la lueur d’un réverbère ont un charme suranné, avec le vendeur de bijoux, l’homme-sandwich, tous les personnages du petit peuple de Paris. Edmond ne va-t-il pas aussi jusqu’à prendre un train brinquebalant jusqu’à Issoudun afin de récupérer son comédien Léonidas Volny (Kevin Garnichat) l’interprète de Christian de Neuvillette, parti retrouver son amoureuse dans un hôtel de province ?

Alexis Michalik situe l’intrigue de la pièce au moment où Edmond Rostand, vaguement dépressif, a vingt-neuf ans et doute de sa vocation d’écrivain. Il vient de connaître un demi-succès avec La Princesse lointaine, interprétée par Sarah Bernhardt (Valérie Vogt) et son inspiration est en panne. Encouragé par Coquelin l’aîné, adulé du public, et par la célèbre tragédienne, il se lance dans l’écriture d’une nouvelle pièce qui, au départ ne doit comporter que trois actes et finira par en compter cinq. La genèse dura d’avril 1896 à janvier 1897, au grand dam de Rosemonde Gérard, toujours inquiète pour les finances du foyer mais affichant une foi aveugle en son écrivain d’époux. La mise en scène, tout en vivacité, joue beaucoup sur les allées et venues de Rostand entre sa table de travail et le lit conjugal.

Edmond est ici interprété par Guillaume Sentou, un comédien plein d’énergie qui arbore une fine moustache à la Dali. Alexis Michalik lui avait dit : « J’ai besoin d’un petit nerveux qui parle vite ! » Molière de la révélation masculine 2017, il donne à voir un Rostand, rongé par le doute, souvent dépassé par les événements mais bien décidé à venir à bout de la tâche qu’il s’est imposée. Et d’implorer le pardon de son ami Coquelin pour lui avoir donné « une pièce aussi inepte, aussi mal écrite », ce à quoi Coquelin rétorque : « Vous êtes fou mon jeune ami. C’est un chef d’œuvre que vous m’avez confié ! »

C’est toute l’habileté de Michalik d’intercaler dans la pièce des scènes où l’on découvre comment naît l’inspiration du poète et des scènes de la comédie héroïque de Rostand. Ce faisant le jeune auteur demeure sans doute fidèle à la réalité puisque Max Favalelli raconte dans Le Roman vrai de la IIIe République, Prélude à la Belle Epoque, que c’est aux eaux de Luchon, lors d’une rencontre avec un jeune homme mélancolique (qui aimait une jeune fille et ne savait lui parler) que le dramaturge se dit : « On pourrait en faire une comédie ». De la même manière, la scène du balcon sera inspirée à Edmond par la demande de Léonidas Volny, amoureux de Jeanne la jeune habilleuse, dont l’amour fait de lui un amoureux transi et muet. Et le dialogue des nez naîtra à la faveur d’une rencontre avec Monsieur Honoré, qui a été traité de nègre !

La mise en scène fourmille d’inventivité et de fantaisie, et l’action réglée au cordeau se déroule sans aucun temps mort. Les portes claquent, les changements se font à vue grâce à la célérité des comédiens et il se passe tout le temps quelque chose à quelque endroit du plateau. A la fin de la pièce, j’ai particulièrement apprécié l’utilisation de la scène divisée en deux pour représenter et la scène du Théâtre de la Porte Saint-Martin et ses coulisses et en même temps la scène du théâtre de la Renaissance où Sarah Bernhardt, l’admiratrice éperdue de Rostand, joue « au galop de chasse » Les Mauvais Bergers de Mirbeau afin d’être présente au cinquième acte de Cyrano !

Il y a encore de jolies inventions comme cette idée de faire remplacer au pied levé Maria Legault, menacée d’aphonie et tombée dans une trappe ( !), par Jeanne l’habilleuse, groupie de Rostand, qui connaît le rôle par cœur. Une belle manière d’exprimer l’amour du théâtre ! Et de choisir plus tardivement d’inventer le rôle du pâtissier Ragueneau et de le confier à Jean Coquelin fils (Régis Vallée). N’est-il pas très mauvais dans l’emploi du comte de Guiche parce que « c’est un méchant » ?

Et puis, de temps à autre, une phrase résonne particulièrement aux oreilles du public. Ainsi quand un personnage s’étonne que le producteur veuille absolument faire jouer sa maîtresse ou quand Jeanne rétorque à Léonidas Volny, son « Léo superbe et généreux » que le désir de la femme existe et qu’il faut savoir l’écouter !

L’émotion est bien palpable encore lors de la mort de Cyrano, superbement interprétée par Pierre Forest. Après Daniel Sorano, Michel Vuillermoz ou Depardieu, il n’est pas facile d’exister dans le rôle de cet archétype du héros romantique, grotesque et sublime à la fois, et le comédien ne démérite point. Dans le célèbre costume du personnage, il nous propose un Cyrano haut en couleurs, à « la voix d’airain », à la rondeur bonhomme mais à la mélancolie secrète, fidèle me semble-t-il au Coquelin réel. On sait que ce rôle assura à ce dernier la gloire et que Rostand lui dédia sa pièce, en écrivant « C'est à l'âme de Cyrano que je voulais dédier ce poème. Mais puisqu'elle a passé en vous, Coquelin, c'est à vous que je le dédie. »

Enfin, quel plaisir d’entendre le texte de la pièce de Rostand : ses morceaux de bravoure (« Ce sont les cadets de Gascogne/ De Carbon de Castel-Jaloux ; Bretteurs et menteurs sans vergogne,/ Ce sont les cadets de Gascogne !... »), ses tirades brillantes («  Et que faudrait-il faire ?/ Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,/ Et comme une lierre obscur qui circonvient un tronc/ Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,/ Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?/ Non merci !... ») ; ses dialogues subtils entre Cyrano et Roxane (CYRANO – Que l’instant entre tous les instants soit béni/ Où, cessant d’oublier qu’humblement je respire/ Vous venez jusqu’ici pour me dire… me dire ? ROXANE – Mais tout d’abord merci, car ce drôle, ce fat/ Qu’au brave jeu d’épée, hier, vous avez fait mat,/ C’est lui qu’un grand seigneur… épris de moi… CYRANO – De Guiche ? ROXANE – Cherchait à m’imposer… comme mari… CYRANO – Postiche ?... » Et je me suis souvenu avec émotion de mon grand-père qui connaissait par coeur cette pièce !

Avec cette comédie au rythme enlevé, dans laquelle les comédiens expriment avec une belle énergie l’esprit de troupe qui les anime, c’est un théâtre populaire et intelligent qui nous est proposé par Alexis Michalik. Celui-ci parle d’ailleurs d’un « théâtre de l’humilité » dans lequel « tous les acteurs ont une partition d’égale importance ».  Et j’aimerais achever ce billet avec le terme de « panache » qui clôt la pièce dans la dernière réplique du héros. Ce mot qu’Edmond Rostand a défini lui-même dans son discours de réception à l’Académie française, expliquant entre autres que  « c’est quelque chose de voltigeant, d’excessif – et d’un peu frisé […] », adjectifs qui me semblent particulièrement adaptés à l’atmosphère d’Edmond

 

Vidéo : Constant Coquelin dans Cyrano de Bergerac en 1900 :

http://<iframe src="//commons.wikimedia.org/wiki/File:Cyrano_de_Bergerac_(1900).webm?embedplayer=yes" width="640" height="360" frameborder="0" webkitAllowFullScreen mozallowfullscreen allowFullScreen></iframe>

Crédit Photos : Alejandro Guerrero

Sources :

Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Texte intégral et Les clés de l'oeuvre, Classiques Pocket, 6007

http://www.lefigaro.fr/culture/2017/01/02/03004-20170102ARTFIG00111-alexis-michalik-a-la-fin-de-l-envoi-il-touche.php

https://www.sortiraparis.com/scenes/theatre/articles/124899-alexis-michalik-interview-d-un-conteur-d-histoire

 

http://ex-libris.over-blog.com/article-le-defi-de-la-semaine-n-76-pauvre-cyrano-100998517.html

 

Partager cet article
Repost0
18 novembre 2017 6 18 /11 /novembre /2017 18:09

Mercredi 27 septembre 2017, j’avais regardé la rediffusion du film d’Edouard Molinaro, Le Souper (1992), avec Claude Rich (Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord), Claude Brasseur (Joseph Fouché) et Ticky Holgado (le valet Jacques Massoulier). Comme beaucoup, j’avais été séduite par le jeu brillantissime des comédiens mettant en valeur des dialogues ciselés, des réparties cinglantes, tout un art si français de la conversation. Ce long métrage est l’adaptation de la pièce de théâtre éponyme en un acte écrite par Jean-Claude Brisville, écrivain et dramaturge de pièces hantées par l’Histoire, qui fut un ami de Camus. Créée le 20 septembre 1989 au Théâtre Montparnasse, dans une mise en scène de Jean-Pierre Miquel, avec les deux principaux comédiens, la pièce fut jouée plus de 600 fois pendant trois ans et connut un succès phénoménal. Quelques mois après la mort de l’auteur, en 2015, elle avait été reprise au Théâtre de la Madeleine dans une mise en scène de Daniel Benoin avec Niels Arestrup (Talleyrand) et Patrick Chesnais (Fouché).

Aussi, jeudi 16 novembre 2017, étais-je curieuse de voir cette œuvre qui était jouée au Dôme de Saumur dans une mise en scène de Mathieu Genet. Emmanuel Ray, qui dirige la Compagnie Théâtre en pièces, y interprète le prince de Bénévent, Antoine Marneur y est le duc d’Otrante et Fabien Moiny le valet fidèle de Talleyrand, « muet comme un cadavre », mais sans doute aussi à la solde de Fouché.

Dans une France vaincue à Waterloo le 18 juin 1815 et occupée par les armées de Wellington, Jean-Claude Brisville s’est amusé à imaginer, durant la nuit du 6 au 7 juillet 1815, une rencontre entre ces deux hommes politiques que sont  l’ex-ministre de la Police de Napoléon 1er et celui des Relations extérieures. Deux figures machiavéliques dont il explique qu’elles « hantent toutes les deux, tout en se haïssant, un quart de siècle de notre histoire ». Pour les mettre en scène, le dramaturge a consulté archives et documents, « comme un chercheur de trésors  gratte l’Histoire et découvre de fabuleux gisements. » Il s’est aussi beaucoup appuyé sur la célèbre biographie de Fouché par Stefan Zweig qui écrit : « Fouché et Talleyrand, ces deux ministres de Napoléon les plus capables de tout, sont les figures les plus psychologiquement intéressantes de cette époque. Tous deux sont des cerveaux clairs, positifs, réalistes. Tous deux sont passés par l’école de l’Eglise et par la brûlante école supérieure de la Révolution. Tous deux ont le même sang-froid dénué de toute conscience pour ce qui est de l’argent et de l’honneur. Tous deux servent avec la même infidélité, la même absence de scrupules, la République, le Directoire, le Consulat, l’Empire et la monarchie. »

La rencontre entre les deux hommes d’Etat prend place dans l’hôtel particulier de Talleyrand, dit aussi hôtel de Saint-Florentin. Il s’agit d’y décider qui va désormais gouverner la France : la République à laquelle aspire Fouché, la monarchie avec Louis XVIII, souhaitée par Talleyrand ou encore l’Empire d’un Napoléon II ? "La France est à qui la voudra et jamais son gouvernement ne fut plus provisoire." Devant un fond de scène noir sur lequel se détachent des encadrements vides en bois doré  -  Talleyrand vient de revenir de Gand le 24 juin 1815 avec le futur Louis XVIII dans ses valises – une table recouverte d’une nappe blanche et de candélabres attend les deux convives. Quelques fauteuils, des objets posés ici et là, d’autres bougeoirs, indiquent que Talleyrand, prêt à trouver sa place dans le gouvernement à venir, est en train d’emménager. Dehors, le peuple de Paris chante la Camargnole et gronde comme l'orage qui menace, dans l’attente d’un nouveau chef (un pavé est lancé à travers la fenêtre) tandis qu’à l’étage on entend la musique d’une « nouvelle danse », la valse, jouée par un orchestre hébergé par le prince.

Emmanuel Ray, dans le rôle de Talleyrand

Dans cette pièce assez « mystérieuse », ainsi que la qualifie Patrick Chesnais, dont la langue n’est pas des plus faciles à mémoriser, selon Niels Arestrup, voilà deux personnages complexes, passionnants à interpréter pour des comédiens. Vêtu d’un pantalon gris et d’une redingote gris clair fibrillée de blanc, affligé d’une claudication due à son célèbre pied-bot, Emmanuel Ray, à la belle chevelure blanche, campe avec élégance un « diable boiteux » à la voix douce et insinuante, pénétré de la morgue méprisante de sa classe mais qu’il dissimule sous une courtoisie de façade. On dit qu’il ne souriait jamais. "Le savoir-vivre et le savoir-mourir, cela chez nous se sait à la naissance." Et alors que le roturier Fouché avale à la régalade un verre de cognac, il faut entendre son hôte lui donner une leçon de maintien, en lui apprenant à déguster le cognac… sans le boire ! Il faut aussi le voir recevoir les attaques du chef de la Police, qui va jusqu’à le faire tomber violemment de sa chaise, et reprendre son aplomb en se relevant. Une attitude symbolique de ce personnage, qui a su traverser de nombreux régimes, sans jamais perdre de sa superbe. Et pourtant, selon Napoléon, il n’était que « de la merde dans un bas de soie » !

Antoine Marneur, habillé plus simplement d’un complet noir, rehaussé d’une petite lavallière blanche, laisse peu à peu sourdre la violence populaire innée de celui qui, dans un étrange cocktail, associait sang-froid, laideur et séduction. Bourreau des massacres de Nantes, le « mitrailleur de Lyon », s’il semble parfois envier à son hôte sa noblesse, ne se prive nullement de laisser percer le mépris qu’il éprouve pour celui qui lui ressemble trop. Car, dans cette conversation à fleurets mouchetés, il faut lire surtout l’affrontement de deux cyniques, qui s’admirent et se haïssent à la fois, et pour qui il importe seulement de se maintenir au pouvoir, quel qu’en soit le prix. C’est ce qu’a magistralement exprimé Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe, quand il relate sa visite à Louis XVIII et sa vision des deux acolytes : « Tout à coup une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment. » A la fin de la pièce, les deux comédiens ont, me semble-t-il, retrouvé cette attitude demeurée célèbre en quittant la scène par l'escalier côté jardin.

Antoine Marneur dans le rôle de Fouché

Dans la mise en scène de Mathieu Genet, j’ai aimé le passage où les deux hommes fendent un peu l’armure en évoquant leur enfance. Fouché rappelle ses promenades solitaires sur une plage froide et déserte et ses repas constitués uniquement de palourdes. Talleyrand se remémore sa jeunesse dénuée d’affection maternelle et sa chute d’une commode qui lui laissa son pied-bot. Ne faisait-il pas tout pour cacher sa claudication ? "Elle me tire vers le bas", dit-il en parlant de sa jambe. "Je crois qu'elle sera en enfer avant moi !"

Mais cela peut-il excuser ce que ces enfants mal aimés sont devenus ? Leur parcours machiavélique nous est distillé peu à peu par l’un ou par l’autre, chacun à son tour cherchant à obtenir l’ascendant sur son interlocuteur pour lui imposer ses propres choix. Ainsi Talleyrand ne cesse de revenir sur le jour où Fouché a voté la mort de Louis XVI et l’on pense un temps qu’il a gagné la partie. Mais le roué, qui sait tout par sa police secrète, reprend l’avantage en révélant à son adversaire qu’il n’ignore pas que celui-ci a prêté la main à l’assassinat du duc d'Enghien, son cousin par les Condé, dans les fossés du château de Vincennes. On observera le jeu subtil autour du tableau du duc d'Enghien, celui qui était "jeune", "innocent", "fidèle à son roi"... et "qui ne boitait pas".

De toute manière, tous deux le savent : "C'est vous et moi", assène Fouché, "ou bien ni l'un ni l'autre." Ainsi, dans une langue subtile et perfide, ils font assaut de coups bas, de répliques assassines, de réparties fielleuses, et les deux comédiens se décochent leur venin pour le plus grand plaisir du spectateur. "Où que nous allions, je crois que nous cheminerons ensemble", remarque Talleyrand. "Auriez-vous besoin de mon bras ?", rétorque Fouché. "Oui, comme vous avez besoin de ma tête, si j'ose dire", décoche le prince au parvenu. Et de conclure de concert : "En somme, il était temps de renouer ! " - "A défaut de trancher !" Et tous deux de se retrouver en accord sur le principe adopté par bien des politiques : " Infidèle au régime, j'ai toujours été fidèle à la France !"

Sous le regard impavide et scrutateur du valet à barbe noire de Talleyrand (Fabien Moiny) qui va et vient pour ranimer la flamme des bougies dans cette atmosphère crépusculaire (beaux éclairages de Jean-Luc Chanonat), autour d’un délectable saumon, agrémenté de foie gras du Périgord et de succulentes asperges à la ravigote, le tout arrosé de champagne, c’est le sort d’une France à l’encan qui se scelle. Et en voyant ces deux fripouilles de la politique se goberger autour des mets les plus fins, l’on ne peut s’empêcher de songer à la tirade de Ruy Blas dans la pièce éponyme. Il suffit de remplacer l’Espagne par la France, tant il est vrai, hélas, que les politiques corrompus sont de tous les temps et de tous les pays :

«                                             Ô ministres intègres !

Conseillers vertueux ! Voilà votre façon

De servir, serviteurs qui pillez la maison !

Donc vous n’avez pas honte et vous choisissez l’heure,

L’heure sombre où l’Espagne agonisante pleure !

 

« Bon appétit, messieurs ! »

 

Sources :

Le Souper, Wikipédia

Le Souper, Programme du Dôme

http://theatre-en-pieces.fr

http://ex-libris.over-blog.com/2015/02/une-grandeur-metaphysique-indeniable-caligula-de-camus-par-le-theatre-en-pieces.html

 

 

Partager cet article
Repost0
29 octobre 2017 7 29 /10 /octobre /2017 22:56

Jérémie Le Louët en Don Quichotte (Photo Jean-Louis Fernandez)

La compagnie des Dramaticules dirigée par Jérémie Le Louët aime les défis. Après avoir affronté Richard III de Shakespeare, Macbett de Ionesco et Ubu-Roi de Jarry, elle a pris à bras-le-corps ce chef d’œuvre de la littérature mondiale de 1500 pages qu’est Don Quichotte de Cervantès. On sait qu’Orson Welles avait laissé inachevée sa version cinématographique et que Terry Gilliam avait aussi échoué à mener à bien son adaptation avec Jean Rochefort.

Le spectacle, créé à l’occasion de la 30ème édition des Fêtes nocturnes de Grignan, était joué au Dôme le jeudi 19 octobre 2017 par la compagnie Les Dramaticules. C’était pour moi la première représentation de mon année théâtrale saumuroise 2017-2018. Une première en forme de feu d’artifice !

Fidèle à son habitude, le jeune metteur en scène et comédien (il joue Don Quichotte) use ici de toutes les ressources du théâtre et du spectacle, convoquant narration, mise en abyme, cinéma, vidéo, distanciation brechtienne, espace de la scène et du parterre et participation des spectateurs. Il aime en effet mélanger langage ancien et langage moderne et associer la tradition à l’expérimentation. La scène devient ici plateau de tournage cinématographique, lieu propre s’il en est à créer de la fiction : projecteurs, caméras, table de régie, statues, portants, accessoires de toutes sortes envahissent la scène

Rappelant le prologue du roman débutant par une critique de l’écriture pédante et des poèmes comiques, la pièce commence ainsi par un dialogue entre le réalisateur sur scène et des interlocuteurs dans le public (joués par des comédiens) qui s’interrogent sur la manière de monter Don Quichotte. Ce premier roman moderne est-il la satire des romans de chevalerie ou rend-il hommage à un monde révolu ? L’œuvre fait-elle le portrait d’un personnage à l’esprit perturbé ou celui-ci feint-il la folie ? C’est ce balancement perpétuel entre fiction et réalité qui sera la ligne directrice de la mise en scène de Jérémie Le Louët, exprimant ainsi l’essence même du théâtre. On sait aussi que les imitations théâtrales du roman firent florès à partir de la première traduction en 1614. Jérémie Le Louët se situe ainsi dans la droite ligne des dramaturges inspirés par le visionnaire Alonso Quijano et le bouffon Sancho Panza.

Le roman est construit en deux volumes, le premier publié en 1605 et le second en 1615, l’intervalle de dix années pouvant expliquer le changement de tonalité entre les deux parties. De plus, l’auteur Cervantès use d’un système d’enchâssement des points de vue puisqu’il feint de raconter l’histoire de l’hidalgo comme s’il la tenait d’un historien musulman fictif Cid Hamet Ben Engeli qui devient le narrateur.

Ce procédé permet plusieurs niveaux de lecture et de multiples mises en abyme, véritable mine de possibles que le metteur en scène utilise à de nombreux niveaux. A cet égard, j’ai particulièrement aimé les interventions d’une Dominique Massat, tout de blanc vêtue, dont la voix profonde et grave indique le déroulement de l’action. De même, les interventions du curé, situé sur le premier balcon, vilipendant la lecture des livres de chevalerie ou la société de son époque, participent de ce choix de la distanciation. Le metteur en scène va même jusqu’à métamorphoser les spectateurs en troupeau de moutons en leur imposant de placer l’image d’une tête de mouton devant leur visage et en leur faisant bêler : « On n’est pas des moutons ! » ! Miroir moqueur que leur tendra une vidéo en fond de scène !

Bien sûr, Jérémie Le Louët a choisi de retenir quelques passages-clés de l’une et de l’autre partie. On retrouvera l’épisode des galériens ingrats, le recours aux enchanteurs manipulateurs, les épisodes de la Sierra Morena, l’amour illusoire pour Dulcinée du Toboso… Toutes aventures qui permettent au metteur en scène de mettre en œuvre sa fantaisie et son inventivité. On admirera l’extraordinaire cheval du sire à la Triste Figure, une Rossinante à roulettes et à pédales et les décors de carton-pâte qui recréent intacte la magie première du théâtre : on sait que c’est faux mais on y croit !

Alors que le célébrissime épisode du combat contre les moulins à vent, que le miles gloriosus prend pour des géants (moment tant attendu des spectateurs) se situe au chapitre VII de la première partie, Jérémie Le Louët le réserve pour la fin du spectacle. Sorte de point d’orgue aux aventures, ce passage permet ainsi une sorte de sublimation visuelle du héros, coiffé d'un casque et revêtu d’une armure étincelants, et emporté dans le maelström d’une musique guerrière et tonitruante (La Carmen de Bizet, Wagner et ses Walkyries, Dvorjak et son Nouveau monde sont en effet souvent convoqués).

Si j’ai apprécié la première partie du spectacle, je reconnais avoir été moins convaincue par la mise en scène de la seconde que j’ai trouvée plus désordonnée. Si la scène du banquet chez le duc et la duchesse, qui accueillent les voyageurs, est très belle plastiquement, les épisodes burlesques me semblent relever d’un esprit potache un peu excessif. Dans ce second temps, on voit le duc et la duchesse, qui ont lu le livre, reconnaître les deux héros. Du haut de leur morgue aristocratique, ils vont s’employer à leur présenter la réalité, mais surtout ils vont les ridiculiser sans pitié. Encore une fois Sancho, à qui l’on a promis de devenir gouverneur de l’île de Barataria, sera la victime de leurs entreprises et menacé de trois mille coups de fouet. Entre folles courses poursuites, fumigènes, affrontements cocasses et musique déchaînée, le spectacle va à un train d’enfer (un peu brouillon selon moi).

En revanche, la mort de Don Quichotte est traitée avec émotion et retenue. Doublée par une vidéo qui montre en gros plan le visage d’un homme revenu à la réalité du monde, le regard dessillé de toute illusion, la mort prend le héros sur un petit lit de fer. Celui qui s’était inventé une vie intense et héroïque retrouve son véritable nom, revient à « sa vérité de pauvre homme » et tombe le masque. Selon l’écrivain espagnol Javier Cercas, c’est peut-être une manière de dire que « nous ne pouvons vivre ni sans fiction ni sans la réalité, que les deux sont indispensables pour la vie ». Avec ce final émouvant, on perçoit combien le metteur en scène a vu en Don Quichotte un semblable et un frère, pourfendeur d'injustices, en lequel il se reconnaît.

Avec cette mise en scène burlesque, enlevée, toujours inventive, non dénuée d’humour, avec des éclairs poétiques et lyriques, mais surtout très intelligente, Jérémie Le Louët nous invite à une réflexion quasiment philosophique sur la créature de Cervantès, cet « homme-océan ». Il y allie le comique, le grotesque et le grandiose (qui sont l’essence même du personnage), pratique de multiples allers et retours entre passé et présent (avec notamment une satire des Césars), entre scène et salle, instaure une réflexion sur le réel et le rêve, et utilise toutes les ressources et ressorts du théâtre. Ce faisant, il revisite avec foi et passion le baroque d’un Don Quichotte, Janus espagnol à deux visages, en lui restituant toute sa folie, sa séduction, sa démesure et son humanité.

 

"On n'est pas des moutons !"

Sources :

Programme Le Dôme : Don Quichotte, D’après Miguel de Cervantès

Le Magazine littéraire, Dossier, Le match Shakespeare/Cervantès, Janvier 2016

Mes billets sur les autres spectacles des Dramaticules :

http://ex-libris.over-blog.com/article-un-theatre-de-violence-macbett-de-ionesco-50243274.html

http://ex-libris.over-blog.com/2015/12/ou-diable-a-t-il-ete-trouver-tout-ca-ubu-roi-de-alfred-jarry-par-la-compagnie-des-dramaticules.html

 

 

Partager cet article
Repost0
31 mars 2017 5 31 /03 /mars /2017 15:48

Maris et femmes : Judy, Gabe, Jack et Sam (Crédit photos Céline Nieszawer)

Mardi 21 mars 2017, les spectateurs cinéphiles du théâtre Le Dôme à Saumur ont pu retrouver le microcosme – entre tous reconnaissable – du cinéaste Woody Allen. On y jouait en effet Maris et femmes, une adaptation du film éponyme, sorti en 1992, dans une mise en scène de Stéphane Hillel.

C’est Christian Siméon qui en a réalisé cette adaptation pour le  théâtre avec la collaboration de la comédienne Hélène Médigue, le discret chef d’orchestre. Ils ont en effet mis cinq ans avant de pouvoir la monter. Ils en ont écrit ensemble sept versions avant de faire valider la bonne par Woody Allen lui-même. Christian Siméon explique qu’il a fait un « boulot d’auteur » et non de traducteur. Comblant certains vides, rajoutant des scènes, usant d’un autre langage, d’une autre grammaire, il a écrit une pièce au final moins grave que le film. Il est cependant demeuré fidèle à la « patte wallénienne » ainsi qu’il l’explique. Au-delà des contraintes de l’adaptation, il souligne ce qu’il doit à l’auteur : « Car rendons à César ce qui est à César, à Woody Allen en l’occurrence, au commencement est l’histoire, au bout, seule reste l’histoire. Et l’histoire est superbe. Cruelle et superbe comme, seul, il peut l’imaginer. » On comprend ainsi pourquoi le metteur en scène en a voulu peaufiner la réécriture.

Mickaël et Judy (Crédit photos Céline Nieszawer)

Avec cette pièce (nominée pour le Molière de la Meilleure Comédie 2016), le public redécouvre ce milieu d’intellectuels juifs new-yorkais, en proie à leur Œdipe, passionnés par l’opéra, le véganisme, l’ayurvédisme et tutti quanti. On a l’impression de bien le connaître ce couple de quadragénaires de Jack (Marc Fayet) et de Sally Roth (Florence Pernel), qui annoncent leur rupture à l’amiable après quinze ans de mariage à leurs meilleurs amis, Gabe (José Paul) et Judy (Hélène Médigue). Un micro-événement qui va déclencher des réactions amoureuses en chaîne, créer un chassé-croisé sentimental et redéfinir la carte du Tendre de ce quatuor, lequel deviendra septuor avec Mickaël (Emmanuel Patron), Chain (Alka Balbir) et Sam (Astrid Roos).

Organisée sur deux plans surplombés par un décor symbolisant les gratte-ciel de Manhattan, la scène présente quelques praticables carrés ou rectangulaires faisant office de meubles. Cette simplicité scénique permet une libre circulation des comédiens ; ils vont et viennent, se séparent et se retrouvent, se fuient et se cherchent, allant ainsi aisément de l’appartement de l’un (Sally ou Mickaël) à la maison de l’autre (celle des parents de Chain, l’étudiante amoureuse de Gabe), ou encore de la boîte de nuit, où Gabe rencontre Sam, à la fac, où enseigne Gabe.

Mickaël et Sally (Crédit photos Céline Nieszawer)

Les gratte-ciel s’éclairent de couleurs différentes en fonction de la tonalité des scènes. Ils seront multicolores dans la boîte de nuit, bleu pâle pour les moments plus intimistes. Quant à la musique, régie par Virgile Hilaire, elle joue en sourdine, en écho à ce qui se passe sur scène. Je pense notamment à celle de Don Giovanni, opéra auquel assistent Sally et Mickaël lors de leur première sortie ensemble. On s’amuse enfin du phénoménal coup de tonnerre qui clôt la pièce et met le point d’orgue à la recomposition des couples.

La mise en scène est très enlevée, sans temps mort aucun, et les comédiens endossent avec justesse, jubilation et abattage le costume de ces bobos new-yorkais. Alka Balbir explique que Woody Allen propose aux comédiennes de « merveilleux rôles de femmes, explosives, hystériques, intelligentes, drôles », exemptes de tout cliché. Les dialogues fusent, les répliques cinglent. Astrid Roos, quant à elle, souligne que si ces dialogues, dans une langue contemporaine, semblent simples à jouer, il ne faut pas en perdre le fil. Partant parfois dans des directions inattendues, possédant un rythme extrêmement soutenu, ils requièrent en fait concentration et précision.

Par ailleurs, l’on est saisi par l’acuité et l’ironie avec laquelle Woody Allen fait vivre tout ce petit monde très narcissique. Il les connaît par cœur ces intellos travaillés par le démon de midi, ces femmes insatisfaites et frigides, ces toquées du bio, ces petites étudiantes folles de leur prof de fac. Avec cette remise en question radicale du couple, ce questionnement sur le vieillissement, le cinéaste nous invite avec intelligence et humour à nous interroger sur nous-mêmes, nos envies, nos désirs, notre conception du bonheur à deux.

En outre, quand on sait que c’est au cours du tournage du film de Maris et femmes que Mia Farrow (épouse de Woody Allen et comédienne dans le film) a appris la liaison de son mari avec leur fille adoptive, Soon Yi Previn, cette comédie de mœurs acide prend une résonance plus pessimiste. Et puis le personnage de Gabe l’écrivain n’est-il pas un peu le double du cinéaste, ce romantique attardé qui rêve naïvement d’écrire un roman dans une petite chambre à Paris, et surtout d’y embrasser ?

Avec cette pièce caustique, avec ces personnages névrotiques et ces dialogues ciselés, Woody Allen se tient entre Tchékhov et Bergman, ses maîtres. Et qui bouderait son plaisir de sourire devant ces « scènes de la vie conjugale » en mode mineur ?

Judy et Gabe (Crédit photos Céline Nieszawer)

 

Sources :
Theatre-video.net, le 16/05/2016

Allo-Ciné

 

 

Partager cet article
Repost0
13 mars 2017 1 13 /03 /mars /2017 15:11

 Andromaque et Pyrrhus (Photo Ouest-France)

 

Jeudi 10 mars 2017, le théâtre Le Dôme à Saumur a résonné des plaintes d’Andromaque, des pleurs du désespoir amoureux d’Hermione et des cris de la folie d’Oreste. Cinq comédiens de La Compagnie Viva y jouaient Andromaque de Jean Racine. Cette tragédie inaugure la période des succès du dramaturge puisque, de 1667 à 1677, il crée l’essentiel de son œuvre théâtrale, faisant jouer, d’Andromaque à Phèdre, huit des douze pièces qui composent sa production dramatique.

Dédiée à Madame, Henriette d’Angleterre, la pièce fut créée à la Cour le jeudi 17 novembre 1667 avant d’être jouée sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. Si certains grands seigneurs de la Cour regrettèrent la violence excessive de Pyrrhus, si Boileau traita le roi d’Epire de « héros à la Scudéry », si les censeurs reprochèrent à Racine d’avoir écrit une « tragédie galante », la pièce n’en connut pas moins un très grand succès auprès du public, comparable à celui du Cid. Perrault dira qu’Andromaque « fit le même bruit à peu près que Le Cid (1637) lorsqu’il fut représenté pour la première fois ».

On connaît le « cycle infernal » qui régit l’action dramatique de cette tragédie, qui prend sa source dans L’Iliade d’Homère, l’Andromaque d’Euripide et L’Enéide de Virgile : « La structure est celle d’une chaîne amoureuse à sens unique. Oreste aime Hermione, qui veut plaire à Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime son fils Astyanax et son mari Hector qui est mort. L’arrivée d’Oreste à la cour de Pyrrhus marque le déclenchement d’une action qui, de maille en maille, va faire exploser la chaîne. » La nouveauté de l’œuvre, c’est que désormais le dilemme tragique est lié à la passion amoureuse. C’est la première fois qu’un héros sur ordre d’une héroïne est conduit à tuer un roi légitime, son rival, et que celui-ci, de son côté fait pleurer l’innocente qu’il veut faire céder, tout en restant un héros. » Ici, la violence et la fureur ne sont plus l’apanage des monstres. Racine, ainsi qu’il le précise dans sa Préface, se conforme aux préceptes d’Aristote qui, « bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques ne soient ni tout à fait bons ni tout à fait méchants. » Il réalise ainsi une synthèse inconnue entre Antiquité et modernité.

C’est assurément bien la modernité que Thierry Magnier, metteur en scène de ce spectacle, a choisie pour nous proposer son Andromaque. Dans sa « Note d’intention », il indique que tout être humain recèle bien en lui une part de monstruosité et c’est cela qu’il souhaite montrer sur scène. « Nous sommes des monstres, dit-il. Nous sommes des monstres de pulsion, d’égoïsme, de pouvoir, prêts à tout pour assouvir nos envies, calmer nos frustrations. Nous sommes des monstres. Nous sommes des monstres d’amour, de tendresse, de joie, de tristesse et de peur. Nous sommes des monstres, nous, personnages de Racine, nous, êtres humains. Les mêmes démons nous agitent, les mêmes peurs nous assaillent. Racine nous parle de nous. Il nous demande jusqu’où nous irions par passion. » Il s’agira donc pour le metteur en scène de « projeter le spectateur dans les affres et les délices de la passion ».

 

La passion est en effet reine dans cette pièce, les quatre comédiens incarnant avec une ardeur toute charnelle ses intermittences et ses renoncements. Dans son Sur Racine, que j’ai relu à cette occasion, Roland Barthes explique en effet que « le corps racinien est essentiellement émoi, défection, désordre ». Dans le premier couple d’amants, Anthony Magnier campe un Pyrrhus partagé entre le souci de plaire aux Grecs en leur livrant Astyanax et l’amour qu’il éprouve pour sa captive Andromaque. Partagé encore entre le souci de sa « gloire » et les élans qui l’entraînent vers la veuve d’Hector, on le voit ainsi étreindre celle-ci et l’embrasser fougueusement jusqu’à la précipiter à terre avec violence. Andromaque (Emilie Blon-Metzinger), qui est en fait bien plus épouse que mère, est tout en retenue et en intériorité, laissant seulement éclater sa fidélité sauvage à Hector dans la scène 1 de l’acte IV. Alors que Céphise lui apporte le voile nuptial et qu’elle-même est à sa toilette, elle se teint le visage et le corps de sang, laissant ainsi présager son suicide après son mariage avec Pyrrhus.

 

Mais la tragédie a beau être intitulée Andromaque, je serais assez d’accord avec Nathalie Azoulai qui écrit dans Titus n’aimait pas Bérénice que « partout on parle de cette nouveauté qu’est Andromaque, ce ton, cette majesté qui consiste à faire passer Andromaque et Pyrrhus pour les héros tandis que la scène ne vibre que sous les coups d’Hermione et d’Oreste ». Dans sa mise en scène, il me semble en effet qu’Anthony Magnier ait fait la part belle à Hermione qu'Audrey Sourdive interprète avec une véhémence qui va crescendo.

 

Ici, Hermione n’est plus cette princesse de tragédie qui sait ce qu’elle « se doit » ; le « souci de [s]a gloire » n’est plus là que pour dissimuler un excès de douleur ou de fureur comme le montre la scène de sa rencontre avec Pyrrhus à la fin de l’acte IV. Certes, je n’ai guère été séduite par la scène où on la découvre - telle Aphrodite – sortir, en fumant, de l’eau d’une baignoire ; mais après tout n’est-elle pas la fille d’Hélène qui détrôna trois déesses dans le jugement de Pâris ? Avec sa chevelure blonde, sa longue robe de soie rouge, elle propose une image violente et crédible de cette princesse trahie dans son amour et blessée dans son honneur. Le brun manteau de fourrure, que lui tend Léone et dont elle s’enveloppe, ne connote-il pas une violence et une sauvagerie qui ne demandent qu’à éclore ? Dans la scène 3 de l’acte IV, il faut la voir entreprendre de séduire de nouveau Oreste physiquement pour obtenir de lui la mort de Pyrrhus. Dans le long monologue de la scène 1 de l’acte V, on est impressionné encore par son anéantissement physique provoqué par son ordre funeste :

« Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?

Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?

 

Hermione (Acte V, scène 1) (jacquelineledoux.photo)

 

Quant à Oreste (Julien Saada), l’amant rejeté et manipulé par Hermione, il apparaît bien comme le tristis Orestes souhaité par Horace. Avec ce descendant malheureux des Atrides, l’originalité de Racine est d’avoir mis sur scène un personnage qui ne répond plus aux exigences de clarté et de raison de la dramaturgie classique. Il devient ce mélancolique, victime de la maladie d’amour qui se « livre en aveugle au destin qui [l’] entraîne ». Sa passion pour Hermione étant la plus forte, il est contraint de lui obéir et devant son revirement sombre dans la folie :

Que vois-je ? Est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?

Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?

 

Alors comment se jette-t-on à corps perdu dans la passion quelles qu’en soient les conséquences demande Anthony Magnier dans sa "Note d’intention". Le comédien doit répondre à cette question, notamment dans l’ultime scène de la folie - une scène difficile s'il en est - dont il se sort relativement bien, tout en la jouant d’une manière un peu mécanique.

 

Hermione  et Oreste (jacquelineledoux.photo)

 

La scénographie (Anthony Magnier et Maxime Kurvers) de cette « tragédie de lendemain de

guerre » (Racine met à mal l’idéal chevaleresque qui avait fait la gloire de Corneille) se fonde sur l’épure et la force des images. Il semble que les scénographes aient bien lu Roland Barthes (encore lui) : « Ce qui frappe dans le fantasme racinien (et qui est sa grande beauté), c’est son aspect plastique, [les scènes] sont des tableaux […] Tout fantasme racinien suppose - ou produit – un combinat d’ombre et de lumière. » Ainsi l’Acte I s’ouvrira sur une évocation de la guerre de Troie, avec une lumière rouge en fond de scène, diffusée derrière un voile léger. On y découvre en ombres chinoises des amants en train de s’étreindre. Plus tard, à la fin de l’acte III, on devinera les lumières du tombeau d’Hector, où Andromaque va « consulter [son] époux ». Ce lieu « est pour Andromaque refuge, réconfort, espoir, oracle aussi » commente Barthes.

 

On n’oubliera pas non plus l’impressionnante pluie de cendres qui s’abat sur Hermione et Oreste, symbolisant les séquelles de cette « nuit éternelle » que fut la chute de Troie. Cendres qui tournoient, s’accumulent lors de la folie d’Oreste, image peut-être encore des Erinnyes qui le poursuivent. Quant à ces quatre mannequins nus, au visage aveugle, sont-ils figures du Destin, doubles des amants tragiques, images des divinités vengeresses ? Leur présence inquiétante crée un effet d’étrangeté et de mystère.

Les accessoires sont très peu nombreux : un profond fauteuil de cuir galbé en façon de trône de Pyrrhus, un galetas à même le sol pour la captive Andromaque, un voile de dentelle destiné successivement à Hermione et à Andromaque, un seau rempli de sang pour la veuve d’Hector, et un grand yatagan, arme de la mort de Pyrrhus. Cette sobriété contribue à la force de la mise en scène.

Les costumes créés par Mélisande de Serres concourent à la tonalité sombre de la pièce. Les hommes sont porteurs simplement d’un costume gris et d’un gilet, sur une chemise blanche. Andromaque est d’abord vêtue d’un tee-shirt et d’un pantalon gris clair (mais pourquoi un pantalon ?), qu’elle recouvrira d’une veste longue de la même teinte pour enfin revêtir une longue robe blanche à la grecque avant le mariage. Une unité de tons sur laquelle détonnent le rouge de la robe d’Hermione et le sang de Pyrrhus sur la chemise immaculée d’Oreste. Nathalie Lucas, qui joue les rôles de Pylade (ami d’Oreste), Cléone (confidente d’Hermione), Céphise (confidente d’Andromaque) et Phœnix (gouverneur d’Achille et ensuite de Pyrrhus), est chaussée de bottes de cuir et porte une tenue sombre et neutre, sanglée par une ceinture de cuir. Elle interprète donc ces multiples confidents dont la tragédie a « banalis[é] la figure fonctionnelle » et dont le rôle est essentiellement dialectique. Voix de la raison, « son insignifiance autorise son ubiquité », et cette mise en scène le montre clairement.

 

Hermione et Oreste (jacquelineledoux.photo)

Ce qui m’a particulièrement intéressée dans cette mise en scène, c’est l’utilisation de l’espace qui se fait sur trois plans principaux. Et j’ai encore pensé à Roland Barthes qui, au sein du « lieu unique », le fameux péristyle impersonnel de la tragédie classique, détermine lui aussi « trois lieux tragiques », la Chambre, l’Anti-Chambre et la Porte. Mais ici, la scénographie introduit des variantes. La Chambre, « logement du Pouvoir et son essence », lieu du dilemme intime, correspond à l’avant-scène puisque les comédiens, brisant le « quatrième mur », jouent au-delà du rideau de scène qui est fermé. Je pense particulièrement à la scène 4 de l’acte I, dans laquelle Pyrrhus tente de convaincre Andromaque, assise sur un matelas, de l’épouser afin d’éviter la mort à son fils :

« Madame, en l’embrassant, songez à le sauver. »

 

Le centre du plateau correspondrait à l’Anti-Chambre, qui « participe à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, du Pouvoir et de l’Evénement ». « C’est là que l’homme tragique, perdu entre la lettre et le sens des choses, parle ses raisons », poursuit toujours Barthes. « Lieu de la peur parlée », elle impose au personnage tragique une extrême mobilité. L’on y voit par exemple les dialogues avec les confidents ou bien Hermione et Oreste s’affronter violemment. C’est encore Hermione, torturée par sa décision de faire tuer Pyrrhus : allongée sur le sol, elle s’y interroge dans un puissant monologue physique, que conforte le rétrécissement de l’espace scénique en un cadrage étouffant et oppressant.

 

Oreste et Pyrrhus (jacquelineledoux.photo)

 

De plus, Barthes évoque cet « objet tragique » qu’est la Porte : « On y veille, on y tremble ; la franchir est une tentation et une transgression », dit-il. Anthony Magnier joue subtilement de la levée et de l’abaissement, de l'ouverture et de la fermeture des différents pendrillonnages pour symboliser le passage d’un lieu à l’autre et signifier l’enfermement des personnages dans des dilemmes impossibles.

 

Les scénographes ont enfin beaucoup utilisé le fond de scène, parfois derrière un voile, pour créer une atmosphère de fin du monde, celle de la chute de Troie. Cela correspondrait à ce que Barthes appelle l’Extérieur. On remarquera que chaque scène est coupée par un cut, une fermeture au noir, comme au cinéma. Chaque scène, ainsi close sur elle-même, gagne en puissance dramatique.

 

On ne saurait oublier ni le jeu des lumières judicieusement dispensées par Stéphane Balny ni la dimension sonore (régie par Mathias Castagné) de cette adaptation. Celle-ci débute par un phénoménal coup de tonnerre dont le spectateur est violemment ébranlé ! Par la suite, la musique ponctuera les différentes étapes de cette course à l’abîme. On y entendra notamment en sourdine des battements de cœur : ceux des quatre amants malheureux, ceux d’un Hector toujours vivant pour Andromaque, ou peut-être ceux d’un Astyanax en sursis…

 

En faisant le choix de la sobriété et de l’épure (la pièce est expurgée et ne dure qu’une heure et trente-cinq minutes), Anthony Magnier privilégie l’écoute de l’alexandrin racinien. Ainsi que le dit Muriel Mayette, de la Comédie-Française, « la vérité de l’alexandrin n’est ni de se détruire ni de se sublimer : elle est dans la distance ». En dépit de scènes très physiques pour les comédiens, le vers racinien conserve ici sa noblesse, tout en vibrant de naturel et d’humanité. « Nous devons être des instruments aux gorges profondes, d’où remontent le lait de l’enfance, les larmes éteintes et les colères universelles », précise Muriel Mayette. La Compagnie Viva réussit cette gageure, me semble-t-il.

 

En dépit de quelques réserves, j’ai donc aimé cette adaptation d’Andromaque à la belle qualité visuelle. Dans son projet d’ « immerger [le spectateur] par les mots, les sons, l’obscurité, les lueurs et la matière dans cet enfer fascinant », Anthony Magnier lui restitue ce tenebroso racinien dont parle Roland Barthes, un clair-obscur, à la fois « tableau et théâtre » et représentant « ce grand combat mythique (et théâtral) de l’ombre et de la lumière ».

 

Sources :

Racine, Œuvres complètes I, Théâtre, Poésie, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1999

Sur Racine, Roland Barthes, Points, Editions du Seuil, 1963

Andomaque, Dossier de production, Compagnie Viva

 

 

 

 

 

  

 

Partager cet article
Repost0
12 février 2017 7 12 /02 /février /2017 21:56
Un jugement de Salomon : Le Cercle de craie caucasien, par la Compagnie Le Vélo Volé.

Après le Roméo et Juliette de Shakespeare le 7 février 2015, deux ans après presque jour pour jour, vendredi 10 février 2017, la Compagnie du Vélo Volé revenait au théâtre Le Dôme à Saumur avec Le Cercle de craie caucasien (1945) de Bertold Brecht (1898-1956). La mise en scène, la scénographie et les lumières sont de François Ha Van. La pièce, éditée pour la première fois en 1949, et créée à Berlin en 1954, est l’un des drames les plus importants de l’écrivain allemand, créateur de la notion de distanciation (Verfremdungseffekt), dit encore « effet d’étrangeté ». Margarete Steffin collabora à sa rédaction qui avait commencé avant 1941. L’œuvre est souvent rapprochée de La Bonne Ame de Se-Tchouan, bien que les deux pièces aient été écrites à six ans de distance. Si l’une se situe en Chine, l’autre se déroule dans le Caucase, mais elle est en fait tirée du très ancien Cercle de craie de Li-Hsing Tao, mis en scène 20 ans plus tôt par le poète et dramaturge allemand Klabund. Elle s’inspire aussi bien évidemment du jugement de Salomon  (1 Rois 3.16-28). La pièce pose un problème de droit, le résout à l’aide d’une vieille parabole et indique les principes d’une justice véritable.

L’œuvre propose une structure particulière : elle est composée de six tableaux dont le premier a pour titre « La vallée en litige ». Il présente les habitants caucasiens de deux kolhozes voisins après la Seconde Guerre mondiale. On les voit arriver sur scène en chantant, tout de blanc vêtus, et de dos. Les uns sont partisans des vieilles méthodes de culture, les autres proposent des plans modernes d’irrigation, revendiquant une même parcelle de terre. A qui celle-ci doit-elle revenir ? Sur quelles bases se fonder pour rétablir de manière juste chacun dans ses droits ? Pour essayer de trouver une solution, les kolkhoziens deviennent alors comédiens et jouent une pièce de théâtre, qui raconte l’histoire de deux femmes et d’un enfant ; elle constituera les cinq parties suivantes de la représentation. Présentant une mise en abyme, la première partie fait donc office de prologue avec un récit qui en introduit un autre, se déroulant sur les cinq autres parties : « L’auguste enfant », « La fuite vers les montagnes du nord », « Dans les montagnes du nord », « L’Histoire du juge », et l’épilogue.

On rappellera brièvement l’argument : dans une ville de l’ancien Caucase, le gouverneur Georgi Abachvili est renversé et assassiné. Sa femme Natella s’enfuit en abandonnant son fils Michel, encore bébé. Groucha Vachnadzé, une fille de cuisine, bravera moult périls pour l’arracher aux mains de ses poursuivants, allant jusqu’à se marier avec un paysan prétendument mourant. A la fin de la guerre entre la Géorgie et la Perse, la femme du gouverneur revient et réclame son fils. C’est un jugement de Salomon, rendu par le juge Adzak, qui tranchera le sort de Michel. On peut ajouter qu’il surtout s’agit du destin de trois personnages principaux dont on suit les péripéties : Groucha, la fille de cuisine, la fiancée de Simon, Natella Abachvili, l’épouse du gouverneur Georgi Abachvili, et Adzak, l’écrivain de village, qui devient juge.

La Compagnie du Vélo Volé s’empare avec un bel entrain de cette histoire où deux femmes se disputent un enfant. La troupe, très soudée, est composée de douze comédiens, sept femmes et cinq hommes, qui se partagent une quarantaine de rôles. La multiplicité des personnages géorgiens, au visage maquillé de blanc et aux lèvres soulignées de rouge, habillés de costumes fantaisistes (Natella, le gouverneur par exemple), ou inspirés de la culture russe (toque de fourrure, bottes…), donne à chacun l’occasion de jouer sa partition. Je pense notamment au duo des voyageuses qui font halte dans une auberge, au dialogue de Groucha avec le brigadier à l’inimitable accent belge ( !), ou encore à la plaidoirie des deux avocates de Natella lors du procès final.

La mise en scène, avec les changements à vue, est épurée au maximum et fourmille de jolies trouvailles. Un grand praticable de bois noir en fond de scène sera muraille du palais du gouverneur, mur de la maison des paysans dont la femme recueille momentanément Michel, ou bien s’ouvrira pour laisser siéger le juge Adzak. De vieilles valises de cuir brun, nécessaires à la fuite des gens du gouverneur déchu, serviront de comptoir pour le marchand qui vend trois piastres une pinte de lait à Groucha ou deviendront passerelle pour lui permettre de franchir le col du Janga-Tau. La table de la maison de Laurenti, le frère de Groucha, et de sa femme Aniko, se transformera en lit d'agonie pour Youssoup, le futur époux. J’ai bien aimé l’emploi des marionnettes de tissu qui viennent doubler cette dernière scène ou qui miment l’assassinat du gouverneur Abachvili en jouant avec Michel à « coupe-cabèche ». On voit encore grandir l’héritier du gouverneur, au corps de tissu, grâce à la présence de la tête d’une des comédiennes dont le corps est habilement dissimulé. Effet garanti !

Tous ces éléments soulignent l’effet de distanciation cher à Brecht et destiné à rompre l’illusion théâtrale. Pour que le spectateur se détache de la représentation, la mise en scène use de techniques concourant à briser la mimesis, afin d’éviter l’identification aux personnages et de créer la réflexion critique. C’est ainsi que le comédien doit aussi prendre ses distances avec son personnage, ici par l’ironie notamment, voire par la caricature : « Il montre en s’étonnant le rôle qu’on lui a confié. »

De plus, la continuité de l’action elle-même se voit brisée par les commentaires du récitant, placé à cour, devant un pupitre. Il se charge parfois, entre deux répliques, d’exprimer l’inexprimable. Ainsi l’émotion est présente mais traduite dans un autre registre ; ne pesant pas sur le spectateur, elle empêche l’identification affective avec le personnage. Cela est particulièrement net dans la scène où Groucha se demande si elle va ou non sauver Michel. Le récitant est là pour exprimer son débat intérieur.

« Trop longtemps elle est restée là près de l’enfant,

Et à l’approche du matin, la tentation devint trop forte.

Et elle se leva, se pencha, prit avec un soupir l’enfant

Et l’emporta. »

 

Il en va de même pour les chansons et la belle musique d’Automne Lajeat, jouée par la violoncelliste assise à jardin, qui transpose musicalement l’émotion. Tous deux participent aussi à l’action en endossant certains rôles. Pour Brecht, la distanciation est bien un nouvel « art de montrer le monde de telle manière que l’homme puisse le maîtriser ».

 

Dans la valse des personnages du Cercle de craie caucasien, deux figures se détachent. C’est bien sûr d’abord Groucha, la fille de cuisine qui, soumise à « la terrible tentation de la bonté », finit, après moult hésitations, par emmener Michel avec elle afin de le soustraire à la violence de ses poursuivants. Ce beau personnage est proche de Shen-Te dans La Bonne Ame de Se-Tchouan, tout fait de bonté et de pudeur, sentiment que Brecht appelle la « gentillesse », mais dénuée de toute mièvrerie.

La blonde comédienne qui l’interprète, vêtue d’une jupe effrangée d’un rouge éteint, sanglée dans un corselet noir, confère beaucoup de force à ce personnage, un des plus optimistes de Brecht. Je retiens notamment la scène où, devant le juge Azdak, elle défend avec passion sa conception de la justice et en dénonce violemment les carences. On sait qu’elle finira, grâce au hasard, par avoir gain de cause et qu’elle gardera Michel. Les derniers mots qu’elle prononce sont émouvants : ne dit-elle pas à Simon, son fiancé retrouvé, que Michel, cet enfant adopté, est bien un enfant de l’amour ?

L’autre personnage, au statut des plus ambigus, est le juge Azdak, dont l’histoire est contée par le biais d’un retour en arrière. Après avoir sauvé le grand-duc tout en ignorant son identité et au terme d’un faux-procès dans lequel il dénonce le rôle des princes, Azdak est nommé juge par les soldats. Cet écrivain de village, ivrogne et amateur de femmes, qui vérifie sous les jupes des prévenues le corps du délit, ne rend en fait la justice que par esprit de révolte contre les grands.

 

C’est cependant bien cette sorte de bouffon qui, revenant à une forme de sagesse ancestrale, ordonne l’épreuve du cercle de craie pour départager Groucha et Natella : « Plaignante et accusée ! La cour a écouté votre cas et n’en a tiré aucune clarté : qui est la vrais mère de cet enfant ? En tant que juge, j’ai le devoir de choisir une mère pour l’enfant. Je vais organiser une épreuve. Chauva, prends un morceau de craie. Trace un cercle sur le sol. Place l’enfant à l’intérieur ? Plaignante et accusée, placez-vous à côté du cercle, toutes les deux ! Prenez l’enfant par la main. La vraie mère aura la force d’attirer l’enfant hors du cercle. »

 

Comprenant que Groucha, dans un premier temps, refuse de faire mal à Michel en l’écartelant, le juge reconnaît en elle la « vraie » mère et lui confie l’enfant. Il rend donc le jugement le plus juste en rendant l’enfant à la mère adoptive aimante au grand dam de Natella, la mère biologique indigne. Vêtu d’un long caleçon et d’une liquette blancs, recouverts négligemment par la robe noire du juge, le cheveu en bataille et une bouteille de vin à la main, le comédien interprète avec humour, ce personnage qui ne croit ni à Dieu ni à Diable.

La leçon que l’on peut tirer de ce jugement de Salomon bien hasardeux permet donc de répondre à la question posée par le prologue :

« Les choses doivent aller à ceux qui leur sont bons.

Ainsi : les enfants aux femmes maternelles, pour qu’ils prospèrent,

[…] Et la vallée à ceux qui l’irriguent afin qu’elle produise des fruits. »

 

Cet ancien conte chinois adapté pour le théâtre est tout à la fois parabole, satire de la société, réflexion sur le droit et la justice, interrogation sur l’amour maternel, sur la lâcheté et le courage. Pourtant, si l’issue en est heureuse, cela est plus le fait du hasard que d’une véritable justice. Associant gravité et humour, cynisme et émotion, la Compagnie du Vélo Volé en livre ici  une interprétation inventive et virevoltante, dominée par le beau personnage de Groucha. Et avec cet avatar géorgien de Mère Courage, elle propose une belle leçon d'abnégation et de générosité pour temps troublés.

 

Sources :

Dictionnaire des œuvres de tous les temps et de tous les pays, Tome 1, pp. 614-615, Laffont-Bompiani.

Le Cercle de craie caucasien, Bertold Brecht, Babelio.

Le Cercle de craie caucasien, Wikipédia.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
28 janvier 2016 4 28 /01 /janvier /2016 11:41

Love Letters, Cristiana Reali et Francis Huster saluant (Photo Ouest-France)

 

Jeudi 21 janvier 2016, au théâtre de Saumur, Le Dôme, Cristiana Reali et Francis Huster se lisaient les missives de Love Letters du dramaturge américain, Albert Ramsdell Gurney (1930), dans une mise en scène de Benoît Lavigne. On connaît le succès phénoménal de cette pièce qui fut créée le 27 mars 1989 à Broadway et qui fut traduite en une trentaine de langues. Jouée par les plus grands, de Charlton Heston et son épouse à Anouk Aimé et Gérard Depardieu, en passant par Elizabeth Taylor, Jean-Louis Trintignant, Philippe Noiret ou encore Jean-Pierre Marielle et Agathe Natanson, la pièce séduit par l’extrême simplicité de la mise en scène et la vérité émotionnelle qui s’en dégage.

A travers une correspondance ininterrompue de plus de cinquante années, c’est la vie de Melissa Gardner et d’Andrew Ladd Makepeace qui se déroule sous nos yeux, avec ses heurs et ses malheurs. L’une est une artiste rebelle, instable et torturée, tandis que l’autre est un avocat à succès que la vie politique va dévorer. Il semble que tout sépare ces deux êtres si différents, pourtant issus du même milieu huppé des WASP (White-Anglo-Saxon-Protestant), mais on comprend qu’un lien profond les unit.

Leurs choix successifs, consentis ou non, vont en effet les éloigner l’un de l’autre mais ils resteront toujours en contact par le biais d’une correspondance fidèle qui commence alors qu’ils ont huit ans. On écoute les petits mots griffonnés en classe dès leur plus tendre enfance, les déclarations d’amour adolescentes, les courriers adultes empreints de jalousie et de dépit, les missives dans lesquelles Melissa crie son mal de vivre et celles où Andrew exprime son ambition politique. Jusqu’à la dernière lettre, d’une grande émotion, qui clôture cette histoire d’amour impossible.

On y découvre aussi tout un tableau d’une Amérique de l’après-guerre : il y a les goûters d’anniversaire, les bals du lycée, les révoltes en pension, les garnisons au Japon pour les soldats américains ; on y parle de Yale et de Harvard, des mariages de convention qui finissent mal, du puritanisme ambiant et des internements psychiatriques. Entre rire et larmes, entre espoirs et désillusions, sur le ton de la tragi-comédie, tout cela est évoqué sans jamais rien « qui pèse ou qui pose » mais en même temps avec réalisme et humour.

Pour preuve, un extrait d’une lettre de Melissa après une soirée où Andrew ne l’a pas fait danser : « Je t’écris cette lettre parce que j’ai peur de me mettre à pleurer de rage au téléphone. Je t’en veux à mort, Andy. Sache que quand tu es invité à un dîner avant un bal tu es censé danser deux fois avec la maîtresse de maison. Et je ne parle pas de ma grand-mère ! C’est pour ça qu’on organise les dîners ! Pour qu’on soit assuré d’être invitée à danser ! Tu as dansé tout le temps avec Ginny Waters et pas une seule fois avec moi. C’est très mal élevé, c’est tout ? Tu ferais bien d’apprendre à vivre, Andy. Tu n’arriveras à rien dans la vie si tu es grossier avec les dames. De toute façon, va te faire foutre, Andrew Ladd Makepeace III ! » 

Au fil des lettres, entre dits et non-dits, entre aveux et retenue, dans la fragmentation du temps, c’est la perspective d’une autre vie qui se dessine et qui aurait pu réunir Andrew et Melissa. Et Andrew le laisse entendre à la fin de la pièce : leur relation fut, somme toute, essentiellement spirituelle et il exprime de la gratitude pour avoir connu avec Melissa une telle amitié amoureuse, lumière de toute son existence.

Voici comment Francis Huster présente cette pièce : « Deux acteurs sur scène lisent la correspondance entre un homme, sorte de héros à la John Fitzgerald Kennedy ou à la Gregory Peck, et une fille qui n’a peur de rien. Le public comprend dès le début que cela ne marchera pas, mais eux ne semblent pas vouloir l’accepter. »

La mise en scène est tout en épure, « déthéâtralisée » en quelque sorte, ponctuée par une musique très discrète. Assis côte à côte à une grande table lazurée de rouge, posée sur un grand tapis aux tons chauds, Cristiana Reali et Francis Huster lisent les lettres que les personnages se sont adressées. Gurney lui-même a souhaité que les comédiens ne se regardent pas : en effet, les deux personnages ne se rencontreront que très rarement et leur liaison physique n’aura existé que deux fois, à plusieurs années d’intervalle. Ce n’est qu’à la fin de la pièce que les deux comédiens se regardent enfin, réunis dans un au-delà de l’amour.

Francis Huster commente ainsi la mise en scène : elle est « cinématographique » dit-il. « Nous faisons semblant de lire puisque nous connaissons le texte par cœur. Nous sommes un couple dans un huis clos. […] Toute la pièce repose sur l’émotion puisque les sentiments ainsi lus sont surexposés. Cristiana et moi, nous ne nous regardons pas de toute la pièce, puisque nous lisons des choses que ces deux personnages ne pouvaient pas se dire en face. » C’est ainsi le public qui reçoit les lettres d’amour.

L’opposition des couleurs de leurs vêtements exprime le contraste entre les caractères des personnages. Tandis que Cristiana Reali-Melissa, l’artiste sensible et fantasque, porte une robe droite bleu turquoise, Francis Huster-Andrew, devenu un sénateur respecté, est vêtu d’un strict costume gris sur une chemise blanche cravatée de noir. A la fin, Melissa, désormais absente au monde, se drapera du grand châle rouge et or, symbole de la passion, posé sur le dos de sa chaise.

Les deux artistes ménagent avec art la progression tout à la fois sensuelle et dramatique de la pièce. La voix de Francis Huster, si identifiable, douce et métallique, a perdu cette légère emphase qu’elle avait lorsqu’il était à la Comédie-Française. Il joue à merveille de la gouaille juvénile d’Andy, laquelle prend des accents de tribun populiste lorsqu’il devient sénateur. En écho, la voix de Cristiana Reali, tout en douceur et extrême féminité au début, se mue peu à peu en la plainte d’une femme brisée à qui son destin échappe. Tous deux jouent avec sensibilité et subtilité des pauses et des accélérations d’un texte dicté par les intermittences du cœur.

Ce qui donne sans doute à leur prestation sa force et son émotion, c’est que la pièce possède pour eux une résonance intime. On sait en effet qu’ils furent mariés dix-huit ans, que Francis Huster fut le professeur de théâtre de Cristiana Reali et qu’ils jouèrent ensemble plus d’une dizaine de pièces. Lors de la reprise de Love Letters en avril 2014 au Théâtre Antoine, la comédienne dira : « J’ai appris mon métier avec Francis… Jouer avec lui, c’est comme le vélo : ça revient tout de suite. » Après leur séparation, ils choisiront des chemins différents, la comédienne s’intéressant aux textes plus contemporains et Francis Huster donnant sa préférence aux grands auteurs. « Cette pièce, c’était pile ce dont j’avais envie à ce moment de notre vie », précisera-t-elle.

Francis Huster reconnaît qu’après huit ans de séparation, il n’est pas évident de se retrouver ensemble sur scène : « Il nous a fallu gérer le double discours et réussir à nous retrouver. Cette pièce est un miroir bouleversant, puisque Melissa et Andy vivent des choses similaires à ce que Cristiana et moi avons vécu. […] Cette pièce nous rappelle les merveilleuses années que nous avons partagées dans un monde qui semble maintenant lointain. » Et Cristiana de renchérir : « Je ne m’attendais pas à être aussi émue en jouant. Pas seulement par mon rôle, également par ce qui se disait par rapport à nous. »

Ce contexte si particulier a sans doute apporté à cette soirée ce petit supplément d’âme qui a touché le public. « Ni avec toi, ni sans toi », c’est ce qu’il retiendra sans doute de ces Love Letters. En outre, lors des saluts, le régisseur est venu photographier les comédiens qui étaient juste au milieu de leur tournée. Francis Huster s’est alors adressé aux spectateurs en les remerciant de leur accueil, et en leur disant son plaisir à avoir joué dans le théâtre de Saumur, si merveilleusement rénové. « Pierre Dux et Jean-Louis Barrault l’auraient aimé », a-t-il ajouté.

 

 

Sources :

Note d’intention de Sandrine Dumas, www-mémoire.celestins-lyon.org

Interview de Francis Huster, Théâtre : Le Français joue Love Letters dans trois salles vaudoises – Culture – tdg.ch

 

 

 

Partager cet article
Repost0
19 décembre 2015 6 19 /12 /décembre /2015 11:53

 

Jeudi 17 décembre 2015, Saumur Temps Libre proposait une conférence sur la liberté et le destin. Le même soir, à la Closerie de Montreuil-Bellay, on jouait Constellations du jeune dramaturge anglais Nick Payne (1984). Deux prétextes pour réfléchir sur le libre arbitre et les choix que chacun fait dans sa vie.

Le schéma narratif de la pièce est en effet structuré - ou plutôt déstructuré -  autour de la théorie des mondes multiples, issue de la mécanique quantique. Cette théorie controversée, selon laquelle le temps n’est pas linéaire, postule que notre monde existe dans un nombre infini d’univers qui ne communiquent pas. Cette forme dramatique très particulière met ainsi en scène à Londres deux personnages qui se rencontrent lors d’un barbecue. Marianne (Noémie Gantier), chercheur en mécanique quantique, travaille à la Sussex University, près de Brighton ; Roland (Maxence Vandevelde), qui est apiculteur, vit à Tower Hamlet. La pièce donnera à voir sept moment-clés de leur histoire d’amour.

Arnaud Anckaert, créateur en 1998 de la compagnie Théâtre du Prisme à Villeneuve d’Ascq, aime « le défrichage des textes, la découverte de jeunes auteurs ». Dans une vidéo, il s’explique ainsi sur la raison de son choix : « Constellations est une pièce probabiliste, avec de nombreux possibles qui n’enferment pas les personnages dans une seule chose. » Evoquant le couple que forment Marianne et Roland, il précise : « Chaque fois que l’on entame une relation, il y a de multiples possibles, et, théâtralement, c’est génial ! C’est rassurant de savoir qu’on n’est pas déterminé. »

A propos du titre de la pièce, il ajoutera que « des constellations sont des points reliés d’une façon imaginaire, qui créent une forme et, [que], là, cette forme, c’est un couple ». Par ailleurs, les constellations ne sont-elles pas l’image de toutes les histoires différentes que les personnages auraient pu choisir de vivre ? On peut encore penser que le titre est antiphrastique, faisant mentir l’expression « être né sous une heureuse constellation », puisque la pièce nie précisément l’idée même de tout déterminisme.

En tous les cas, Roland et Marianne n’ont au départ pas grand’chose en commun. Certains moment de la pièce évoqueront ainsi le fait que leur histoire ne peut aboutir : une fois, Roland est marié, une autre fois, Marianne est infidèle à Roland et vice-versa et ils se séparent. Toute la pièce sera faite de cette alternance constante entre différents choix de vie.

 Marianne est un personnage complexe : si c’est une grande amoureuse, elle joue aussi parfois le détachement, l’indifférence, l’affectation, voire le cynisme. Ses répliques sonnent comme autant de fins de non-recevoir : - Roland : "Tu veux que je m’en aille ? – Marianne : Ne le prends pas mal, mais ouais. – Roland : J’ai fait quelque chose de travers ? – Marianne : Non. – Roland : J’ai dit quelque chose ? Je t’ai froissée ? - Marianne : Non. – Roland : Alors je ne comprends pas. – Marianne : Je ne te demande pas de comprendre, je te demande de partir." Hantée par le souvenir de la fin de sa mère, elle nous apparaît aussi vulnérable et angoissée quand elle est atteinte par la maladie. En même temps, on la perçoit extrêmement résolue quant au choix de ce qu’elle souhaite pour elle-même.

Roland, cet apiculteur passionné par son métier, est un personnage plus concret, plus pragmatique, plus terre à terre. Il semble parfois bien dépassé quand Marianne se lance dans de longues explications scientifiques sur la physique quantique ou la théorie des cordes, alors qu’il cherche surtout à l’embrasser. Partagé entre espoir et crainte, il consentira malgré tout au choix de celle qu’il aime mais, commente son interprète Maxence Vandevelde, « ça chamboule tout chez lui ». J’ai aimé la scène de la demande en mariage : ce grand timide se cachera en effet derrière un long discours sur les faux-bourdons, les ouvrières et la reine de la ruche avant d’oser faire sa demande et la scène est très touchante.

Les deux comédiens, admirablement dirigés par Arnaud Anckaert, jouent ici une partition des plus complexes. Alternant répétitions, reprises, recommencements, subtils changements d’intonation, modifications infimes d’un mot, d’une phrase, passant de l’humour (est-il possible de se lécher les coudes ?) au drame (la pièce évoque discrètement l’euthanasie), ils s’adonnent à des variations et des nuances ténues dans un exercice de haut vol. Noémie Gantier avoue le plaisir qu’elle éprouve à jouer ce texte : « A un moment, je suis malade ; quarante secondes après, je suis guérie. C’est jouissif ! » Elle reconnaît que, plus que le caractère de son personnage, ce sont ces modulations et ces nuances qui lui plaisent dans le jeu. On reconnaîtra qu’elle parvient à demeurer juste, en dépit de la difficulté à jouer ces différents états contradictoires.

Le décor simplissime sied particulièrement bien à l’éclosion des multiples possibles de cette relation amoureuse, banale à bien des égards. Constitué de trois cloisons de bois clair, dont celle du fond est rehaussée d’un banc, troué de deux portes asymétriques, l’une à cour et l’autre à jardin, il est un non-lieu propice à toutes les hypothèses. Il peut faire aussi penser au péristyle neutre des pièces classiques. Dans ce décor abstrait, rien ne viendra distraire le spectateur de l’aventure intime de Roland et de Marianne. Elle, longiligne silhouette, tout en noir, enlèvera ses lunettes et se déchaussera un moment ; lui, vêtu d’une chemise et d’un pantalon gris se dévêtira de la première. Ils s’assiéront de temps en temps sur la banquette et c’est tout. Les différents épisodes de leur relation seront parfois entrecoupés par le noir ou ponctués par une musique de plus en plus pesante à mesure que l’on s’achemine vers le terme de la pièce.

Si Nick Payne avoue avoir écrit cette œuvre pour se consoler de la mort de son père, une manière de catharsis en quelque sorte, il l’a écrite dans une langue contemporaine, sèche, précipitée, parfois très crue. Il y use avec art de l’ellipse, du flash back et de la narration antérieure ; pourtant le spectateur, amené à sourire, se voit peu à peu gagné par une émotion sourde. On sait d'ailleurs que certains critiques n’hésitent pas à faire de ce jeune écrivain une émule d’ Harold Pinter.

Constellations est donc une pièce atypique qui demande sans doute quelques efforts pour y pénétrer. Evoquant un quotidien banal, elle brasse cependant les grands thèmes du temps, de l'amour et de la mort. Tout s’y joue dans un vertige de possibles, entretenu par les non-dits et une écriture du ressassement. On y est attentif à ces petits riens qui changent tout quand, pour un oui ou pour un non, la vie prend une autre inflexion. Et il n’est pas innocent que je pense ici à la pièce éponyme de Nathalie Sarraute, créatrice elle-même d’une écriture résolument novatrice.

Nick Payne (Photo The Guardian)

 

Sources :

Programme de La Direction des Affaire Culturelles.

Vidéo : https://vimeo.com/76417936

Dossier Pédagogique de Constellations de Nick Payne

 

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Ex-libris
  • : Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
  • Contact

ex-libris

 ex-libris

 

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

Recherche