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15 décembre 2015 2 15 /12 /décembre /2015 18:51

Le repas de l'acte I d'Ubu roi (Photo Jean-Louis Fernandez)

 

Alfred Jarry (1873-1907) est surtout connu par un de ses personnages, le père Ubu, qui a donné lieu à la formation du dérivé « ubuesque », avec le sens de  « simultanément odieux et ridicule ».  Un cas assez rare dans la littérature d’occultation de l’écrivain par une de ses créatures, ici donc, le héros bouffon et monstrueux de la pièce d’Ubu roi, dont le titre est sans doute un écho burlesque de l’Œdipe roi de Sophocle. C’est cette pièce légendaire - et désormais classique - que nous avons vue jeudi 10 décembre 2015 à la Closerie de Montreuil-Bellay.

Mise en scène de manière inventive par Jérémie Le Louët, jouée avec une folie débridée par la compagnie des Dramaticules (6 comédiens jouent 19 personnages), la pièce nous a montré qu’elle n’a rien perdu de sa provocation  initiale. Le metteur en scène, qui se réfère régulièrement à Artaud et Jarry, s’explique ainsi dans sa note d’intention : « Les destructeurs, les transgresseurs, les affreux imposteurs ont toujours animé mes spectacles. Ce sont les meilleurs personnages. Ceux qui, éternellement, nous permettent de mesurer nos pulsions, nos fantasmes et nos frustrations, ceux qui interrogent la théâtralité par leur seule présence sur scène. » Je me rappelle que le Macbett de Ionesco, mis en scène par le même Jérémie Le Louët, se plaçait déjà dans cette perspective de provocation.

Le metteur en scène n’a retenu ici que les principaux épisodes de la pièce, expliquant qu’il s’est davantage intéressé à l’esprit parodique et contestataire de l’œuvre plutôt qu’à l’intrigue. Celle-ci met en scène le père Ubu qui, sur les conseils machiavéliques de sa femme, la mère Ubu, tue le roi Venceslas de Pologne et s’empare de son trône. Après la fuite du prince héritier Bougrelas et la mort de la reine, Ubu roi, qui peut désormais « manger fort souvent de l’andouille », entreprend réformes iniques et massacres de masse. Tandis que la mère Ubu cherche à s’emparer du trésor des rois de Pologne, Ubu est vaincu dans la bataille qu’il a menée contre le tsar de Russie. Après avoir fui en Litanie, avoir échappé à un ours, avoir été trahi par ses deux palotins, il finira par s’enfuir en bateau en France où il espère être nommé « maître des phynances à Paris ».

Jérémy Le Louët a donc adapté la pièce en jouant le jeu de la désacralisation. Elle est en effet censée se dérouler lors d’une répétition, qui voit s’affronter les personnages, en même temps que les comédiens jouent la discorde sur scène. Ainsi, dès le début,  deux acteurs sans costume, dans les rôles du père et de la mère Ubu, répètent la première scène, bientôt interrompue par le metteur en scène qui cherche à récupérer sa gidouille. La suite sera dans le même esprit qui verra un bal déjanté fêtant le couronnement d’Ubu et faisant appel à la participation des spectateurs, des interventions intempestives du metteur en scène ou encore des bagarres épiques entre les acteurs venant rompre le déroulement de la pièce.

Le décor signifie d’emblée ce choix : la scène apparaît en effet dans un invraisemblable désordre, où voisinent, au milieu des projecteurs, le trône du roi Venceslas, le gigantesque cheval à phynances, les portants, les paravents, les costumes et les tissus qui débordent des coffres jusqu’en bas de la scène, des armures et même d’une tête décapitée. Sont ainsi convoqués l’Iliade, Jean-Baptiste ou encore Don Quichotte.

Les costumes aussi participeront de cette volonté de désacralisation. Dans l'acte I, Ubu porte un caleçon long et sur le chef des oreilles d'âne ; la mère Ubu arbore une perruque blanche de mouton sur un déshabillé de satin vert à moitié ouvert. Au sein de ce caravansérail hétéroclite, tous les excès seront permis.

Auparavant, un pseudo-professeur de français, très pontifiant (joué par Jérémie Le Louët), aura présenté la pièce à des élèves qu’on imagine peu intéressés, tout en les faisant réfléchir sur la notion de classicisme. Par la suite, coupes dans le texte, interpolations, citations, critiques témoigneront d’une volonté scénographique de démolition, destinée à mettre en relief la dimension subversive de la pièce de Jarry. Les allusions à Shakespeare sont nombreuses : le père Ubu, c’est un peu Macbeth que la mère Ubu, à l’instar de lady Macbeth, pousse au meurtre du roi de Pologne. On reconnaît encore le fantôme du père de Hamlet dans celui de Venceslas qui vient demander à Bougrelas son fils de le venger.  Il y a aussi des échos de Racine quand la reine de Pologne en fuite s’écrie : « Je ne me soutiens plus ; ma force m’abandonne… » (Phèdre, acte I, scène 3). Toute une intertextualité et une mise en abyme éminemment parodiques sont ainsi au service d’une volonté de rénovation théâtrale.

A cet égard, l’aventure de la création de cette « œuvre de chaos » mérite d’être mentionnée. En 1888, élève en rhétorique au lycée de Rennes, Alfred Jarry a pour professeur de physique un certain M. Félix Hébert, chahuté depuis la nuit des temps. Affublé de surnoms tels P. H, père Heb, Eb, Ebé, Ebon, Ebance, Ebouille, il est le héros d’aventures rédigées en 1885 par le jeune Charles Morin et intitulées Les Polonais. Ce texte de potache sera la matrice du futur Ubu roi.

En 1896, Jarry (qui a commencé à publier en 1893) proposera à Lugné-Poe, directeur du Théâtre de l’Œuvre, et dont il devient le secrétaire, de monter Ubu roi (nouveau titre des Polonais). Ce drame en cinq actes et en prose sera joué le 10 décembre de la même année et provoquera un énorme scandale. Dédicacée à Marcel Schwob, la pièce porte en épigraphe : « Adonc le père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis depuis dénommé par les Anglais Shakespeare, et avez de lui sous ce nom maintes belles tragoedies par escript. » Se plaçant dans le sillage détourné du grand dramaturge, la pièce est bien une farce quand on lit encore la composition de l’orchestre, qui comprend « des cervelas, des olifans verts, des sacquebutes et des galoubets ». La mise en scène de Jérémie Le Louët accorde d’ailleurs une grande importance au son, souvent très violent, qui participe de cette entreprise outrancière.

La scénographie utilise beaucoup la vidéo. Au début, lors de la scène du repas pantagruélique entre les époux, on voit en fond de scène une riche nature morte. Lors des scènes guerrières, des tableaux de grands maîtres sont projetés, et j’ai cru y reconnaître une Chasse au tigre de Delacroix. Quand Ubu, devenu roi, affronte l’armée du tsar, une vidéo invite à l’imaginer galopant à l’infini sur un chemin, tout en chevauchant son cheval à phynances. La vidéo vient aussi parfois en miroir pour doubler les scènes et exacerber les mimiques et attitudes des personnages. En même temps, des éléments de décor extrêmement simples sont utilisés (chaises et bancs pour les acteurs qui ne jouent pas, praticables) afin de laisser le champ libre à la violence verbale et physique des personnages.

Car se joue ici la lutte éternelle du fort et du faible, que rejouent aussi, à leur niveau, le père et la mère Ubu. A la violence sexuelle de leur relation, marquée par un langage ordurier et des gestes sans équivoque, répond la violence du despote sur son sujet, et celle du sujet contre son roi. Ceci s’observe lors de la scène au cours de laquelle, avec l’aide de la mère Ubu, le père Ubu et son comparse, le capitaine Bordure, assassinent le roi Venceslas qu’ils piétinent brutalement alors qu’il est déjà à terre. La férocité et la bestialité humaines – qui n’ont rien à envier à celle de l’ours de Lituanie qui agresse Ubu et ses palotins dans le dernier acte -  sont illustrées encore dans le massacre des nobles et des paysans et lors de la bataille sanguinaire contre les Russes. Dans un délire de cris, de hurlements, de coups de fusil, de fumée, les deux camps s’affrontent sans pitié.

Par ailleurs, en ces temps de campagne électorale, j’ai trouvé des échos entre le discours du roi Venceslas et ceux de nos politiciens, tout remplis de grands mots vides et de promesses fallacieuses. Quant à la pression de la fiscalité nouvelle qu’Ubu roi veut imposer à son peuple, n’est-elle pas toujours actuelle ?

On se demandera alors s’il est possible de définir cette pièce. N’est-elle qu’un canular de potache ? Est-ce une parodie de pièces à grand spectacle ? N’est-ce pas plutôt une farce burlesque et féroce ? Une véritable satire d'une société en proie à la violence et à la satisfaction de ses instincts les plus bas ? Certes, les personnages n’ont aucune épaisseur psychologique et ne sont que des fantoches ; on se rappellera d’ailleurs que la pièce avait été conçue à l’origine pour des marionnettes. 

Pourtant, il est clair que la pièce fait mouche par sa truculence langagière, sa verdeur et sa cocasserie, rabelaisiennes. Ici, néologismes et déformations lexicales font florès. Les « merdre » et « bouffre » subversifs sont au service de la boursouflure et de l’excès inhérents à cette pièce inclassable. Sans doute aussi annoncent-ils cette « pataphysique » qui deviendra la marque de Jarry : « La pataphysique est une science que nous avons inventée et dont le besoin se faisait généralement sentir », pourra-t-on lire dans Ubu cocu (remanié en 1897 et publié en 1944). Plus classiquement, on dira qu’elle est la science qui cherche à théoriser la déconstruction du réel et sa reconstruction dans l’absurde.

Avec la suite d’Ubu roi, Ubu sur la butte (1897) et Ubu enchaîné (1900), Jarry  poursuivra cette « manipulation ludique des mots et des concepts ». En cela il est bien le précurseur du surréalisme et du théâtre de l’absurde. Mais, à la sortie du spectacle, le spectateur ne pourra s’empêcher de dire avec Paul Claudel : « Où diable a-t-il été trouver tout ça ? »

 

Sources :

Note d’intention de Jérémy Le Louët, Programme de La Direction des Affaires Culturelles

Dictionnaire des Littératures de Langue française, Tome 2, Bordas

Mon billet sur Macbett de Ionesco par les Dramaticules :

http://ex-libris.over-blog.com/article-un-theatre-de-violence-macbett-de-ionesco-50243274.html

 

 

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8 décembre 2015 2 08 /12 /décembre /2015 23:34

 

Le grand metteur en scène suisse Luc Bondy est mort récemment  à Zürich le 28 novembre 2015. A cette occasion,  j’ai regardé de nouveau un DVD de ma bibliothèque, La seconde surprise de l’amour de Marivaux, qu’il avait mise en scène en 2007 aux Amandiers de Nanterre et, en 2008, aux Bouffes du Nord et au Théâtre des Célestins. L’enregistrement pour la COPAT avait été réalisé au Théâtre du Quai à Angers en 2008.

Cette comédie en trois actes et en prose fut créée au Français le 31 décembre 1727. Si elle n’obtint pas un grand succès alors, elle fut souvent reprise par la suite et elle est désormais une des plus prisées du public. Dans cette pièce, on découvre la Marquise éplorée après la mort précoce d’un mari très aimé. Elle rencontre le Chevalier en proie à un noir chagrin car celle qu’il aimait, Angélique, lui a été enlevée pour le cloître. Lisette, la suivante et confidente de la jeune femme, voudrait qu’elle se console soit avec le Chevalier, soit avec le Comte qui la poursuit de ses assiduités. Sous le regard d’Hortensius le Philosophe et de Lubin, le valet du Chevalier, les deux inconsolables iront l’un vers l’autre au prix de bien des fâcheries, bouderies, crises de jalousie et autres dépits amoureux. Si la pièce reprend, en la développant, l’intrigue de la première Surprise de l’amour, elle est d’une construction plus achevée et affirme la maîtrise dramatique de Marivaux.

La mise en scène de Luc Bondy est passionnante à bien des égards. Les interviews réalisées en coulisses, qui présentent la manière dont il travaille avec ses comédiens le sont aussi et j’aimerais ici rendre compte.

Au premier chef, c’est le décor qui surprend pour une pièce de Marivaux qu’on imagine plutôt dans un salon. Sur un fond d’un bleu dur se détachent deux maisonnettes noires, style cabines de plage, qui se déplacent le long d’une plateforme en fonction du rapprochement amoureux de la Marquise et du Chevalier. Sur ce praticable étroit, les personnages seront en constant déséquilibre. Au début de la pièce, la cabane, à jardin, où se trouve la Marquise est recouverte d’un grand crêpe noir de deuil. Luc Bondy avait même imaginé que l’ensemble de la scène aurait pu être recouvert de ce voile noir. Toujours est-il qu’il a souhaité créé l’atmosphère d’un ciel couvert avec peu d’éclaircies. Il a aussi voulu que l’on pense à un bord de plage. Dans l’interview qu’il a accordée à la COPAT, il dit qu’il aime bien cette idée d’être « au bord » de quelque chose. Les personnages sont amenés à être ensemble mais ils pourraient aussi bien se séparer.

Sur le devant de la scène, une sorte de chemin de gravier blanc bien délimité, en façon de Carte du Tendre, dont les fins cailloux finiront dispersés et chaotiques. La scène entre la Marquise et Hortensius son précepteur aura lieu au milieu de trois chaises de fer. A noter que l'ensemble est délimité par une rampe lumineuse rectangulaire. Au lieu de situer l’action dans un lieu clos, le metteur en scène a imaginé ce décor comme un espace mental dont il dit lui-même qu’il est « crépusculaire ».

Dans l’interview, Luc Bondy explique qu’après avoir monté deux fois Marivaux en allemand en 1975 et 1985, il a souhaité le faire en français Outre l’envie de travailler avec de jeunes comédiens français, il a souhaité adapter Marivaux comme il l’entendait. Estimant en effet que les mises en scène du dramaturge français sont souvent trop fabriquées, trop construites, il lui fallait trouver une forme plus directe, où les mots passeraient essentiellement par le corps. Il aspirait à retrouver une naïveté, une transparence, à montrer comment la constellation des personnages se crée dans une alchimie particulière, qui est celle de la langue du XVIII° siècle. Souvent, au théâtre, précise-t-il, on a l’impression d’entendre ce qu’on déjà entendu avant. Selon lui, il est nécessaire que la langue traverse le corps, ne soit pas portée devant soi ; les choses ne doivent pas être « amenées » mais bien vécues directement. C’est ce travail précis et audacieux qu’il a demandé à ses comédiens.

Luc Bondy explique que, pour lui, l’histoire n’est pas tellement « dramatique », au sens de « drama », action. Dans cette pièce où les événements extérieurs sont minimes, ce sont les événements intérieurs qui deviennent très importants. La Marquise (Clotilde Hesme) et le Chevalier (Micha Lescot) sont très jeunes et pourtant ils se refusent à l’amour, comme s’ils en avaient déjà tout vécu. Or, il n’en est rien, notamment pour la Marquise qui a été mariée peu de temps. C’est donc par le biais de la mélancolie et du malheur qu’ils vont être amenés à se découvrir.

Au début, les personnages sont impuissants à nommer ce qui leur arrive : ce qui est de l’amour, ils l’appellent amitié ; au lieu de dire qu’ils sont jaloux, ils disent qu’ils sont « fâchés ». En fait, les choses leur arrivent avant qu’ils ne s’en rendent compte eux-mêmes. Chez Marivaux, les sentiments sont embrouillés, confus, la topographie intérieure est chaotique, les êtres sont frappés d’amnésie, ils font une chose et immédiatement après, le contraire. A l’instant vécu dans le présent succède un autre instant dont les lois sont aussi valables que celles de l’instant précédent. Ils cheminent ainsi à l’aveugle sur la Carte du Tendre. C’est peut-être chez les valets, Lisette (Audrey Bonnet) et Lubin (Roch Leibovici), que l’on trouve une sagesse plus grande. Mais si ceux-ci possèdent l’expérience ou une sagesse d’avant l’expérience, ils sont aussi plus fourbes. La Marquise et le Chevalier sont certes moins manipulateurs mais on dira qu’ils se manipulent eux-mêmes.

Luc Bondy reconnaît avoir choisi ses comédiens pour leur personnalité. La Marquise et le Chevalier apparaissent comme « deux  hérons amoureux » ainsi qu’il le dit lui-même avec drôlerie. La Marquise, vêtue d’une robe noire mi-longue à manches courtes sur des collants et des chaussures noires à talons, arbore une chevelure courte en bataille, difficile à discipliner. Clotilde Hesme la définit comme complaisante dans sa souffrance, orgueilleuse, de mauvaise foi, pleine d’amour-propre et de fierté. Vers la fin de la pièce, son visage blafard s’éclairera d’un rouge à lèvres discret mais bien visible, signe de sa volonté d’un retour à la vie après le deuil. Allant jusqu’à s’entortiller dans les voiles noirs ou à s’allonger par terre, elle s’interrogera pourtant : « Mais qu’est-ce donc que cette aventure-là ? »

Micha Lescot, en  dandy dégingandé, campe un Chevalier en plein désarroi amoureux, qui passe par tous les états et toutes les épreuves du sentiment amoureux. Avant la réalisation de ses vœux, il les aura tous vécus. Sanglé dans une veste noire qui l’engonce, habillé d’un pantalon jaune qui lui apporte une tonalité fantaisiste, il semble mal à l’aise devant ce sentiment incompréhensible qui l’envahit et qu’il ne sait pas nommer. Il s’autorise de grands mouvements emphatiques, des gestes excessifs qui expriment le maelström bouleversant dont il est la proie.

Audrey Bonnet fait de Lisette une soubrette-confidente qui vit dans l’amour de sa maîtresse et entretient un rapport passionnel avec elle. Elle n’a qu’une idée : lui faire retrouver le goût de l’amour, même si, pour cela, elle doit se nier elle-même. Primesautière et futée dans sa courte robe blanche, elle court du Chevalier au Comte (Roger Jendly), et peu importe pour elle qui remportera le cœur de sa maîtresse.

Son alter ego, c’est Lubin, interprété par Roch Leibovici, que l’on voit caracoler à bicyclette dans la première scène. Tout de beige vêtu, coiffé d’un panama de paille, il est aussi le confident du Comte en même temps que son souffre-douleur. Le comédien le présente comme une sorte d’Arlequin un brin naïf, le double du Pierre de La première Surprise de l’amour. C’est un personnage instinctif, un rustre tout en malice, dont les gaffes permettent à l’action de progresser.

Le Comte est joué par Roger Jendly. Arborant costume et gilet gris sur une chemise de la même teinte, éclairée par un nœud papillon noir, il est le soupirant qui fut un ami de feu le marquis. Roger Jendly doute de son amour pour la Marquise qu’il veut s’approprier : « Il veut se l’acheter » dit-il. Selon lui, c’est un grand égoïste qui demande surtout à la jeune veuve de faire son bonheur. Luc Bondy a choisi d’en faire le rival riche et vieillissant du Comte, émettant même l’idée que la Marquise aurait pu le choisir pour sa fortune.

Enfin, Hortensius (Pascal Bongard) apparaît comme un intellectuel pédant, au service de la marquise pour lui faire la lecture et la tirer de son deuil. Le Philosophe proclame de grands principes, « La philosophie ne veut pas que l’on se prenne d’amour », alors même qu’il s’est épris passionnément de Lisette. Il craint pour sa place mais n’échappera pas au congédiement.

Luc Bondy fait remarquer que, chez Marivaux, il n’est pas  de sentiments fixes. Il faut une certaine alchimie pour que tel ou tel sentiment soit provoqué mais le dramaturge fait toujours quelque chose d’autre au dernier moment et le spectateur est surpris. Selon lui, Marivaux est l’auteur qui écrit le mieux l’inattendu. Le metteur en scène parle de ce théâtre comme d’une machinerie très géométrique mais qui fait naître la surprise. A la fin de la pièce, les personnages sont vidés et se crée une impression de vide. « On dirait qu’ils meurent de ne plus avoir à continuer. » La mise en scène de cette pièce a particulièrement bien rendu cette atmosphère : la lumière change, devient plus dorée, les personnages sont assis mais leur visage est sans expression alors qu’il devrait exprimer, à tout le moins, de la satisfaction. Ici, les personnages semblent complètement absents à eux-mêmes et au monde. C’est très étrange !

Dans l’interview des comédiens réalisée en coulisses, ceux-ci expriment tous leur plaisir à dire la langue de Marivaux. Roger Jendly en parle comme d’une langue à part, magnifique, proposant au comédien une partition superbe. Il évoque la jouissance à chercher à en faire une langue moderne. Micha Lescot souligne que c’est une langue compliquée qui jette des fulgurances, crée des jaillissements, issus de tournures parfois lourdes. La gageure est de permettre qu’à travers elle des gens aux parlers divers s’expriment en une langue directe, comme dans la vie. Roch Leibovici parle d’un Marivaux plein de bon sens, pas aussi précieux qu’on veut bien le dire. Bien avant la psychanalyse, il insiste sur sa connaissance poussée de la psyché humaine, portée par une langue qui met à jour les pulsions les plus secrètes. Pour Clotilde Hesme, le dramaturge du XVIII° met en scène des sentiments très concrets, très humains, que chacun peut reconnaître. Ses personnages nous sont très proches. Enfin, Audrey Bonnet explique qu’elle ne s’était jamais sentie « très amie » avec cette langue. Elle avait en tête des clichés, une petite musique particulière, dont elle ne parvenait pas à se défaire. « Je ne pensais pas que ces mots-là pouvaient circuler ainsi en moi, et autant sur l’instant » avoue-t-elle. Jouer Lisette lui a fait découvrir qu’il existait un monde entre la lecture qu’elle avait eue de la langue de Marivaux et la circulation de ses mots en elle.

Micha Lescot précise que Marivaux est difficile à jouer. On choisit de jouer une humeur mais cela pourrait en être cinq autres. Il s’agit d’un parti pris de mise en scène pour amener la scène dans telle ou telle direction. Mais tout est tellement ouvert qu’il faut faire en sorte que la parole soit proche de ce que l’on ressent aujourd’hui dans le trouble amoureux et que cela ne ressemble pas à du bavardage.

Le sextuor des comédiens a été unanime pour affirmer le bonheur de jouer sous la houlette de Luc Bondy. Celui-ci a précisé en ces termes sa conception du travail sur le personnage : « Je ris quand un acteur me dit : « Je cherche mon personnage. » Cela n’existe pas pour moi. Pour moi, l’idée de la « construction » du personnage est quelque chose de très désuet. » En effet, les six comédiens confirmeront qu’il part toujours de la personnalité de ses interprètes.

Pascal Bongard évoque sa décontraction absolue, sa faculté de susciter les choses, de les « érotiser ». Très vite, il rend le plateau « désirant et désirable ». Le metteur en scène élague, précise, mais « on est comme dans du papier de soie, dans quelque chose de fragile » dit-il. Avec lui, tout est mouvance, nuance, rien n’est fixé car il n’est jamais péremptoire. Pour le comédien, c’est du plaisir à l’état pur.

Roger Jendly souligne le fait que Luc Bondy part toujours de la personnalité du comédien. S’il provoque le jeu de celui-ci, il se fonde cependant sur ses propos. Clotilde Hesme renchérit en précisant qu’il ramène toujours le personnage vers son interprète. Appelant ses comédiens par leur prénom, il aspire à ce qu’ils s’expriment à travers l’écriture de Marivaux.

Micha Lescot ajoute que Luc Bondy attend que la mise en scène vienne aussi de ses interprètes. Il passe beaucoup de temps à parler avec eux, à les connaître, et dirige chacun de ses acteurs  d’une manière particulière. Ce rapport intime qu’il entretient avec eux lui permet de les diriger avec une grande sensibilité. « C’est simple et riche » et il est impossible de s’ennuyer avec lui car sa direction n’est jamais un carcan et elle favorise des « états de grâce ».

Audrey Bonnet s’arrête aussi sur son amour des acteurs : « J’ai rarement vu ça » dit-elle. L’air de rien, il les accompagne constamment, attendant qu’ils entrent en accord – ou en désaccord – les uns avec les autres. « Ca se cristallise toujours dans une grande liberté ! » Quand la première arrive,  elle en est étonnée car elle n’a pas vu les choses se faire. Avec Luc Bondy, elle éprouve cette sensation de l’instant, qui est absolue. Chaque soir, remarque-t-elle, l’instant est palpable. Le metteur en scène est là qui regarde et écoute des choses assez secrètes et mystérieuses. S’il ne livre pas beaucoup de choses, il possède le don de faire changer, de faire évoluer, l’air de rien. En fait, il n’est « jamais contre ! »

Roch Leibovici remarque cette façon propre à Luc Bondy de procéder pour trouver la justesse à travers quelque chose qui vient en propre du comédien. En quête de « quelque chose d’organique », s’il fait passer par des phases qui peuvent sembler chaotiques, contradictoires, tourmentées, c’est pour aller chercher loin dans ses interprètes mais en même temps très près d’eux. Cela demande une grande exigence et ce n’est pas toujours facile.

Clotilde Hesme insiste encore sur ce théâtre concret, direct, qui est tout le contraire d’un théâtre cérébral. Luc Bondy sait rendre les choses prosaïques et, avec lui, c’est toujours joyeux, on rit, on cherche ensemble, dans un climat de liberté et de confiance. Son amour pour les acteurs fait en sorte qu’il les met au centre et qu’il réussit à les faire jouer « les uns avec les autres ». En effet, si cela paraît être une évidence, il n’est pas si fréquent, au théâtre, que les comédiens se parlent réellement.

Micha Lescot ajoute qu’il sait fournir des indications précises sur un geste et que rien ne lui échappe. Il propose, il voit tout, il relance, il transforme. Tout cela s’opère « dans une ambiance de cour d’école », où la rigueur se joint au plaisir et à l’amusement. Et comme l’affirme Roger Jendly, le secret de Luc Bondy, c’est de toujours « faire du théâtre avec le sérieux d’un enfant qui s’amuse ».

 

Sources :

La seconde surprise de l’amour, Marivaux, DVD, La COPAT

Interviews de Luc Bondy et de ses six comédiens

 

 

 

 

 

 

 

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28 novembre 2015 6 28 /11 /novembre /2015 22:51

Ariane Brousse (Mandy) et Marie Delmarès (Tracey), dans Lettres de l'intérieur.

 

Dans Correspondance et théâtre, Jean-Marc  Hovasse  remarque en préambule que « l’écriture épistolaire ne semble pas avoir pour vocation, ni même pour penchant, de devenir une pièce de théâtre ». C’est donc toujours une gageure pour un metteur en scène d’adapter une correspondance pour la scène.

C’est ce pari risqué que Marie Dupleix parvient à tenir avec la pièce Lettres de l’intérieur, que j’ai vue jeudi 26 novembre 2015 au Dôme, le théâtre de Saumur. Sa compagnie, Les Mistons, travaille par ailleurs sur un vaste projet intitulé « Correspondances », qui a pour but de décliner les différents sens du terme : correspondance épistolaire bien sûr mais aussi correspondances d’idées et d’auteurs, correspondance au sens de chemin, de changement.

Ce spectacle a été créé en 2012 à Créteil et joué au festival d’Avignon en 2013. Il est inspiré d’un roman de l’écrivain australien John Marsden, lui-même passionné par les problèmes d’une adolescence en proie à la violence. Dans sa Note d’intention, Marie Dupleix précise qu’avec cette adaptation, elle cherche « ce qui se cache dans le langage verbal et non-verbal » ; elle veut « donner de la voix et du corps à l’écriture ; donner du temps au mot ».

L’histoire est celle de deux adolescentes  Mandy (Ariane Brousse) et Tracey (Marie Delmarès) qui entament une relation épistolaire. Si la première est issue d’une famille de la middle class, la seconde semble grandir au sein d’une famille idéale. Au gré des missives qui portent d’abord sur des aspects superficiels de leur vie, on finit par comprendre que Tracey a menti à sa correspondante. Après un délit grave dont on ignorera tout, elle a été incarcérée dans un établissement pénitentiaire où le seul moyen de s’en sortir est la violence. Mandy, quant à elle, vit sous la menace d’un frère que l’on sent capable de tout. Une amitié se tisse entre les deux filles, qui ne peuvent plus se passer de ces lettres, jusqu’au jour où Mandy ne répond plus à Tracey. Terrible silence qui terrasse Tracey au seuil de la rédemption.

Pour signifier la distance entre les deux épistolières, le scénographe Nicolas Simonin a conçu un espace divisé en deux. Il s’agit des deux chambres des filles, celle de Mandy à jardin, celle de Tracey à cour. Disposant chacune d’un lit semblable, recouvert d’un drap gris-vert, elles sont limitées par des praticables de métal bleu, au mur desquelles sont accrochés des miroirs disposés à des hauteurs différentes : miroirs du narcissisme adolescent, miroirs de la gémellité entre Mandy et Tracey, miroirs de la réverbération de la parole. Ils seront retournés progressivement pour faire apparaître, à jardin, le tableau d’une fenêtre ouverte vers l’ailleurs mais aussi celui d’une fille allongée sur un lit et veillée par ses proches. Dans la chambre de Tracey, un miroir retourné montrera un texte avec peut-être les instructions ou les ordres du centre de redressement. Au gré de leur humeur, les deux amies investissent cet espace clos, y déplaçant le lit, s’y allongeant, y somnolant,  s'y cachant, y rêvant à l’autre.

On appréciera le jeu des comédiennes qui s’emparent de ces deux personnages que l’amitié transforme et aide à vivre. Leurs caractères si différents, enthousiaste et sensible pour Mandy, plus dur mais tout aussi émouvant pour Tracey, finissent par trouver en l’autre confidente un reflet, au point qu’elles ne peuvent plus se passer l’une de l’autre. La similarité des couleurs de leurs vêtements, rouge et noir, renforce l'idée de gémellité. Avec ces deux personnages féminins, l’auteur a créé deux images de l’adolescence particulièrement convaincantes, et ils sont interprétés ici avec une belle spontanéité et une grande véracité.

Il y avait beaucoup de jeunes dans la salle qui ont longuement applaudi les deux interprètes. J’ai alors pensé à la phrase de Paul Nizan : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. »

 

 

 

 

 

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8 novembre 2015 7 08 /11 /novembre /2015 18:25

Maxime d'Aboville recevant le Molière du comédien 2015 pour le rôle de Barrett dans The Servant.

 

Samedi 31 octobre 2015, je suis allée avec ma fille voir The Servant au Théâtre de Poche-Montparnasse dans la mise en scène de Thierry Harcourt. C’est Laurent Sillan qui a adapté cette nouvelle (1948) de Robin Maugham, le neveu de Somerset Maugham. Maxime d’Aboville, dans le rôle du valet Barrett, a reçu le Molière du comédien 2015 dans un spectacle privé.

J’avais bien sûr en mémoire Dirk Bogarde interprétant magistralement le même personnage inquiétant et pervers dans le film de Joseph Losey (1963), scénarisé par Harold Pinter, et je craignais d’être déçue. Pourtant, je dois dire que Maxime d’Aboville livre ici une interprétation qui n’a rien à envier à celle du comédien anglais tant il joue avec noirceur et veulerie le rôle de ce domestique qui entraîne son maître dans la dépendance et la dépravation.

On connaît le synopsis d’une œuvre qui orchestre, dans le milieu de la haute société britannique, le renversement de la dialectique du maître et de l’esclave. Joseph Losey, le metteur en scène anglais, en parlait comme « une sorte d’histoire de Dorian Gray, mâtinée de mythe faustien ». De retour des colonies d’Afrique où il a sans doute vécu une expérience traumatisante dont on ignorera tout, Tony (Xavier Lafitte), un jeune lord désœuvré embauche un serviteur (Maxime d’Aboville) qui va vite se révéler indispensable. En dépit des mises en garde de ses proches, sa fiancée Sally (Alexies Ribes) et son ami fidèle Richard (Adrien Melin), Tony, qui semble avoir perdu le goût de vivre, s’en remet corps et âme à son valet qui l’entraîne bientôt dans ses turpitudes. Il sera secondé dans ses basses œuvres par sa maîtresse Véra qu’il fait passer pour sa sœur et ensuite par Kelly, une autre femme de petite vertu. Les deux rôles de la blonde et de la brune sont joués par Roxane Bret, dont c’est je crois le premier rôle au théâtre, et si elle surjoue parfois, elle n’en est pas moins assez convaincante dans le rôle.

L’action se passe dans un décor des années 50 qui se crée peu à peu sous nos yeux. En effet, quand la pièce commence, le jeune dandy, de retour à Londres, évolue dans un intérieur impersonnel recouvert de draps blancs. Peu à peu grâce aux bons offices de Barrett, la maison se métamorphose en un lieu cossu et chaleureux : canapé, buffet en loupe d’orme, tapisserie aux grosses fleurs. On notera les éclairages qui contribuent à l’intimité et au resserrement d’un lieu que le maître, englué dans la toile d’araignée de son serviteur, ne voudra bientôt plus quitter. Les changements de décor s’opèrent à vue et Tony, le maître, est aussi à la peine.

La scène du Petit Théâtre de Poche sied à merveille à ce huis-clos étouffant dans lequel Barrett séduit insidieusement son maître en se rendant indispensable. Au début sanglé dans un pardessus gris foncé au col de velours noir, un rien compassé, professant une obéissance sans faille, le valet aux cheveux gominés fait forte impression sur un Tony qui semble avoir abandonné toute volonté et s’en remet totalement à lui. Maître-orchestre de la décoration des lieux, cuisinier hors pair, pourvoyeur d’alcool, entremetteur, Barrett réveille aussi la sexualité endormie de son maître en partageant avec lui sa maîtresse.

Dans ce rôle de démon tentateur, à l’homosexualité latente, Maxime d’Aboville est surprenant de séduction doucereuse, d’obséquiosité et de perversité calculée. Les yeux outrageusement cernés, les mains gantées de blanc, ce domestique bien sous tous rapports poursuit farouchement sans désemparer son entreprise d’asservissement. La découverte de la vraie nature du serviteur par le maître n’empêchera nullement Tony, proie vulnérable et consentante, de retomber dans ses filets. La pièce se clôt sur la fuite de Tony dans la coulisse où il rejoint les deux acolytes dont on entend les rires pervers.

La réussite de cette adaptation tient sans doute encore à l’élégance d’une mise en scène fluide et rigoureuse, qui ne tombe jamais dans l’excès ou la vulgarité. Un humour discret, la justesse nuancée de retenue du jeu des jeunes comédiens, les bruns, les mauves des costumes, la musique jazzy qui accompagne le texte avec pertinence, tous ces éléments concourent à créer un spectacle « british » et fascinant, qui fait du valet Barrett une sorte de Tartuffe à l’anglaise.

 

Lien vers la vidéo :

http://youtu.be/Xo9o4WoLF50

 

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11 avril 2015 6 11 /04 /avril /2015 21:38

 

Il paraît qu’après avoir assisté à la première du Revizor ou l’inspecteur du gouvernement de Nicolaï Vassiliévitch Gogol, à Saint-Pétersbourg, le 19 avril 1836, le tsar Nicolas 1er aurait déclaré avec un sourire désabusé : « Tout le monde en a eu pour sa part, et moi un peu plus que les autres. » Et c’est bien l’impression que le public saumurois a pu ressentir lors de la représentation de cette comédie en cinq actes qui était jouée jeudi 9 avril 2015 au Théâtre de Saumur par la Compagnie Toda Vía Teatro, dans une mise en scène de Paula Giusti et une traduction d’André Markovicz. La peinture des caractères, des types, particulièrement ceux de la bureaucratie russe, et de l’atmosphère générale y est incisive et cette satire sociale est plus que jamais d’actualité. D’ailleurs, le texte ne porte-t-il pas en épigraphe : « Ne t’en prends pas au miroir si ton visage est de travers » ?

Cette pièce, qui fut écrite sur une idée de Pouchkine et qui donna à son auteur une gloire panrusse, se structure autour de l’annonce de la  venue prochaine d’un inspecteur général dans une petite ville de province. Au temps de l’absolutisme russe, ce personnage jouissait de pouvoirs très étendus, et pouvait prendre des mesures disciplinaires et des sanctions immédiates ; il inspirait ainsi la plus grande crainte.

Dans l’angoisse de voir leurs magouilles et autres pots de vin découverts, les principaux notables du lieu, le bourgmestre Anton Antonovich (Laure Pagès), le directeur des postes Ivan Kouzmitch (Dominique Cattani), l’inspecteur des collèges Louka Loukitch (Florent Chapellière), le directeur des hôpitaux Artémi Filippovitch (André Mubarack), le juge Ammos Fiodorovich (Mathieu Coblentz), le propriétaire foncier Dobtchinski (Florian Westerhoff) vont tomber dans un piège qui va dévoiler leurs compromissions et leur bêtise. Croyant reconnaître l’inspecteur du gouvernement dans le viveur Khlestakov, ces petits bureaucrates attachés à leurs prérogatives et à leurs privilèges mettent tout en œuvre pour s’attacher ses faveurs. Aidé de son valet Ossip (Dominique Cattani), le jeune débauché n’a aucun scrupule à profiter de l’aubaine, acceptant réceptions et espèces sonnantes et trébuchantes. Il ira jusqu’à se fiancer avec Maria la fille d’Anton Antonovich (Larissa Cholomova) après avoir aussi séduit l’épouse de ce dernier, Anna (Sonia Enquin).

L’intrigue se déroule à une cadence rapide jusqu’au moment où le faux inspecteur disparaît aussi vite qu’il est arrivé. Au moment où le directeur des postes, qui a violé le secret de la correspondance, révèle l’imposture, apparaît un gendarme qui annonce l’arrivée du haut fonctionnaire dépêché par Sa Majesté. Celui-ci somme le bourgmestre de se présenter immédiatement à l’hôtel où il est descendu…

La trouvaille scénographique de Paula Giusti, c’est d’avoir fait de Khlestakov, imposteur malgré lui, une marionnette (elle est en cela l’héritière du bunraku, théâtre traditionnel japonais qui fait usage de marionnettes à taille humaine). Celle-ci est manipulée par le valet Ossip ou par les autres personnages, dans les scènes chorales. Si ce choix particulier a pour effet de révéler de suite l’imposture – ce qui, pour certains, peut sembler infléchir le sens de la pièce – il a pour vertu de tirer résolument cette mise en scène vers la farce. Affublés de faux nez (souvenir de la nouvelle Le Nez ?), de maquillages charbonneux, les comédiens jouent façon Comedia dell’arte, forçant le caractère de leur personnage. On adhère ou pas, mais ils apparaissent bien ainsi comme des automates, frères eux-mêmes de la marionnette Khlestakov. Comme dans Le Nez, où le personnage découvrait un nez dans du pain, la fin de la pièce frôle le fantastique quand la main de la marionnette reste dans celle de Maria, dépitée de voir s’en aller son fiancé d’un jour. Le fantastique affleure aussi quand les habitants du village viennent se plaindre auprès de Khlestakov et que, parmi eux, se trouvent des marionnettes.

Dans sa note d’intention, Paula Giusti insiste sur l’aspect éminemment comique de l’œuvre : « […] l’univers de Gogol en entier m’attire, me fait rire, ou plutôt m’envahit d’un « sourire radieux », comme dirait Nabokov. » Ce rire décapant, qui démasque, qui sonde les reins et les cœurs, n’est guère éloigné de celui d’un Molière dans ses grandes comédies de mœurs.

La scénographie adoptée est sobre, présentant sur scène les différents lieux de l’action  entre trois portes mobiles : la chambre d’hôtel de Khlesatkov et le salon du bourgmestre Anton. Le passage d’un acte à l’autre se fait par le biais des didascalies qui scandent la progression dramatique. A jardin, le musicien Carlos Bernardo Carneiro Da Cunha se tient derrière un clavier, ponctuant l’action et les gestes des personnages avec une guitare ou un xylophone.

Impeccablement réglée comme une chorégraphie, cette mise en scène fait la part belle aux comédiens qui ont tout le loisir de pousser leur personnage vers la caricature et ils ne s’en privent pas. A cet égard, le quarteron de bureaucrates, sanglés dans leurs vêtements couleur de muraille, joue sa partition avec jubilation (en dépit de quelques longueurs), notamment lorsque chacun se présente devant le pseudo-inspecteur.

Par ailleurs, j’ai particulièrement apprécié le jeu de Dominique Cattani, « l’artiste de foire », le montreur de la marionnette Khlestakov, qui manipule celle-ci avec discrétion, précision  et vélocité. Comme d’autres comédiens, il joue d’ailleurs plusieurs rôles.

J’ai certes été « bluffée » par la prestation de Laure Pagès, la comédienne qui interprète Anton le bourgmestre et qui mène la pièce tambour battant. Cependant, je suis toujours gênée quand les rôles d’hommes sont tenus par des femmes ;  m’en étant de suite rendue compte,  cela a inévitablement parasité mon regard.

En revanche, j’ai beaucoup aimé la scène où Anna, la femme d’Anton, danse avec Khlestakov un tango, petit clin d’œil à l’origine argentine de Paula Giusti. Instants poétiques  suspendus qui viennent illustrer les intentions du metteur en scène : « Je voulais trouver et montrer l’humour et la poésie qui font partie de la vie. »

Gogol avait rêvé de faire une grande carrière dans l’administration. Son échec est peut-être à l’origine de cette satire sociale sans concession d’une caste qui n’en finit pas de faire des émules. Mais en même temps, c’est à chacun qu’il tend un miroir et il nous invite à nous poser la question : « De quoi riez-vous ?... C’est de vous-mêmes que vous riez !… »

 

Sources :

Programme de la Direction des Affaires Culturelles

Dictionnaires des œuvres de tous les temps et de tous les pays, Laffont-Bompiani, V, Robert Laffont

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28 février 2015 6 28 /02 /février /2015 18:50

Matthieu Genet, interprète de Caligua,

dans la mise en scène d'Emmanuel Ray

 

Mardi février  2015, les spectateurs du Théâtre de Saumur étaient invités à philosopher avec Camus. La Compagnie du Théâtre en Pièces y jouait Caligula, une pièce que le philosophe-dramaturge avait voulue, dès 1937, comme une « méditation active et mimée sur le sens de la mort ». On sait que le romancier fit appel au théâtre pour préciser la pensée de L’Etranger et du Mythe de Sisyphe ; selon lui, bien loin d’être une « pièce à thèse », rien n’est plus dramatique que Caligula.

L’œuvre connut une longue gestation, de 1937 à la rédaction en novembre 1939. Objet de plusieurs manuscrits, elle fit l'objet de deux éditions en 1944, subit des modifications après la première représentation en 1945. Celle-ci eut lieu au Théâtre Hébertot, dans une mise en scène de Jacques Œttly. Gérard Philipe y était Caligula, Georges Vitaly, Hélicon et Michel Bouquet, Scipion. Un dernier remaniement eut lieu lors du Festival d’Angers ;  Camus avait alors lui-même fait la mise en scène de sa pièce. C’est cette version qui fut reprise en 1958 par le Petit Théâtre de Paris et qui sert de base à l’édition définitive de la même année. Dans ses « Notes de travail », le metteur en scène, Emmanuel Ray, précise qu’il a souhaité « prendre à bras le corps cette œuvre. La mettre en évidence ». « La langue de Camus, la parole, le cri. Une pensée d’aujourd’hui, toujours d’actualité », voilà ce qu’il a désiré mettre en scène.

Dans le premier manuscrit, Camus écrit : « Décor : il n’a pas d’importance. Tout est permis sauf le genre romain. » La pièce sera donc jouée en costumes modernes : Caligula porte une veste et un pantalon de cuir rouge (la pourpre impériale), sur une chemise grise dont le col rappelle le mouvement de la toge romaine. Les sénateurs portent des costumes, aux imposants revers luisants sur des chemises à jabot et Cæsonia arbore deux robes longues avec corset : l’une dans les tons gris et argent, l’autre noire, aux connotations sado-maso. Cherea est vêtu d’un costume blanc et Scipion porte une veste et un pantalon beige, des plus communs. Je dois dire que je n’ai guère aimé ces costumes que j’ai trouvés sans grande invention.

Dans cette pièce où alternent scènes de groupe et scènes plus intimistes, la scénographie d’Emmanuel Ray, d’une rare sobriété, s’attache à « mettre en équilibre ou en déséquilibre le groupe face à l’individu ». Dans cette Rome décadente, l’on y voit s’affronter le tyran Caligula (Matthieu Genet), profondément troublé par la mort de sa sœur très aimée Drusilla, et les sénateurs qu’il humilie et terrorise. Entre ces derniers et Cæsonia, sa maîtresse vieillissante (Mélanie Pichot), Hélicon (Thomas Marceul), son esclave fidèle, Cherea (Jean-Christophe Cochard), son mentor désabusé, et Scipion (Thomas Champeau), le fils de celui qu’il a fait assassiner, se joue tout un chassé-croisé dans lequel chacun cherche à rester fidèle à lui-même ou à sauver sa peau. On notera qu'entre le premier et le deuxième acte, trois années se sont écoulées, le temps de faire éclore un "monstre naissant".

Outre, à jardin, un fauteuil Louis XVI, symbole du trône impérial, un praticable noir en fond de scène surmonté de micros, d’où les sénateurs prennent la parole, et un triple lustre éclairé, côté cour, l’espace est dominé par un plateau rectangulaire en inox aux deux faces miroitantes. Il s’élèvera et s’abaissera au gré des scènes, devenant soit lit de stupre lorsque Caligula séduit la femme de Mucius (II, 5), soit estrade ou piédestal lors de la « parade foraine » où l’empereur se métamorphose en Vénus (III, 1), soit encore inquiétante machine pour terroriser les sénateurs. Il symbolise sans doute aussi l’épée de Damoclès qui menace tout tyran qui outrepasse ses pouvoirs. C’est d’ailleurs contre ce miroir que meurt Caligula, pressé de toutes parts par les conjurés, dans un cri ultime : « Je suis encore vivant ! » dans les didascalies du texte de Camus, ce miroir est omniprésent.

Sur scène, la musique d’un piano à jardin, jouée par Tony Bruneau, accompagne la transition d’une scène à l’autre, souligne la psychologie des personnages et favorise la création d’une atmosphère particulièrement oppressante. Concourt encore à celle-ci toute une ambiance sonore, atonale et dissonante, créée via un ordinateur et une tablette tactile.

Tous ces éléments contribuent à rendre tangible le parcours d’un Caligula, tout à la fois « angélique et monstrueux ». Matthieu Genet a investi son personnage avec sensibilité et intensité et il porte ce rôle jusqu’au bout sans faillir. Il correspond bien à ce que dit Camus de cet empereur au surnom ironique (caligula : bottine de soldat) : « Ne pas oublier que c’est un homme très jeune, pas aussi laid que le voudrait l’histoire – grand et mince, le corps un peu voûté, il a une figure d’enfant. » Autant il apparaît odieux dans les scènes de caprices meurtriers, notamment dans la lutte au cours de laquelle il oblige Mereia à boire une fiole de poison (II, 10), autant il émeut dans la scène avec Cæsonia où il avoue : « Qu’il est dur, qu’il est amer de devenir un homme. » (I, 11).

Dans ce théâtre de l’impossible, grâce à ce personnage théâtral, directement inspiré de Suétone, et qui éprouve « un besoin d’impossible », Camus nous invite à une réflexion sur la liberté. Caligula y incarne en effet les conflits insolubles dont l’homme est la proie et qu’il cherche à résoudre. Ainsi Caligula dit à Hélicon : « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. » (I, 4) Tout être ne porte-t-il pas en lui une part d’illusions et de malentendu qui est destinée à être tuée ? Alor, seulement, peut se libérer une autre part de l’individu, qui est celle de la révolte et de la liberté.

Mais la liberté sans limites de Caligula, qui se livre à la licence la plus débridée, multiplie les gestes de cruauté, condamne son peuple à la famine et tyrannise les sénateurs, est-elle vivable ? Dans la belle scène 6 de l’acte III, devant un Caligula « exténué », Cherea, son mentor, démonte la mécanique logique d’une telle attitude ? Guidé par « l’envie de vivre et d’être heureux », il explique : « Je crois que l’on ne peut être ni l’un ni l’autre en poussant l’absurde dans toutes ses conséquences. Je suis comme tout le monde. Pour m’en sentir libéré, je souhaite parfois la mort de ceux que j’aime, je convoite des femmes que les lois de la famille ou de l’amitié m’interdisent de convoiter. Pour être logique, je devrais alors tuer ou posséder. Mais je juge que ces idées vagues n’ont pas d’importance. Si tout le monde se mêlait de les réaliser, nous ne pourrions ni vivre ni être heureux. Encore une fois, c’est cela qui m’importe. » Ainsi Cherea participera au complot pour tuer Caligula car il le juge « nuisible ». Camus nous laisse donc entendre que n’on ne peut être libre contre les autres hommes.

C’est toute l’habileté artistique de Camus d’avoir créé ce personnage despotique, qui « tout en étant dans la peau du tyran, […] dévoile l’aberration de sa situation. » Emmanuel Ray le souligne lorsqu’il écrit dans ses « Notes de travail » : « Il faut voir dans le personnage de Caligula davantage un homme qui s’impose d’être un tyran afin de montrer les aberrations de tous." Empruntant nombre d’anecdotes à Suétone, Camus fait en effet de Caligula un personnage injuste, dépravé, excessif et sanguinaire : il traîne dans la boue les sénateurs, joue avec la femme de Mucius (II, 1) ; pour renflouer le Trésor public, il impose aux patriciens de tester en sa faveur (I, 8) ; il réorganise les maisons publiques à son profit (II, 1) ; il contraint Lepidus à assister à l’exécution de son fils et l’oblige à rire à table après son forfait (II, 5). Et Cherea de souligner son « mot favori » après une exécution : « Ce que j’admire le plus, c’est mon insensibilité. » (IV, 4). Oui, Caligula est bien celui qui est "pur dans le mal", ainsi qu'il le dit à Scipion (II, 14).

Emmanuel Ray ajoute par ailleurs que « ce qui finalement fait sa folie, c’est moins le désir de l’impossible que le pouvoir qui lui donne de passer dans certains domaines de l’ordre du désir à celui des faits ». Et il conclut : « La folie, c’est d’avoir la possibilité d’exercer le pouvoir en étant révolté. »

Dans la scène 1 de l’acte III, victime de sa folle démesure, Caligula ira jusqu’à imiter Vénus, invitant à cette occasion les sénateurs à le vénérer. L’occasion pour le metteur en scène d’imaginer une scène violente et hallucinatoire – inspirée peut-être par les mystères orphiques -  qui montre l’empereur en transe se dévêtir et s’enduire d’une matière huileuse, telle Vénus, « née des vagues, toute visqueuse et amère dans le sel et l’écume… ». Assis en tailleur sur le miroir métallique descendu des cintres, dans la cacophonie d’une musique obsédante et tonitruante, Caligula contraint les sénateurs à se prosterner devant lui et à lui verser leur obole. Si cette scène m’a fait songer à certaines séquences orgiaques du cinéma de Pasolini, je suis plus dubitative quant à la scène suivante qui montre l’empereur se laver dans une vieille baignoire… (Les didascalies de la pièce indiquent que le personnage est couché sur un divan et se met du vernis sur les pieds). D’autant plus que c’est à ce moment-là que l’empereur prononce une tirade très poétique sur la lune, matérialisée par la poursuite située en hauteur à jardin. Il y explique que « par une belle nuit d’août », il a conquis la lune : celle-ci « a franchi le seuil de la chambre et avec sa lenteur sûre, est arrivée jusqu’à [s]on lit, s’y est coulée et [l]’a inondé de ses sourires et de son éclat. »

Dans cette perspective poétique, j’ai beaucoup aimé la scène (II, 14). Caligula et le jeune Scipion, dont il a tué le père, y évoquent la beauté de la nature, « la ligne des collines romaines », « la minute subtile où le ciel encore plein d’or brusquement bascule », « le cri des cigales et la retombée des chaleurs », les chemins noyés d’ombre dans les lentisques et les oliviers… » . Scipion croit un temps que la poésie peut les rapprocher dans une commune humanité mais le lyrisme bascule brutalement lorsque Caligula, après avoir été « caressant », dit : « Tout cela manque de sang. » Le jeune homme comprend alors qu’il a été dupé et « il regarde Caligula avec horreur ». Suit alors une très belle tirade sur la solitude véritable que le tyran meurtrier ne connaît plus : « Seul ! Ah ! si du moins, au lieu de cette solitude empoisonnée de présences qui est la mienne, je pouvais goûter la vraie, le silence et le tremblement d’un arbre ! »

C’est d’ailleurs cette douleur existentielle du personnage (parent selon moi de Lorenzaccio), qu’avait bien analysée Jean-Jacques Brochier, qui le poussera à tuer Cæsonia, pour « parfaire enfin la solitude éternelle qu’il désire ». Dans cette avant-dernière scène (IV, 13), Mélanie Pichot incarne avec ardeur cette vieille maîtresse (magnifique personnage de théâtre), qui n’en peut plus de voir celui qu’elle aime malgré tout, envers et contre tous, se détruire peu à peu et jouir de « cette liberté épouvantable » : « Tous les jours, je vois mourir un peu plus en toi ce qui a figure d’homme. » Juste avant d’être tuée, et d’accepter la mort de sa main, elle entendra avec bonheur son jeune amant lui avouer : « J’ai conscience seulement, et c’est le plus terrible, que cette tendresse honteuse est le seul sentiment pur que ma vie m’ait jusqu’ici donné. » Tout en l’étranglant, Caligula affirme : « Sans elle, [la liberté], j’eusse été un homme satisfait. Grâce à elle, j’ai conquis la divine clairvoyance du solitaire. »

Et c’est ainsi que, dans la dernière scène, désabusé de tout, l’empereur fou va vers sa mort qui l’attend dans le miroir, conscient de l’échec de sa quête. Dans un dernier appel à son fidèle Hélicon, il s’écrie : « Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne, Hélicon ! Hélicon ! » La mise en scène d’Emmanuel Ray montre alors avec une rare puissance la mort de Caligula. Plaqué par les conjurés contre le grand miroir rectangulaire, dans un ultime mouvement de résistance d’ « homme révolté »,  « dans un dernier hoquet », il hurle : « Je suis encore vivant ! »

Et c’est bien là tout le mérite de la belle scénographie d’Emmanuel Ray de nous confirmer que Camus est tout, sauf « un philosophe de classes terminales ». Elle met remarquablement en images les aberrations  mentales d’un personnage qui incarne « la révolte contre les limites de la condition humaine ». Si Caligula est certes un personnage négatif, il n’en possède pas moins « une grandeur métaphysique indéniable », ainsi que le disait très justement Jean-Jacques Brochier.

 

Sources :

Caligula, in Albert Camus, Théâtre, Récits, Nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade (Notes de Roger Quillot)

Caligula, Dossier de presse, Théâtre de l’Epée de Bois

 

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6 février 2015 5 06 /02 /février /2015 16:04

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 Roméo et Juliette, la scène de la nuit de noces, Acte III, scène 5

(Compagnie Le Vélo Volé)

A quoi tient la réussite d’une adaptation modernisée d’une pièce-culte du répertoire théâtral mondial ? A une traduction intelligente qui restitue la saveur de la langue d’origine tout en la rendant contemporaine et en opérant des choix pertinents dans le canevas de la pièce ? A un parti-pris nouveau et assumé qui fait d’un des protagonistes le récitant de l’histoire ? A l’unité d’une troupe de comédiens qui investit chacun des rôles avec fougue et énergie ? A un choix musical original qui confère à l’œuvre une autre résonance et lui donne sa couleur ?

C’est sans doute à tous ces éléments réunis dans une alchimie mystérieuse et secrète que l’on doit le plaisir d’avoir assisté hier soir, jeudi 7 février 2015, au Théâtre de Saumur, à la représentation de Roméo et Juliette de Shakespeare par la Compagnie du Vélo Volé. Dirigée par François Ha Van, cette très jeune troupe d’une dizaine de comédiens et musiciens nous a proposé une relecture pleine de vie et de sensualité de cette histoire d’amour et de mort.

C’est en effet toujours une gageure d’adapter cette « très excellente et très lamentable tragédie », selon les termes du dramaturge lui-même. S’inscrivant dans une série d’amours tragiques célèbres (Pyrame et Thisbé, Tristan et Yseult…), probablement rédigée entre 1591 et 1595 et publiée en 1597, cette pièce, depuis sa création, n’a cessé d’inspirer les créateurs, de l’opéra au cinéma en passant par le ballet et la comédie musicale.

La note d’intention de François Ha Van, partisan d’un « théâtre pour tous », nous renseigne sur son propos. Ayant choisi de faire de Frère Laurent, « le maître magicien des plantes », le récitant, un élément central de son adaptation, il souligne que ce personnage crée ainsi "le lien entre notre présent et l’intrigue shakespearienne […] Il traverse les siècles pour témoigner contre l’absurdité de l’histoire de ces deux amants. Et surtout pour nous concerner encore plus, pour que notre cœur batte au rythme du leur, pour vivre avec eux cet enchaînement sans répit de la légèreté légitime de l’amour à la tragédie. En si peu de temps… » Et lors de l’entretien en « bord de scène » avec les élèves, qui a suivi la représentation, le metteur en scène a précisé qu’il souhaitait que la pièce fasse réfléchir les jeunes sur la folie de la haine, de toutes les haines.

C’est dans ce but que Cécile Leterme, angliciste et comédienne de la troupe, en osmose avec le metteur en scène, a rédigé une adaptation contemporaine, aux accents modernes certes, mais toujours dans le respect d’un texte. Fidèle à l’alternance baroque qui associe comique (les échanges entre Mercutio et Benvolio ou les saillies de la nourrice) et tragique (le duel entre Roméo et Tybalt, la scène au tombeau des Capulet), elle n’a retenu d’une pièce en cinq actes que les scènes qui permettent la progression dramatique et a gommé les intrigues et personnages secondaires. Ces derniers, de vingt-cinq qu’ils étaient dans la pièce d’origine (sans compter les « citoyens de Vérone, seigneurs et dames, parents des deux familles ; masques, gardes, guetteurs de nuit, gens de service » et « le chœur »), ne sont ici plus que dix : Roméo, fils de Montague (William Dentz) ; Mercutio, parent du prince et ami de Roméo (Gregory Corre) ; Benvolio, neveu de Montague et ami de Roméo (Guillaume Tagnati) ; Tybalt, neveu de lady Capulet ; Capulet, chef d’une des deux maisons ennemies (Sylvain Savard); lady Capulet, femme de Capulet (Julie Quesnay) ; Juliette, fille de Capulet (Sophie Garmilla) ; la nourrice (Stéphanie Germonpré), frère Laurent, franciscain (Laurent Suire), et Pâris, jeune noble, parent du prince. Quant à Escalus, prince de Vérone, on l’entend en voix off.

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La pseudo-mort de Juliette, acte IV, scène 5

(Photo Cie Le Vélo Volé)

La scénographie a fait sobrement le choix du noir et blanc (on oubliera les mises en scènes flamboyantes comme celle de Zefirelli !), éclairé seulement par le rouge du sang et celui des fleurs du tombeau. Il convient bien sûr au tragique de la pièce mais il est en même temps fidèle, d'une certaine manière, à l’époque de Shakespeare. On y jouait en effet souvent en plein jour, une contrainte qui obligeait le dramaturge à créer l’illusion du jour et de la nuit. Les jeux de lumière, réglés par François Ha Van, ont ici une fonction très importante. On retiendra la croix dessinée sur le sol lors des scènes dans la cellule de frère Laurent (avec notamment un effet de résonance des voix très particulier), ou encore la scène dans le tombeau des Capulet, baignée d’une lueur blafarde avec le halo de la poursuite sur le corps vêtu de blanc de Juliette. De plus, c’est une belle idée de symboliser les morts du tombeau par des comédiens allongés en manière de gisants.

A jardin, sur un voile accroché aux cintres, en blanc sur fond noir, est dessiné un balcon d’où tombe une échelle de corde ; dans le fond de scène, on a représenté une porte monumentale qui peut être celle de la maison des Capulet ou de tout autre lieu de Vérone ; à cour, derrière un grand voile à demi-transparent, on devine les musiciennes (accordéon, violoncelle, guitare, tambourin) et les chanteuses (Raphaëlle Sahler et Marie Tournemouly).

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La nourrice et Roméo

(Photo Cie Le Vélo Volé)

Le noir et le blanc, c’est aussi la couleur des costumes des personnages. Roméo, Tybalt, Mercutio, Benvolio, Paris portent tous pantalon, gilet, chaussures souples noires qu’éclairent parfois une chemise blanche à manches courtes. Les femmes arborent aussi ces deux couleurs : impériale, lady Capulet, au chef d’un noir luisant de corbeau, déambule fièrement dans une longue robe noire fendue ; la nourrice, toute en rondeurs, porte un aguichant caraco lacé noir sur une jupe-culotte grise recouverte d'un tablier banc ; chaussée de souples Ben Simon noirs, qui lui permettent de virevolter avec grâce, Juliette est vêtue d’une courte robe à bretelles aux motifs géométriques sur des jambes nues. Avec ses longues tresses qu’elle dénouera par la suite sur sa blanche robe de noces, elle laisse bien transparaître l’extrême jeunesse et l’enthousiasme juvénile d’une héroïne à qui Shakespeare a donné treize ans. Elle s'empare du rôle avec une grande intensité.

Cette harmonie de couleurs confère à l’ensemble une intemporalité voulue. Elle permet encore une indifférenciation des personnages, notamment chez les jeunes hommes. Ils sont nés Montaigu ou Capulet, mais ils pourraient aussi bien être nés dans la famille adverse tout comme les Serbes et les Croates, les Juifs et les Palestiniens, ou les clans rivaux qui s’opposent dans les banlieues.

Ces garçons aiment à jouer avec leur Borsalino sombre : ils sont toujours prompts à dégainer  leurs couteaux et à manier avec dextérité leurs bâtons qui font à l’occasion office d’épées. On remarquera que le combat de la scène 1 de l’acte III, qui voit la mort de Tybalt et de Mercutio, est admirablement réglé par les pratiquants en arts martiaux que sont Maître Sudoroslan et François Ha Van lui-même. Mais comme ce dernier l’a précisé aux lycéens après la représentation, l’imprécision n’est pas de mise dans ce type de scène qui peut se révéler dangereuse pour les comédiens.

J’ai aimé quelques trouvailles de mise en scène, telle celle de la scène du balcon, jouée par Juliette sur une escarpolette, dont les mouvements accompagnent ceux de son cœur adolescent. Pour la scène du bal dans la maison des Capulet, les longs bâtons des personnages masculins masqués de noir jouent le rôle de leurs danseuses. Quant à la brève scène 5 de l’acte III, lors de la nuit de noces des deux amants, elle est interprétée derrière un long velum blanc à demi transparent, tombant aussi des cintres. Une belle lumière exalte l’étreinte des corps demi-nus des deux personnages.

Lors de l’entretien avec les comédiens, une lycéenne a interrogé Sophie Garmilla sur la gêne éventuelle que cette scène dénudée pouvait susciter en elle. La comédienne a précisé que c’est seulement lors de la « première » qu’elle s’est « dévoilée » pour la première fois  ; les choses ont été facilitées grâce à la délicatesse de son partenaire et de l’ensemble des comédiens. Même si elle n'aime guère les scènes de nudité, cela ne lui a pas posé de problèmes particuliers, à partir du moment où elle considère que ce choix est justifié et pertinent par rapport au propos. Elle a fait par ailleurs remarqué subtilement qu’il ne faut pas confondre ce qu’elle a appelé la « pudeur de la peau » avec la « pudeur des sentiments ».

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La mort de Roméo et Juliette

(Photo Cie Le Vélo Volé)

Toujours après le spectacle, une spectatrice a souligné l’homogénéité de la troupe et l’harmonie qui en résulte. Si les comédiens ont déjà joué la pièce plus de deux cents fois, leur énergie demeure intacte pour exprimer la fulgurance de ce « fatal amour » et « leur chute infortunée et lamentable », ainsi que le dit le chœur dans le Prologue. Nous sommes ici avec un théâtre des corps, lesquels expriment avec fougue et vigueur ce fol amour lumineux de l’extrême jeunesse, dont la « chambre de lumière » du lit de noces précède le « tombeau triomphant » de la mort.

On regrettera peut-être que Laurent Suire (frère Laurent), très convaincant dans ce beau rôle d’homme d’Eglise humaniste et compréhensif, et qui fait ici office de coryphée, ne soit pas toujours très audible. Si William Dentz propose un Roméo passionné (mais parfois un peu en retrait face à Juliette) le personnage de Pâris, l’amoureux malheureux, mériterait de gagner en force. Par ailleurs, il m’a semblé que la scène finale, la mort de Roméo et de Juliette dans le tombeau des Capulet, s’opérait avec une certaine hâte, un peu au détriment de l’émotion.

Ces quelques remarques n’entament en rien le plaisir que j’ai éprouvé à réentendre les répliques de Juliette que tout le monde a en mémoire : « Ô Roméo ! Roméo ! Pourquoi es-tu Roméo ? (Acte II, scène 2) ou encore : « Veux-tu donc partir ? Le jour n’est pas proche encore : c’était le rossignol et non l’alouette dont la voix perçait ton oreille craintive. Toutes les nuits il chante sur le grenadier, là-bas. Crois-moi, amour, c’est le rossignol. » (Acte III, scène 5). Même traduite, la magie de la langue du grand William demeure opérante.

Enfin, je n’aurais garde de préciser que c’est le choix de la musique tzigane qui, selon moi, parachève la réussite de cette mise en scène. Elle joue le rôle du chœur tragique antique, ponctuant l’action, la soulignant, la sublimant aussi. Cette musique, qui est celle d’un peuple de nomades, contribue à ce voyage dans le temps et dans l’espace que propose la Compagnie du Vélo Volé. Pendant l’entretien, François Ha Van a expliqué que c’est après avoir eu un coup de foudre pour des chants tziganes chantés par une de ses comédiennes musiciennes qu’il avait décidé d’employer cette musique dans une de ses pièces. Et j’aime cette idée d’un coup de foudre musical présidant à l’adaptation d’une pièce qui chante l’amour fou de Roméo et de Juliette.

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 Le salut de la troupe du Vélo Volé à la fin de la représentation de Roméo et Juliette 

(Photo Ouest-France)

 

Sources :

Programme de La Direction des Affaires Culturelles, Saumur Agglo

Roméo et Juliette/ La Compagnie Théâtrale Le Vélo Volé

 

 

 

 

 


 

 

 

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3 décembre 2014 3 03 /12 /décembre /2014 11:57

 

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Le ciel restauré du Théâtre à l'italienne de Saumur

(Photo Saumur-Kiosque)

Depuis plusieurs années, les amateurs de théâtre saumurois étaient orphelins de leur joli théâtre à l’italienne, fermé pour cause de travaux de restauration. Mardi 2 décembre 2014, à 20 h, il rouvrait pour un spectacle de Jos Houben, joué à guichets fermés. Le président de l’agglomération de Saumur, Guy Bertin, et Rodolphe Mirande, responsable de la Culture, y ont accueilli les 470 spectateurs, enchantés de redécouvrir ce lieu, inséparable du patrimoine artistique de la Ville.

Tout en se félicitant de cette réouverture, plusieurs fois remises, ils ont souhaité que les Saumurois s’approprient ce bel endroit et le fassent vivre. L’Ecole de Musique, l’Ecole d’Art y auront sûrement leur place et des artistes pourront investir la nouvelle salle destinée aux répétitions, à l’audition, à la création.

Pour faire le lien avec la salle Beaurepaire où le public était en exil, Guy Bertin a rappelé que c'est un officier des carabiniers de Monsieur, Nicolas de Beaurepaire, qui participa avec une vingtaine d'autres et tous les notables de Saumur, à la souscription de la tontine qui permit l'édification du premier théâtre, achevé en 1788.

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Il a insisté aussi sur l’extrême sophistication du plateau technique, s’amusant à l’idée que les spectateurs des deux premiers rangs, juste au-dessous de la scène, puissent disparaître dans la fosse d’orchestre escamotable. Quant à Rodolphe Mirande, il a remémoré l’inauguration de ce théâtre néo-classique, le 5 avril 1866, lors d’une représentation du Misanthrope. A cette occasion, la presse enthousiasmée des spectateurs provoqua écrasement de crinolines et bris de parapluies. « Mais chez les hommes, il n’y eut aucun bras cassé… »

On rappellera que la première salle de spectacle, dessinée par Alexandre-Jean-Baptiste Cailleau, possédait 702 places assises. Construite de 1785 à 1788, sa  façade donnait sur la Loire. Sous le Second Empire, cette salle n’est plus à la mode et c’est donc à Joly-Leterme qu’est confiée la tâche de créer le théâtre à l’italienne que nous connaissons aujourd’hui. L’architecte reprend les colonnades néo-classiques du Grand Théâtre de Bordeaux, en y ajoutant des masques de théâtre antiques et les noms de dramaturges célèbres. La transformation majeure est le déplacement de la façade principale qui s’ouvre désormais sur la place Bilange.

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Puis, sous le regard attentif des cariatides, fraîchement reblanchies et redorées, Silvio Pacitto, le directeur artistique, a frappé les trois coups avec le brigadier d’origine, cédant ainsi la scène à Jos Houben. Ce comédien, ancien élève de l’Ecole Jacques Lecoq, et membre du Théâtre Complicité, qui revendique sa belgitude, s’est fait connaître en Angleterre avec des spectacles et des émissions absurdo-burlesques. Enseignant à l’Ecole Jacques Lecoq, collaborant régulièrement avec le compositeur Georges Aperghis, il a aussi joué Beckett, sous la direction de Peter Brook, et travaillé avec la Comédie-Française.

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Entamant, d’un air grave et pénétré, sa conférence-spectacle sur le rire, il a vite entraîné le public, d’abord amusé puis séduit, dans les arcanes de ce « propre de l’homme », dont il a démonté le mécanisme avec force démonstrations.

Ses considérations sur la verticalité de l’homo erectus (avec les exemples de la tour Eiffel et de la tour de Pise) nous ont fait comprendre combien la chute, dont il a multiplié les variantes avec l’aide d’un spectateur complice, n’est drôle que parce qu’elle fait perdre à l’homme toute dignité. Sa gestuelle de base – tirer et pousser -, son analyse du mouvement qui va du bassin à la tête en passant par la poitrine, sa promenade dans une galerie d’art moderne, celle de la dame qui balade son chien, son imitation de la poule, de la vache ou du chien (ah ! l’anthropomorphisme animalier !), son imitation des fromages (ne pas confondre Camembert et Gouda !), tout lui est prétexte à montrer combien le rire, sous la variété de ses formes, est au cœur de notre quotidien le plus banal.

Avec sa silhouette dégingandée d’un mètre quatre-vingt-sept, les mimiques inénarrables de son visage fin et expressif, la précision de ses gestes, Jos Houben a disséqué pour un public attentif et conquis l’essence du rire. En bon élève de Jacques Lecoq, dont la pédagogie repose essentiellement sur la « dynamique du mouvement », il a illustré son propos : « Il faut être dans l’acte comme le corps est dans le monde. » S’il est bien loin des Démocrite et des Wittgenstein, des psychologues et des savants de tout poil, cet « ingénieur du rire » nous a pourtant proposé une véritable leçon de théâtre, illustrant avec brio la phrase de Bergson : « Le rire est du mécanique plaqué sur du vivant. »

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Sources :

Le programme de la Direction des Affaires Culturelles : L’art du rire, Lever de rideau

http://saumur-jadis.pagesperso-orange.fr/lieux/theatres.htm

Crédit Photos : Saumur-Kiosque

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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6 novembre 2014 4 06 /11 /novembre /2014 15:41

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 La troupe des Jumeaux Vénitiens dansant le charleston

 


Mardi 4 novembre 2014, on ressuscitait la Commedia dell’arte au Théâtre Beaurepaire à Saumur. La troupe Viva la Commedia, dirigée par Anthony Magnier, y jouait Les Jumeaux Vénitiens (I due gemelli veneziani) 1747, une des quelque deux cents pièces de Carlo Goldoni, écrites dans un espace de vingt années.

C’est pour un de ses comédiens favoris, Darbes, interprète du personnage de Pantalon, que Goldoni écrivit cette oeuvre, qui appartient à sa période "pisane". Il précise à la fin du premier chapitre de ses Mémoires comment lui vint l’idée des Jumeaux vénitiens : « J’avois eu assez de tems et assez de facilité pour examiner les differens caracteres personnels de mes Acteurs. J’avois apperçu dans celui-ci deux mouvements opposés et habituels dans sa figure et dans ses actions. Tantôt c’etoit l’homme du monde le plus riant, le plus brillant, le plus vif, tantôt il prenoit l’air, les traits, les propos d’un niais, d’un balourd, et ces changemens se faisoient en lui tout naturellement, et sans y penser. Cette découverte me fournit l’idée de le faire paroitre sous ces deux différens aspects dans la même Piece. »

On connaît l’argument. Deux jumeaux, Tonio et Zanetto (Anthony Magnier), que le Destin a séparés, se retrouvent fortuitement et sans le savoir dans la ville de Vérone pour y épouser leur dulcinée. Zanetto, rustre et balourd, doit y rencontrer Rosaura (Sandra Parra), fille d’un avocat (Sophie Dufouleur), tandis que son frère  Tonino, élégant et policé, veut y retrouver sa fiancée Béatrice (Emilie Blon-Metzinger). Leur ressemblance parfaite engendrera imbroglios et méprises que seuls la mort d’un des protagonistes et un dénouement artificiel viendront démêler et révéler.

Pour mettre en scène cette folle journée riche en rebondissements de toutes sortes, le metteur en scène Anthony Magnier a choisi les Années folles. « Epoque de plaisirs, d’idées, d’explorations, d’innovations dans tous les domaines », elle se prête particulièrement bien à la transposition de la pièce de Goldoni.

En fond de scène, le metteur en scène a placé un grand praticable sur lequel se détache le nom de Vérone en caractères lumineux. Les neuf comédiens y montent et en descendent au rythme endiablée des scènes et le O de Vérone fera même office de porte d’entrée. Devant, et pour les scènes d’intérieur, un grand canapé de velours rouge ; à jardin, un micro, devant lequel, à la fin de chaque scène un personnage fait le point sur ce qui vient de se passer et anticipe les événements à venir. Quant à la musique du charleston, elle donne le ton au début et à la fin de la pièce.

Féru de la Commedia dell’arte qu’il a pratiquée auprès de Carlo Boso (metteur en scène du Piccolo Teatro de Milan), Anthony Magnier a formé sa troupe, créée en 2002, aux méthodes d’improvisation et aux techniques de ce théâtre populaire italien. Tous ses acteurs illustrent la définition du « bon comédien » par Evariste Gherardi, successeur de Biancolelli, qui s’illustra dans le personnage d’Arlequin : « Qui dit bon comédien italien dit homme qui a du fond, qui joue plus d’imagination que de mémoire, qui compose en jouant tout ce qu’il dit, qui sait seconder celui avec qui il se trouve sur le théâtre, c’est-à-dire qui marie si bien ses actions et ses paroles à celles de ses camarades, qu’il sait entrer sur le champ dans tout le jeu et dans tous les mouvements que l’autre lui demande. »       

En effet directement issus de ceux de la Commedia dell’arte, les personnages des Jumeaux Vénitiens se prêtent particulièrement aux lazzi, aux pitreries burlesques, à une verve comique débridée, aux petites chorégraphies personnelles. Céline Bouchard en Colombine est une fine mouche de servante, amoureuse de son Arlequin, mais qui ne s’en laisse pas conter. Vêtue de noir et blanc, la comédienne à la rousseur piquante donne la réplique à un Arlequin bégayant (Axel Drhey), reconnaissable à son  gilet multicolore, et pas si benêt qu’il en a l’air. Tous deux composent un couple de zanni parfaitement conforme à la tradition, enjoué et bon vivant, dont les duos sont jubilatoires.

Gaspard Fasula, l’interprète du rôle de Pancrace, héritier sans doute du Docteur, de Pantalon ou de Brighella, joue l’hypocrisie avec une onction ecclésiastique digne du Tartuffe de Molière. Maniant la langue avec art, il parvient à convaincre Zanetto, le « niais Bergamasque », que les femmes sont dangereuses. Il ira jusqu’à l’empoisonner, croyant ainsi se débarrasser d’un rival et épouser ensuite Rosaura. Goldoni écrit dans ses Mémoires que ce crime « produit, malgré son horreur, des incidens amusans, et d’un vrai comique ». Arborant un col romain, vêtu d’une sombre veste d’astrakan, ce faux dévot apparaît comme le mouton noir qui s’introduit dans la famille de l’avocat Balanzoni et en tient tous les membres sous son emprise. On songe bien évidemment encore à Molière.

Benjamin Brenière interprète deux rôles, celui de Brighella, et surtout celui de Lelio, un personnage dans la lignée du Capitan ou de Scaramouche. Habillé d’un invraisemblable manteau long rose et blanc, coiffé d’une montera espagnole à pompons, il s’illustre dans des lazzis, tous plus extravagants les uns que les autres. Il faut le voir déclarer sa flamme à Béatrice avec son accent inimitable ou encore quitter la scène en caracolant sur une monture imaginaire.

Emilie Blon-Metzinger campe la fiancée de Tonino. Inénarrable avec ses cheveux noirs coupés à la garçonne mais avec deux mèches anarchiques, ses yeux charbonneux, sa robe rouge volantée à l’espagnole, entortillée dans sa fourrure verte, elle mime sa passion et son désespoir forcenés pour Tonino, en les poussant jusqu’à l’hystérie. La scène où elle jette ses chaussures sur son amant qu’elle croit infidèle est un des points d’orgues de la pièce.

Mathieu Alexandre en Florindo, dans un costume plus XIX° siècle, propose un personnage plus sage mais très romantique, maniant bien l'épée mais chevaleresque jusqu’à un certain point. Sandra Parra, dans une robe blanche des Années Folles, toute en blondeur, est à l’image des jeunes premières innocentes (mais pas tant que ça !). Elle donne la réplique à Sophie Dufouleur qui joue son avocat de père. Chapeautée et emmitouflée dans un grand manteau au col de fourrurela comédienne, chaussée de petites lunettes, est, ma foi, très crédible dans ce rôle masculin.

Quant à Anthony Magnier, le chef de cette troupe endiablée, qui joue les deux jumeaux, il passe avec aisance de Tonino à Zanetto, de la finesse à la balourdise, de l’éloquence à la vulgarité. Sous sa direction, chacun donne à son personnage sa verve inventive et sa personnalité. L’entente entre les membres de la troupe est patente, tout comme la précision de leur jeu et leur plaisir à jouer ensemble.

Brassant des thèmes éternels sous le couvert d’une tragi-comédie de mœurs, la pièce Les Jumeaux Vénitiens témoigne de l’inventivité comique et de la pénétration psychologique de son auteur. Elle permet ici à un jeune metteur en scène et à ses comédiens de dévoiler toutes les facettes de jeu (et ici de double jeu) que permet la tradition de la Commedia dell’arte.

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Colombine, Rosaura, Béatrice, Balanzoni

Photo Le Télégramme.fr

 

Sources :

Les Jumeaux Vénitiens, Dossier artistique

Carlo Goldoni - opera omnia-mémoires - deuxième partie - letteraura italiana

Programme de Saumur-Agglo

 

 

 

 


 

 


 

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30 mars 2014 7 30 /03 /mars /2014 18:09

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Fatima Soulhia-Manet dans le rôle de Marguerite Duras

 

Cette année, on célèbre le centenaire de la naissance de Marguerite Duras. C’est l’occasion pour plusieurs théâtres de programmer certaines de ses pièces. Ainsi, au Vieux Colombier, Muriel Mayette met en scène La Maladie de la mort, un long poème en prose dit par Sukiane Brahim et Alexandre Pavloff. A la Gaîté-Montparnasse, Fanny Ardant, avec Nicolas Duvauchelle et Agathe Bonitzer, joue la folie de l’amour maternel dans Des journées entières dans les arbres. A l’Atelier, Didier Bezace a choisi Emmanuelle Riva, l’héroïne d’Hiroshima mon amour, pour interpréter l’émouvant personnage féminin de Savannah Bay, aux côtés de Anne Consigny. Il monte également Le Square et Marguerite et le président. Quant au théâtre de Belleville, il innove en proposant une approche biographique de l’écrivain avec Marguerite et moi.

C’est cette pièce qui était jouée jeudi 27 mars 2014 à La Closerie de Montreuil-Bellay. Composé de textes extraits de grands moments de radio ou de télévision comme les interviews de Duras réalisées par Bernard Pivot ou Max-Pol Fouchet entre 1970 et 1990, faisant la part belle à la vidéo, le spectacle est interprété par Fatima Soulhia-Manet et Christophe Casamance, qui en ont réalisé la mise en scène, sur une idée originale de Dominique Terrier.

La mise en scène est dépouillée, permettant ainsi à la parole singulière de l’écrivain de monopoliser toute l’attention du spectateur. Sur de petites tables, à cour, sont disposés un poste de radio, des boissons. Sur le devant de la scène, un fauteuil de plastique rouge ; en fond de scène, un camion rappelant une des œuvres emblématiques de l’auteur et, par terre, une pile de livres. A jardin, un porte-manteau, sur lequel on aperçoit le gilet dont s’habillait l’écrivain par-dessus le célèbre chandail blanc à col roulé. La comédienne les revêtira après avoir enlevé le chemisier vert qu’elle porte au début.

Dans ce décor simplissime, Christophe Casamance, qui interprète le journaliste, debout ou assis, évoluera au gré du dialogue. Fatima Soulhia-Manet déambulera d’un endroit à l’autre, allumant une cigarette, buvant un verre, écoutant la radio. Elle s’assiéra encore sur le fauteuil rouge pour donner d’elle-même ce portrait éclaté et parfois surprenant. « Ca m’arrive beaucoup, beaucoup de fois, je parle avec les gens dans les trains, les avions, je fais la conversation avec les gens dans les épiceries, les garages, dans les cafés, etc… C’est irrésistible, je ne peux pas m’arrêter quelquefois… » Cette femme qui parle, c’est la dame du Camion, mais c’est aussi l’auteur elle-même, telle qu’elle se dévoile ici.

En effet, ce sont les nombreuses facettes de Marguerite Duras qui se font jour à travers ce spectacle original. Une part importante de la pièce est ainsi consacrée à ses opinions politiques. On y redécouvre cette femme, qu’une enfance passée dans le monde colonial de l’Indochine, que les récriminations maternelles quotidiennes de la mère contre l’injustice, rendit viscéralement de gauche.

Une militante, qui reconnaît pourtant sans ambages son désamour pour le parti communiste. Une femme généreuse, qui aspire à l’égalité entre les êtres, ce que nous montre l’extrait d’une vidéo qui donne la parole à une femme déshéritée. Une intellectuelle lucide qui remet les pendules à l'heure : "Mais non, personne n'a la même vie, personne n'est comme l'autre... personne... C'est ça la connerie de penser qu'entre un intellectuel et un autre intellectuel, il y a une différence, et pas entre un ouvrier et un autre ouvrier." Mais aussi un esprit partisan intolérant qui, à la question : « Mais vous admettez qu’il y ait des gens qui pensent autrement que vous ? », répond : « Euh, non, je ne l’admets pas."

On y apprend aussi qu’elle aime passionnément la chanson, « Capri, c’est fini », qu’elle adore faire la cuisine et particulièrement l’omelette viêt-namienne si complexe à réaliser, et qu’on ne saurait cuisiner pour soi seul (« Faire pour soi des pommes de terre sautées, c’est littéralement inconcevable ! La nourriture est faite vraiment pour tout le monde. Comme la vie, elle est vraiment faite pour tous.»)

Elle nous dit son ennui des bains de soleil et son incompréhension devant les gens qui sont en couple : « Moi, je plains les gens qui sont en couple ! » Elle nous raconte avec humour et dérision les histoires bêtes qui la font rire : "Vous saviez ça, qu'il y avait des gens qui n'avaient jamais de fous-rires? [...] C'est ça qui est terrifiant, de ne pas connaître ça, cette ivresse de la rigolade, disons le mot !"  Elle ne nous cache rien non plus de son alcoolisme, de son désir d’autodestruction, quand elle buvait quatre litres de rouge par jour.

J’ai beaucoup aimé l’évocation du « roman familial » de l’écrivain, dans l’Indochine d’autrefois. Le père mort, le frère aîné adulé par la mère, la passion pour le petit frère trop tôt disparu, le souvenir d’une mère opiniâtre et travailleuse qui ne l’aimait pas. « J’en suis née, et j’écris », dira-t-elle.

La comédienne Fatima Soualhia-Manet ne cherche pas à ressembler à Marguerite Duras, ainsi que Jeanne Moreau avait pu le faire dans le film que Josée Dayan avait consacré à l’écrivain. Cependant, sa voix grave, sa diction remarquable, son indéniable présence scénique, sa force de persuasion, ont une rare puissance d’évocation. Jouant subtilement de la parole et du silence, par ailleurs une des caractéristiques de l’écriture durassienne, « ourlée de silence », son interprétation parvient aisément à nous rendre attachant cet écrivain, qui fut autant adulé que haï.

Et si le spectateur a été sensible à cette approche théâtrale biographique de Marguerite Duras, il lui restera ensuite à retourner au texte. Aurélia Steiner, une héroïne de l'écrivain, ne dit-elle pas : « Ma vie personnelle n’existe pas, je n’ai d’histoire que dans mes livres… » ?


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      Christophe Casamance et Fatima Soulhia-Manet

(Photo L'Express-Culture)

 


 

 

 

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