Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 avril 2012 4 05 /04 /avril /2012 15:03

 les adieux à la reine sidonie dans appartements reine

 Agathe-Sidonie Laborde (Léa Seydoux) dans les appartements de Marie-Antoinette


Mercredi 04 avril 2012, au cinéma le Palace, à Saumur, le Ciné-Club Plein Ecran recevait Benoît Jacquot, pour son dernier film, Les adieux à la reine. Après la diffusion du film, Lise Couëdy, la présidente de l’association, a d’abord remercié le cinéaste de sa venue et a précisé que c’est la cinquième fois qu’il rencontre les cinéphiles de Saumur, depuis les six ans d’existence du Ciné-Club.

Benoît Jacquot avait lu le roman historique éponyme de Chantal Thomas (Prix Fémina 2002). Il a dit combien, tout de suite, il avait eu envie d’en réaliser un film. La chance a fait qu’un producteur lui en a donné l’opportunité, ce qui n’est pas si fréquent dans le monde du cinéma. Il précise qu’il a pris des libertés avec l’œuvre, la principale étant qu’il a fait de Agathe-Sidonie Laborde (Léa Seydoux), la lectrice de Marie-Antoinette (Diane Kruger), une jeune femme de vingt ans, alors que dans le roman, quand elle raconte les quatre jours tragiques de juillet 1789, elle est à Vienne et a soixante-cinq ans. Il indique qu’il a donné à Chantal Thomas un petit rôle dans le film. Elle joue en effet celui de la dame d’atours de la reine qui lui apporte son cahier d’atours.

Si Benoît Jacquot a souvent adapté des romans patrimoniaux (comme Adolphe par exemple), il l’a peu fait avec des œuvres contemporaines. Il craignait que Chantal Thomas ne se sente trahie par son adaptation. A son grand soulagement, elle lui a avoué qu’elle préférait son film à son propre livre : « Elle l’aime plus que je ne l’aime moi-même », a-t-il dit en souriant.

Lise Couëdy a souligné qu’il lui semblait que c’est un peu ce qui s’est passé aussi avec Villa Amalia, adapté de Pascal Quignard. Les films de Benoît Jacquot ne sont-ils pas comme des épures de romans ? Le cinéaste a acquiescé : un film « incarne » et c’est bien le cas avec Léa Sydoux, qui existe avec force physiquement. Si, dans le roman, elle apparaît comme presque abstraite, ici, elle est mystérieuse mais elle existe vraiment. Agathe-Sidonie Laborde n’est pas un personnage historique et elle est la part de fiction du film. La majorité des autres personnages ont une existence historique avérée.

La présidente de Plein Ecran a ensuite insisté sur cette première scène, dans laquelle la lectrice se réveille et se gratte. Selon elle, le film fait mal là où ça gratte, et l’héroïne est démangée par la fascination qu’elle éprouve pour la reine. On est de plus dans un monde insalubre, symbolisé par la présence récurrente des rats (qui ne vont pas tarder à quitter le navire !), un monde en voie de pourrissement, au bord du naufrage.

Le cinéaste indique que cette scène inaugurale est emblématique de ce régime de réveil et d’endormissement qui ponctue son film, au cours des quatre jours. On peut d’ailleurs se demander si Sidonie rêve ou si elle est en état de veille et tout se situe à cette lisière-là. C’est une sensation que l’interprète, Léa Seydoux, a communiquée elle-même au metteur en scène. A un moment où le protocole semble encore immuable, le fait de se gratter le bras ou la tête distille la menace et l’inquiétude.

Un spectateur s’est interrogé sur la dédicace à Jacques Tronel. Assistant des premiers films de Benoît Jacquot, il a présenté le cinéaste au producteur du film. Il est mort peu avant le tournage et c’est pourquoi le film lui est dédié.

Une spectatrice a fait remarquer que l’on est tenu en haleine pendant tout le film, alors qu’on en connaît la fin. Elle a insisté encore sur les scènes de nuit et le remarquable éclairage créé par les bougies. Le cinéaste a confirmé cette impression en indiquant que le film avait été pensé en termes d’éclairage. Il a souhaité retrouver l’atmosphère d’un monde sans électricité car, dramaturgiquement, bien sûr, cela contribue à fabriquer une atmosphère particulière. Selon lui, Shakespeare et Marivaux sont susceptibles d’être expliqués uniquement par la lumière, par un régime de visibilité. Il semble que la nuit tombe ici plus tôt que d’habitude : mais n’est-on pas à l’aube du basculement d’un monde ?

Quelqu’un a repris la phrase prononcée par Louis XVI (Xavier Beauvois) à propos du pouvoir : « Une malédiction sous un manteau d’hermine. » Le metteur en scène a évoqué ce roi, embarrassé de son pouvoir, ce brave homme responsable qui, peu à peu, construit sa fermeté, et « se conduit bien ». Quant à la reine, si elle le fascine, il n’éprouve aucune sympathie particulière pour elle. « Je suis républicain jusqu’à l’os », précise-t-il. Ni le roi ni la reine n’imaginent jamais que tout cela puisse se terminer et d’une certaine manière, son film peut se lire comme l’apologue de tout pouvoir. Ce dernier étant de nécessité divine, pour ceux qui les détiennent, il est censé être incontestable et interminable. N’est-ce pas une situation similaire qu’a vécue la famille Ben Ali en Tunisie ? Quant à la jolie femme d’Hafez El Hassad, n’est-ce pas elle qu’on surnomme Marie-Antoinette ?

les-adieux-a-la-reine-gabrielle-et-la-reine.jpg

Gabrielle de Polignac (Virginie Ledoyen) et Marie-Antoinette (Diane Kruger)

Revenant sur le choix symbolique d’avoir fait de l’héroïne une très jeune femme, Benoît Jacquot a expliqué qu’il souhaitait que cette lectrice qu’on accompagne pendant tout le film soit vulnérable, ingénue, naturelle. Il voulait qu’on croie à son idolâtrie pour la reine, à ce sentiment adolescent, semblable à celui d’un fan pour son idole. Cette très jeune femme a encore un pied dans l’enfance, elle est en devenir, en formation, tout comme Léa Seydoux d’une certaine manière, à 26 ans, est une promesse d’actrice. Elle partage cette complicité de la jeunesse avec la reine qui, elle-même, est sur le point de la perdre.

A cet égard, le réalisateur souligne combien Marie-Antoinette est un personnage vampirique, une sorte de mauvaise fée. « Mon film a un côté « film de vampires », dit-il, « même si je ne l’ai pas voulu ».

Puis il évoque le pouvoir enivrant de tout metteur en scène qui dépend de la « climatologie des affects » de ses actrices. Il lui faut le plus possible être perméable à leurs humeurs, aux propositions qu’elles lui font, lesquelles sont comme la pâte du peintre. Pour lui, cette relation est très importante et, à cet égard, aucun jour n’est semblable. Benoît Jacquot arrive toujours le premier sur le lieu du tournage, il aime voir arriver ses acteurs, deviner l’état d’esprit dans lequel ils sont et tourner ensuite à partir de cette matière vivante. Parfois, tout ce qu’il avait prévu est remis en cause.

En ce qui concerne le choix des interprètes, s’il a tout de suite pensé à Léa Seydoux pour le rôle de Sidonie Laborde, Xavier Beauvois et Diane Kruger l’ont convaincu de les choisir. Diane Kruger s’est imposée avec des arguments quasiment astrologiques. Elle est allemande, sa mère s’appelle Marie-Thérèse, elle est née un quinze juillet, elle a trente-trois ans comme Marie-Antoinette dans le film… Son désir d’interpréter la reine était si fort que le metteur en scène n’a pu lui résister. Puis, lorsqu’il lui a dit : « Ce sera toi ! », elle en a été tellement surprise que pendant deux mois elle a vécu dans l’angoisse du rôle.

Une spectatrice revient sur le choix judicieux des deux personnages opposés que sont la jeune lectrice et le vieil archiviste-historiographe Moreau (Michel Robin). Ils représentent deux échos d’une même situation : l’une ignore, l’autre semble savoir (« Le peuple est une matière inflammable », dit-il)  mais ils communiquent dans le même aveuglement. C’est cela qui les raccorde ; dans les films historiques, l’Histoire, selon Benoît Jacquot, fait trop souvent l’objet d’une rétrospection savante. Ce qui l’intéressait ici, c’est que l’héroïne ne comprenne pas ce qui se passe. En la suivant à travers les couloirs sans fin de Versailles (on la voit souvent de dos en effet), le spectateur est mis dans l’état de ne pas savoir ce qui va arriver. L’Histoire est en marche, au présent, en train de se fabriquer Il s’agit plus d’une évocation que d’une reconstitution, d’un regard réinventé.

Le choix des lieux a beaucoup compté pour créer cette impression de qui-vive permanent. Certains lieux sont plus présent que d’autres et contribuent à cette atmosphère oppressante. La gageure était de faire naître un espace-temps crédible. Le lieu d’abord est paradoxal. Versailles est un huis clos, fait de différentes régions, qu’on appelait « ce pays-là », un « pays dans le pays ». Il était constitué des lieux nobles et d’endroits ignobles. Avec Sidonie Laborde, on traverse tous ces lieux, on va partout, et le rythme va s’accélérant en suivant sa trajectoire panique (« Panique », le mot est souvent présent dans le roman avec une majuscule). Selon le metteur en scène, on est presque dans le Château de Kafka, un lieu onirique, où les couloirs et les pièces (le grand commun, les soupentes, les appartements des courtisans) obéissent pourtant à une géographie vraisemblable.

L’autorisation lui a été donnée de tourner à Versailles (pour bien sûr un prix énorme). De nombreuses scènes y ont été tournées (plus qu’à l’ordinaire), dans les lieux intacts comme la galerie des Glaces, le salon d’Hercule ou le Trianon,  mais pas tout le temps.

Le film est construit sur de nombreux échos, beauté/laideur, dérisoire/sublime. Le personnage de Marie-Antoinette condense ces oppositions, qui se demande combien de livres ou de robes elle emportera à Metz et qui fait dessertir ses diamants de leur monture. En même temps, cette princesse un peu vaine devient vraiment reine dans la tragédie. Deux femmes cohabitent en elle : la femme superficielle et l’héroïne tragique. « Elle se bouffent l’une l’autre », ajoute Benoît Jacquot.

Quelqu’un fait remarquer que le film est très chorégraphié : les courtisans auprès du roi sont comme le corps de ballet qui se précipite autour de la danseuse étoile. Le réalisateur s’était représenté à l’avance leur cavalcade dans la galerie des Glaces : ce n’était pas vraiment écrit mais il savait mentalement comment il concrétiserait cette scène, avec ce no man’s land entre le roi et eux.

On remarque aussi l’étonnante circulation des objets dans le film.  « Les objets tournent » et il y a une vraie relation entre les gens et les choses. Qu’il s’agisse du dahlia rouge que Sidonie brode pour la reine ou de la pendule que lui prête monsieur Janvier et que lui vole son amie Louison.

Enfin, une spectatrice s’interroge sur la psychologie de Sidonie lorsqu’elle accepte, sur les instances de la reine, de prendre la place de Madame de Polignac, dans le carrosses de l’exil. Est-ce inconscience, naïveté, provocation ? Pour le metteur en scène, tout cela est très compliqué. Elle se voit investie par la reine qu’elle adore d’une mission à laquelle elle a du mal à consentir (Madame Campan lui avait d’ailleurs conseillé de la refuser). La scène pathétique, où Marie-Antoinette l’embrasse comme si elle était Gabrielle de Polignac, est l’élément déclencheur de sa décision. Elle joue ici la dernière scène de sa vie antérieure et elle se voit transformée en Gabrielle, l’objet de la passion de la reine. Elle se substitue à elle, au risque d’être arrêtée. Sans doute pense-t-elle qu’il ne lui peut plus rien lui arriver, puisqu’elle a perdu la reine. « Je ne serai plus personne », dit-elle. Selon Benoît Jacquot, c’est sans doute le moment où elle pourra peut-être enfin être quelqu’un.

Cet échange s’est terminé sur l’idée que rien, jamais, n'est univoque. Benoît Jacquot, avec ce beau film, nous a en effet montré combien tout est toujours ambigu jusqu’à ce que survienne un événement qui est de l’ordre du destin.

Les-adieux-a-la-reine-sidonie.jpg

 

 

 


 

 

 

Partager cet article
Repost0
15 janvier 2012 7 15 /01 /janvier /2012 12:27

  Un coeur simple 5

 Mathilde Aubain (Marina Foïs), Félicité (Sandrine Bonnaire), Clémence et Paul

Pour son premier long métrage, la réalisatrice Marion Lainé n'a pas choisi la facilité en adaptant en 2007 le conte emblématique de Flaubert, Un cœur simple, écrit en 1877. Le film, que j'avais vu quand il était sorti en salle il y a quatre ans, m'avait laissé un beau souvenir. Il était diffusé mercredi 11 janvier 2012 sur Arte et le revoir m'a donné l'occasion de conforter mon opinion première dont je dirai ici quelques mots.

Beaucoup de persévérance a été nécessaire à la réalisatrice pour mener à bien ce film. En effet, la productrice, Béatrice Caufman, qui avait œuvré afin que le projet existe, est décédée quatre mois avant le tournage (Le film lui est dédié : « A la mémoire de Béatrice. ») Il a alors fallu trouver un autre producteur. Quant au tournage en Normandie à l'été 2007, prévu sur neuf semaines, il a été rendu très difficile par huit semaines de pluie. Marion Lainé a donc été contrainte de repenser toutes les séquences en extérieur.

Tout le monde a lu Un cœur simple, cette admirable nouvelle qui raconte l'histoire de Félicité (Sandrine Bonnaire), la servante au grand cœur de Madame Aubain (Marina Foïs), laquelle voit peu à peu disparaître les différents êtres qu'elle aime et meurt sous le regard de Loulou (ici Scarlet'), son perroquet empaillé, ultime objet de son amour. Avec ce personnage inoubliable, c'est tout l'art de Flaubert qui est condensé, dans une oscillation tenue toute entre ironie et compassion. L'écrivain ne disait-il pas : « Je veux apitoyer, faire pleurer les âmes sensibles, en étant moi-même » ?

Marion Lainé explique que c'est en classe de 3ème qu'elle a éprouvé un coup de foudre pour l'ermite de Croisset en lisant Madame Bovary. « Je me sens portée par l'œuvre générale de Flaubert qui m'inspire et à laquelle je fais référence. Sa correspondance aussi m'a été d'une aide précieuse. J'adore sa violence, sa sensualité, sa trivialité.» Quant à Un cœur simple, l'œuvre faisait écho à ses origines paysannes et le film lui a donné l'occasion de parler des siens, de leur rapport au corps, à la mort. « L'adaptation est également imprégnée de mes souvenirs, de mes obsessions personnelles », précise-t-elle. Elle y a vu aussi bien sûr une histoire intemporelle, susceptible de toucher tout un chacun.

On sait combien il est difficile d'adapter au cinéma une œuvre littéraire, car la fidélité, cela n'existe pas. « Adapter, c'est traduire avec intelligence » et c'est ce que fait Marion Lainé lorsqu'elle affiche sa volonté de s'affranchir du conte : « Si j'avais voulu être fidèle, j'aurais choisi une ligne directrice austère, une comédienne au visage ingrat ; Liébard et Frédéric (Patrick Pineau) n'existeraient pas, Madame Aubain resterait en arrière-plan. »

On saura gré à la réalisatrice d'avoir choisi une perspective résolument moderne en orientant son film sur la relation entre la maîtresse et la servante. Celle-ci lui a permis d'évoquer le désir féminin et la frustration de la femme dans un XIX° siècle corseté. Chacune à sa manière incarne cet enfermement : Madame Aubain, une bourgeoise veuve trop jeune, refuse de s'abandonner aux ardeurs qui la poussent dans les bras du professeur de violoncelle, un personnage créé de toutes pièces par la réalisatrice (On notera qu'il se prénomme Frédéric comme le héros de L'Education sentimentale) ; Félicité demeure à jamais marquée par l'abandon de Théodore (Pascal Elbé), alors qu'elle était encore toute jeune fille.

A cet égard, le rapport de classe entre la maîtresse et la servante est particulièrement bien exprimé quand Madame Aubain se plaint de l'absence de sa fille partie en pension. A Félicité qui compatit, elle rétorque, indifférente : « Vous ne savez pas ce que c'est, vous : rien ne vous manque ! » A un autre moment, méprisante, elle soupire en parlant de sa servante : « La pauvre, elle ne sait jamais rien ! »

Par ailleurs, après la mort de Clémence (Virginie dans le conte), la réalisatrice développe l'évolution affective de Mathilde Aubain, imaginant même une possible attirance de la maîtresse pour la servante. Cela est dit d'une manière subtile au cours de la scène où Félicité et Madame Aubain se recueillent sur la tombe de Clémence. Pierre Murat, critique à Télérama, a dit son admiration pour le beau « châle tchékhovien », qui enveloppe les deux femmes pour ne faire d'elles qu'une seule silhouette.  

Un coeur simple 1

La réussite de cette adaptation tient sans doute beaucoup au choix des comédiennes, toutes deux remarquables. Marina Foïs, qui nous a habitués à des rôles comiques, est ici dans un contre-emploi dans lequel elle donne toute sa mesure. Sur son visage hautain et fermé se lisent les préjugés et les frustrations d'une femme, barricadée dans son milieu bourgeois, et d'une mère, à la froideur insensible, qui ne s'autorise aucune caresse à l'égard de ses enfants Paul et Clémence.

Un coeur simple 4

Sandrine Bonnaire, quant à elle, si elle a été très vite touchée par l'histoire et intéressée par l'évolution de la relation entre les deux femmes, a exprimé des réticences quand Marion Lainé l'a sollicitée. Elle était en proie à des sentiments mitigés : « Je déteste la campagne, je ne me voyais pas tuer le cochon ou plumer une poule et j'ai peur des vaches ! (On imagine alors son angoisse lors de la scène avec le taureau, quand Félicité le met en fuite pour sauver Madame Aubain et ses enfants!) En même temps, j'étais attirée par la force qui habite cette femme, sa volonté à aimer la vie, malgré tout. Je me reconnaissais dans son optimisme sans faille : continuer à se battre et à avancer quoi qu'il arrive, ce pourrait être ma devise. »

Après hésitations et réécritures du scénario, la comédienne a fini par accepter, allant jusqu'à « s'abîmer physiquement », comme dans Sans toit ni loi. Le personnage de Félicité lui a en outre rappelé Sabine, sa sœur autiste, à laquelle elle a elle-même consacré un film très émouvant (Elle s'appelle Sabine). Félicité ne sait ni lire ni écrire et elle a bien du mal à exprimer ses sentiments les plus profonds. On le voit dans la scène sur la plage où Madame Aubain la réprimande parce qu'elle l'a surprise en train de jouer comme une enfant avec Clémence : devant sa maîtresse médusée, elle se mord la main avec violence. La comédienne souligne ainsi cette parenté entre son personnage et sa sœur Sabine, que l'autisme enferme en elle-même : « Cette forme d'innocence, de vraie naïveté, sa façon de s'exprimer avec son corps parce qu'elle n'a pas les mots. Et ce geste de se mordre la main, sa seule manière de dire sa colère, sa rage de ne pas pouvoir répliquer, de devoir se taire et d'accepter ce que les autres ont décidé pour elle. » On retrouve cette impuissance à s'exprimer quand Félicité renverse la mappemonde ou frappe sans fin le linge avec son battoir jusqu'à la nuit, après avoir appris la mort de son neveu Victor.

On sent que Marion Lainé a été fascinée par le personnage de Félicité. Elle a souhaité « montrer le côté animal d'une femme du peuple qui se construit uniquement à travers le dévouement. » Elle admire « cette soi-disant idiote [qui] s'avérera une voyante en nous donnant une leçon d'humanité ». Elle la considère comme « l'anti-Bovary par excellence » et constate que « son héroïsme gît dans sa simplicité ». Elle avait d'ailleurs songé à modifier le titre de Flaubert et avait pensé à Simple cœur ou à Félicité. Olivier Pélisson souligne cet aspect en évoquant chez elle « l'incandescence du don de soi et de l'amour pur ».

La personnalité irradiante de Sandrine Bonnaire traduit à merveille ce mouvement permanent de la servante vers les autres. On la voit jouer comme une petite fille avec Clémence sur le tapis devant la cheminée ou sur la plage ; elle lui coiffe doucement ses longs cheveux ; elle sauve Madame Aubain et ses enfants des fureurs d'un taureau, ce qui lui occasionnera une boiterie jusqu'à la fin de sa vie ; elle monte l'escalier en portant les deux enfants dans ses bras, alors qu'elle-même souffre ; chaque dimanche, elle prépare la meilleure nourriture pour Victor, son neveu très choyé ; enfin c'est elle qui fait avec une grande délicatesse la toilette funèbre de Clémence.

J'ai beaucoup aimé aussi les scènes où Félicité chante à la petite fille Aux marches du palais, chanson qui revient comme un leitmotiv au cours du film, et lui confère une tonalité particulièrement touchante. La scène où Félicité à genoux, songeuse au bord de l'eau, laisse couler l'eau fuyante entre ses mains, exprime de manière intense cette succession d'amours qui ne cessent de faire défaut à la servante.

Un coeur simple 3

Son besoin éperdu d'amour trouve son point d'orgue dans sa passion irraisonnée pour le perroquet Scarlet' (Loulou) que Madame Aubain lui abandonne dans un accès de fausse générosité. Pour jouer le rôle du volatile, Marion Lainé a choisi un Eclectus pour son magnifique plumage qui « varie du rouge au grenat, du violet au bleu marine ; c'était une trahison car celui de Flaubert est jaune et vert », ajoute-t-elle en souriant. Bien que cette race de perroquet s'apprivoise très difficilement, elle précise que les scènes entre Félicité et Loulou ont été « des moments de grâce ».

Marion Lainé a particulièrement insisté sur le thème léger de l'oiseau. Au début du film, dans la forêt où court Félicité après son abandon par Théodore, on entend des cris d'oiseaux. Quand Clémence s'inscrit au catéchisme, le curé est en train de raconter aux enfants l'histoire de François d'Assise. Sur la falaise, au cours d'une promenade, Clémence et Félicité croisent une petite fille portant des oiseaux morts.

gustave-courbet-maedchen-mit-moewen-02027.jpg

Jeune fille aux mouettes, Gustave Courbet

Le film proposait plusieurs gageures. L'une était de transformer les dix pages du conte en un film d'une heure quarante-cinq. Pour l'autre, il fallait réduire à vingt années les cinquante années du conte ; « il fallait donc toujours aller à l'essentiel », remarque Marion Lainé. On peut dire qu'elle y a réussi en rendant sensible le passage du temps sur le visage des deux femmes, sans que cela soit jamais caricatural.

En cinéaste, Marion Lainé joue aussi beaucoup de l'ellipse. Si elle le fait de manière pertinente au moment de la mort de Madame Aubain quand on voit tinter les pendeloques du lustre sous les pas des déménageurs et qu'on découvre Félicité nettoyant pour une dernière fois le sol de la maison, cela est moins convaincant au début, lorsqu'elle narre l'aventure amoureuse avec Théodore. En effet, on a un peu de mal alors à croire à la jeunesse de Félicité.

On appréciera en revanche le traitement du son lorsque Félicité devient sourde après la mort de son perroquet. Celle qui s'habille en rosière n'entend plus du monde que des bruits étouffés et la scène est particulièrement réussie. Madame Aubain prononce des paroles mais Félicité ne les entend quasiment plus. J'ai le souvenir que, lorsque j'avais vu le film au cinéma, au cours de la discussion qui avait suivi, un spectateur mal-voyant avait dit avoir saisi de multiples bruits et notamment celui du glissement imperceptible des portes.

Par ailleurs, la mort de Félicité, tout de blanc vêtue, qui perçoit les voix des communiantes passant dans la rue et voit pour la dernière fois son perroquet se transformer en Saint-Esprit, me semble traduire avec une grande justesse la fin de la nouvelle de Flaubert.

Dans ce film on pourra encore admirer le passage des saisons et notamment la très belle scène où Félicité croit qu'il neige et où Madame Aubain lui dit qu'il s'agit des pétales des pommiers en fleurs.

L'attention portée aux couleurs m'a séduite. J'en prendrai pour seul exemple la merveilleuse robe d'un rouge éteint que porte Félicité, remplacée par une robe éternellement noire après la mort de Clémence et de Victor. Marion Lainé a sans doute été influencée par des tableaux romantiques et impressionnistes. Lorsque Madame Aubain, à sa fenêtre, regarde Félicité jouer avec Victor, on songe à la Femme à la fenêtre de Caspar Friedrich. De même, quand les femmes croisent une petite fille qui porte des oiseaux morts, on ne peut s'empêcher de penser à la Jeune fille aux mouettes de Courbet. Quant à l'ombre de Monet, elle plane sur les promenades au bord de la falaise et dans les champs.

Femme à la fenêtre Caspar David Friedrich 1822 Nationalga

Femme à sa fenêtre, Karl-Caspar Friedrich

Certes, les puristes s'étonneront que Virginie et Loulou aient été débaptisés. Ils se demanderont pourquoi on passe sous silence le mariage de Paul et regretteront que n'apparaisse pas le personnage du vieillard grabataire dont s'occupe Félicité dans le conte. Ces suppressions ne nuisent en rien, me semble-t-il, à la perspective de ce beau film, qui ne dénature jamais Félicité, « cinquante années de servitude », laquelle demeure sous la caméra de Marion Lainé cet admirable personnage de servante christique, immortalisé par Flaubert.  

 

 

Sources et photos  :

Allo-Ciné

A lire aussi : Le perroquet de Flaubert, Julian Barnes

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
3 décembre 2011 6 03 /12 /décembre /2011 17:29

 la femme de gilles cuisine

Emmanuelle Devos (Elisa) et Gilles (Clovis Cornillac) dans La femme de Gilles,

(Crédit photo : Pathé Distribution)

 

Dimanche 20 novembre 2011, la comédienne Emmanuelle Devos présentait au cinéma Le Palace, à Saumur, La femme de Gilles (2003), de Frédéric Fonteyne, un réalisateur belge. Après Jérôme Clément, Robin Renucci, Nicole Garcia et Benoît Jacquot, elle avait choisi ce long métrage dans le cadre de la cinquième Carte blanche offerte à une personnalité par le Ciné-Club Plein Ecran.

Dans la semaine a suivi la projection de cinq autres films de sa sélection personnelle : Raging Bull (1980) de Scorcese, présenté par Christian Rouillard ; Crimes et délits (1989) de Woody Allen, présenté par Patrice Gablin ;  Les Quatre cents coups (1959) de Truffaut, présenté par Pierre Pucelle ; Le bonheur d’Assia (1967) de Andrei Konchalovsky, présenté par Christel Gillet et Ceux qui restent, réalisé et présenté par Anne Le Ny. C’est un choix très personnel qui reflète les intérêts de l’actrice pour la place de la femme de la société et le rôle de l’actrice. Le premier et le dernier film appartiennent à sa filmographie.

Après la projection Emmanuelle Devos a expliqué qu’elle avait choisi La femme de Gilles pour plusieurs raisons. Ce film n’avait pas trouvé son public à l’époque et le rôle d’Elisa l’avait particulièrement marquée. Pendant un an, elle n’a pas tourné, comme s’il lui fallait ce temps pour se remettre de l’impression très forte que ce film avait laissée en elle.

Le film est adapté du roman au titre éponyme très connu en Belgique. Son auteur en est Madeleine Bourdouxhe (1906-1996). Cette œuvre fut admirée et de Jean Paulhan et de Marguerite de Beauvoir. Elle exalte l’amour fou, celui qui conduit à l’abnégation de soi-même.

Le Belge Frédéric Fonteyne a adapté ce roman en maintenant l’action dans les années 30. Emmanuelle Devos a aimé cette histoire d’une épouse qui découvre l’infidélité de son mari Gilles (Clovis Cornillac), ouvrier sidérurgiste, qui la trompe avec sa propre sœur Victorine, interprétée par Laura Smet. Tout d’abord jalouse, elle se met à épier son mari, puis devient sa confidente, persuadée que cette histoire n’est qu’une passade et que Gilles l’aimera de nouveau. « Attends, ça passera », lui dit-elle. Gilles, à cause de sa violence, perdra Victorine mais Elisa reconquerra-t-elle son mari ?

Avec ce personnage féminin, Frédéric Fonteyne propose une manière très originale de traiter du thème rebattu de la jalousie et un très beau portrait de femme. Une personnalité très loin de celle d’Emmanuelle Devos elle-même et qu’elle qualifie d’ « autiste de l’amour ». Elisa n’a pas les mots pour exprimer sa souffrance, pour sortir de son isolement et elle ne trouve nulle part de secours ni de consolation. Ni chez ses parents ni auprès de ses deux filles. Les dialogues sont très peu nombreux et Emmanuelle Devos a fait un superbe travail pour exprimer les sentiments variés et contradictoires qui envahissent son personnage. Tout passe sur son visage, de la jalousie à l’apaisement en passant par l’abnégation et une infinie patience. "Elle est comme une sainte de l'amour", fera remarquer une spectatrice.

la femem de gilles enfant

En même temps, Emmanuelle Devos considère qu’Elisa a un côté manipulateur dont elle n’est sans doute pas consciente elle-même. En devenant la confidente de son amri, elle espère maîtriser la situation. Elle apparaît ainsi à la comédienne comme une femme forte, de la force de ces femmes belges qu’elle a pu rencontrer. Elle demeure cependant assez mystérieuse comme une spectatrice l’a indiqué. Celle-ci a souligné avec justesse une des répliques du film : « Si tu savais… », confie Georges à Elisa dans une scène où il reconnaît qu’il est amoureux fou de sa belle-sœur Victorine. Ce pourrait être une des phrases-clés du film, les personnages demeurant opaques les uns aux autres, sans espoir de communication.

Le film a été très exigeant pour Emmanuelle Devos car, dit-elle, Frédéric Fonteyne « ne m’a pas protégée ». «  Il était Elisa », rajoute-t-elle d’une façon un peu sibylline. Il en va tout autrement avec Arnaud Depleschins avec qui elle a souvent tourné et qui sait l’entourer d’un cocon protecteur. « Il connaît bien les acteurs », précise-t-elle. Pourtant, Emmanuelle Devos a beaucoup apprécié ce tournage en Belgique. Elle aime la simplicité des relations que savent instaurer les Belges, chez qui l’esprit de hiérarchie est totalement absent.

Esthétiquement, le film est une réussite, tant par son travail sur la lumière (solaire dans le jardin l’été, tamisée derrière les volets clos, inquiétante et froide durant l’hiver), que par son goût du détail et de la reconstitution. Le passage des saisons est quant à lui particulièrement bien rendu, qui se fait sur deux années dans le petit jardin de la maison de Gilles et d’Elisa. Emmanuelle Devos a expliqué que la demeure avait été créée de toutes pièces, avec un soin tout particulier.

J’ai par ailleurs beaucoup aimé cette caméra intime qui n’est que le regard d’Elisa et qui, à la fin, dans le grenier se pose sur la chemise vide de Gilles qui sèche sur un fil. « Je ne sens plus rien… », vient -il de lui avouer dans le lit conjugal.

On pourra peut-être regretter la reconstitution un peu trop léchée des années 1930, quoique la scène de la guinguette soit particulièrement réussie. Elisa et Victorine me semblent vêtues avec un excès d’élégance peu en rapport avec le milieu social auquel elles appartiennent. Et le passage où la famille va pique-niquer dans la campagne est lui aussi teinté de maniérisme.

La femme de gilles en bleu

En dépit de ces quelques remarques, on espère que la diffusion de ce film plein de sensibilité contribuera à parfaire l’image que l’on peut avoir d’Emmanuelle Devos, celle d’une comédienne à l’intériorité irradiante.

 

 

 

 


Partager cet article
Repost0
16 octobre 2011 7 16 /10 /octobre /2011 11:11

 -Grenouille-dhiver-photo-copie


Le court-métrage n’est pas un genre facile et il semble que chez les cinéastes, il y ait un « complexe du court ». Pourtant, grâce à l’amitié et à l’opportunité de certaines rencontres, des courageux s’y attellent. C’est le cas du réalisateur Slony Sow qui présentait vendredi 16 octobre en avant-première, au cinéma Le Palace à Saumur, son court-métrage intitulé Grenouille d’hiver, produit par la société de production saumuroise, Nompareille. Il faut dire que le casting en est alléchant puisque Gérard Depardieu en est l’acteur principal, avec l’actrice japonaise Eriko Takeda comme unique partenaire.

L’histoire en est toute simple : sur son domaine viticole (Tigné en Anjou), Benjamin (Gérard Depardieu) vient de perdre sa femme (Sabine Lenoël). Désespéré, il songe à se suicider. Une jeune Japonaise, Miko (Eriko Takeda), venue à la propriété pour une dégustation de vins, l’en dissuadera et le ramènera vers la vie.

Ce film de 17 minutes 44 affronte avec délicatesse la douleur de la perte. Et c’est bien là la difficulté du genre. En si peu de temps, et comme dans une nouvelle en littérature, comment trouver un rythme, un ton, une atmosphère ? Ce genre « montre peu mais démontre beaucoup », a-t-on coutume de dire. Grâce au jeu sans artifice de Gérard Depardieu, le film y réussit puisqu’on a presque l’impression d’un avant et d’un après, pour un récit censé ne durer que vingt-quatre heures.

Au cours de la discussion qui a suivi la projection, Slony Sow a expliqué l’extraordinaire capacité de Depardieu à entrer dans un personnage, sans réelle préparation intérieure. Alors qu’il vient de plaisanter, quand on dit « Moteur ! », il est immédiatement dans le jeu, et toujours avec justesse. Le réalisateur a rappelé avec humour que le tournage de la mort de Cyrano de Bergerac (une scène d’une émotion intense) est pour les techniciens du film un souvenir de rire insensé, au point qu’il a fallu vider le plateau de tous ceux qui n’y étaient pas indispensables, tant les rires fusaient entre les prises.

Une spectatrice a fait remarquer l’intérêt d’un court-métrage qui s’attarde sur cette réalité de la mort, si souvent occultée dans nos sociétés occidentales. La petite grenouille, symbole de vie pour les Japonais, et offerte à la morte par la jeune visiteuse, la délicatesse avec laquelle celle-ci fait la toilette mortuaire de la défunte, sont des éléments qui donnent à regarder la réalité en face, mais cela est narré avec pudeur.

On notera aussi le travail sur la lumière, notamment celle qui provient de la chambre où repose la défunte. C’est une lumière blonde et rose, que le réalisateur dit avoir voulue un peu irréelle comme dans les contes. Il y a aussi la lumière d’hiver qui coule par les fenêtres de la cuisine, tandis que Benjamin et Miko prennent un repas ensemble. Elle opère un contraste très fort avec l’obscurité de la cave, dans laquelle le viticulteur retrouve son  fusil de chasse et s’abandonne un temps à la tentation d’en finir.

Quant à la grenouille d’hiver, que l’on aperçoit transie dans les vignes à la fin du film, il n’a pas été facile de dénicher l’actrice capable de jouer ce rôle ! Slony Sow a expliqué avec drôlerie qu’il l’a cherchée longtemps à travers la France, pour finir par la trouver non loin de Tigné, à Montreuil-Bellay.

Eriko Takeda, jeune actrice japonaise arrivée il y a quatre ans en France, avoue quant à elle l’extraordinaire aventure qu’a été pour elle ce tournage avec Gérard Depardieu. Même dans ses rêves les plus fous, elle n’aurait jamais osé l’imaginer ! Et Jean Maurice Belayche, le producteur du film, lui-même ami du comédien, a insisté sur les liens d’amitié qui lui ont permis de réaliser ce court-métrage. Il a salué encore le maître de chai de Tigné, qui lui a été d’une grande aide.

Gérard Depardieu a en effet tout de suite accepté de tourner ce scénario, qui parlait de mort et de renaissance, et qui lui donnait l’occasion d’être entre ses murs et au milieu de ses vignes, puisque le court-métrage a été tourné au château de Tigné. C’était aussi pour lui l’occasion de revenir en Anjou, là où repose son grand copain, Jean Carmet. Et Slony Sow de faire remarquer que, dans le film, Gérard Depardieu, a refait spontanément un geste précis qu’il avait accompli au moment de la disparition de Jean Carmet.

Ce court-métrage avait été sélectionné à Cannes 2011 et projeté sur l’Ecran de la Plage. Il avait été présenté en avant-avant-première le 24 septembre 2011 au théâtre de verdure du château de Saumur, il sera diffusé sur France 2 le dimanche 23 octobre 2011 dans la série Histoires courtes. L’occasion pour les téléspectateurs de découvrir toute la légitimité du court-métrage, un genre que n’ont méprisé ni Godard ni Scorcese, et  qui est tout, sauf  un film au rabais.

 

Sources :

www.ecrannoir.fr « Faire un court-métrage »

festivalcourtmétrage.wordpress.com

 


Partager cet article
Repost0
3 octobre 2011 1 03 /10 /octobre /2011 21:40

 

 Stella sur banc

Stella (Léora Barbara)

 

Alors que les deux Guerre[s] des Boutons, sorties récemment, s’affrontent sur les écrans en donnant à voir une fois de plus des enfants dans une atmosphère passéiste, sans grande invention, le film de Sylvie Verheyde, Stella, touche au cœur, avec le portrait  étonnamment juste d’une petite fille qui entre en 6ème. Diffusé jeudi 29 septembre 2011 sur Arte, ce film, sorti discrètement en 2008, un peu avant Entre les murs, dont il partage certaines thématiques, mérite qu’on s’y attarde.

C’est le troisième long métrage de Sylvie Verheyde, après Un frère (1997) et Princesse (2000), tous deux avec Emma de Caunes. La réalisatrice explique que son projet est né lorsque son fils est rentré en 6ème. Elle s’est alors demandé quelle place l’école avait tenu dans sa vie et elle a souhaité réaliser un film «  à hauteur d’enfant ». La fiction lui a permis d’organiser les images qu’elle avait en tête et de prendre une certaine distance avec ses propres souvenirs. Elle a eu la chance de trouver très vite la petite actrice (Léora Barbara) susceptible de jouer le rôle de son héroïne, Stella Vlaminck, et le charme du film doit beaucoup à cette dernière. "On n’est pas la même en classe quand on est petite et brune et quand on est grande et blonde !", remarque la réalisatrice.

Sylvie Verheyde a aimé cette petite fille, qui était tout à la fois fragile, intimidante et mystérieuse, avec une grande force de caractère. Bien que certaines scènes aient été difficiles à réaliser, la jeune comédienne s’est à chaque fois montrée étonnamment calme et a su être autonome. Très intelligente, elle a toujours compris l’enjeu des scènes qu’elle tournait.

Léora Barbara joue ici le rôle d’une petite fille de onze ans, dont les parents, Rosy (Karole Rocher) et Sergio (Benjamin Biolay) tiennent un café-hôtel dans le XIII° arrondissement. Rendez-vous des paumés, des marginaux et des alcooliques du quartier, c’est le lieu où Stella découvre la violence du monde : les rixes entre clients éméchés, les disputes de ses parents en plein désamour, les avances de Bubu (Jeannick Gravelines), un client un peu trop gentil avec elle. Ne va-t-elle pas jusqu’à menacer elle-même d’un fusil Yvon (Thierry Neuvers), celui qui a séduit sa mère ? Dureté d’un monde scandé par « 15ème round » de Bernard Lavilliers : « C’est souvent dur à porter la violence ! ».

Mais elle se fait aussi consoler par le barman Loïc (Johan Libéreau), elle joue aux cartes, au flipper, au baby-foot, au milieu des rires et des cris, tout en regardant les copains de son père jouer au billard. Sur les musiques de Gérard Lenorman (« Michèle ») ou de Umberto Tozzi (« Ti amo »), elle s’abandonne à une douce rêverie amoureuse auprès d’Alain-Bernard (Guillaume Depardieu), son Prince charmant, son amoureux secret.

 

Stella Alain bernardAlain-Bernard (Guillaume Depardieu)

 

Nous sommes en 1977 et, par un hasard administratif, Stella se retrouve collégienne au lycée La Fontaine. Le choc est dur pour cette petite fille de cafetiers pénétrant dans un monde qui n’est pas le sien et dont elle ne possède pas les codes. Elle y rentre le premier jour avec son ballon de foot sous le bras ; elle crache sur un garçon qui la frappe à la récréation et elle revient avec un œil au beurre noir le soir chez elle. Elle est en butte aux vexations des professeurs, à la morgue des petites bourgeoises qui ricanent de la voir porter un blouson, dont le col est « en  vraie fourrure, en lapin ». Elle ne comprend rien à ce que lui demandent les enseignants et se mure dans son univers, essayant tant bien que mal de combler ses lacunes qui ne cessent d’augmenter. Victime des moqueries répétées d’une collégienne au visage d’ange, elle « pète » un jour « les plombs » et, à l’issue d’un cours de gymnastique, lui frappe violemment la tête contre un radiateur en fonte. Pour sa mère, qui n’a pas fait d’études, et qui est convoquée dans le bureau du principal, c’est « la honte » ! Pauvre petite collégienne avec son cartable trop lourd pour elle et qui traîne les pieds avec ses grandes bottes !

L’horizon de Stella va s’éclairer cependant quand elle se lie d’amitié avec Gladys, une collégienne qui est tout le contraire d’elle-même. Juive, fille de réfugiés argentins, première de la classe, Gladys lui ouvrira les portes de la lecture en lui demandant si elle a lu Balzac ou Cocteau. L’entrée de Stella dans ce nouveau monde se fera par l’achat timide dans une librairie des Enfants terribles. « Tu lis, toi ? », lui demande sa mère. « T’es amoureuse ? » Ensuite, Stella ne pourra plus cesser de lire. Il faut voir cette belle scène où elle lit Le marin de Gibraltar de Duras, dont les phrases (« elle rencontrerait quelqu’un…) trouvent un écho profond en elle et la font pleurer. Peu à peu, le professeur de français (Christophe Bourseiller) perçoit la richesse intérieure de son élève et l’encourage à persévérer. Car Stella, comme le révèle la chanson finale, est « loin, v[a]loin, ne veu[t] pas en rester là… »

 

Stella et Galdys

Gladys (Mélissa Rodrigues) et Stella

 

Sylvie Verheyde, sans prosélytisme ni manichéisme, nous montre comment une certaine forme de mixité sociale peut faire accéder à la culture. «  Si la culture est un luxe », dit la réalisatrice, « c’est aussi une richesse, c’est ce qui ouvre les portes ». A la fin de l’année scolaire, Stella apprend par Gladys, qui est déléguée de classe, qu’elle est admise en 5ème. Elle téléphone à ses parents au café et sa mère laisse couler ses larmes en annonçant la nouvelle au père. « On va fêter ça », dit-il, alors que leur couple est en pleine crise.

On n’aurait garde encore d’oublier les scènes pleines de mélancolie où l’on voit Stella partir en vacances dans le Nord, chez sa grand-mère paternelle. Dans un paysage de terrils et de corons, elle retrouve une copine dont les parents sont au chômage et qui la considèrent comme « la Parisienne ». Leur désœuvrement les conduit à jouer dans une déchetterie, sur un tas de betteraves, tandis que des gamins à peine pubères veulent les embrasser. Infinie tristesse du sort de cette autre petite fille, qui n’aura sans doute pas la chance de quitter ce Nord triste et désespérant.

 

Stella al mèreRosy, la mère de Stella (Karole Rocher)

 

La réussite de ce film tient encore à la reconstitution de l’atmosphère de la fin des années 70 mais celle-ci n’est pas systématique. Sylvie Verheyde reconnaît y avoir inscrit aussi des éléments des années 50. Dans ce décor de café, elle a su habilement associer comédiens professionnels et non acteurs. Il en va de même pour le collège : le professeur d’anglais est Anne Benoit, une comédienne qu’elle connaît bien, alors que la principale du collège est une "vraie" directrice. Ayant vécu elle-même dans un café, la réalisatrice craignait le manque de crédibilité de sa reconstitution. Si les scènes de classe ont été filmées en caméra fixe, celles dans le café l’ont été caméra à l’épaule, en faisant la part belle à l’improvisation. Le résultat est réussi et l’atmosphère de violence et de déstructuration de ce milieu est particulièrement bien rendue.

On remarquera encore le jeu de Benjamin Biolay, le « chanteur rive gauche », ici à contre emploi. Sylvie Verheyde a trouvé avec lui cet « acteur capable d’interpréter avec élégance un homme au bord de la déchéance ».Il joue le père de Stella, le patron du bar, un prolo dont la mère est une ancienne prostituée. Avec ses chevaux gominés, sa chaîne autour du cou, sa gourmette clinquante, sa cigarette au bec, il est crédible en père aimant mais absent et en époux délaissé.

 

Stella le pèreSergio, le père de Stella (Benjamin Biolay)

 

Guillaume Depardieu, quant à lui, apparaît ici dans un de ses derniers rôles. Il joue Alain-Bernard, dont est secrètement éprise la petite fille. Il y est d’une justesse remarquable, dans une prestation très économe de paroles, mais toute en intensité. Sylvie Verheyde raconte avec émotion que, dans un souci de véracité, il avait apporté le pantalon porté par son père dans Les Valseuses. Pendant tout le tournage, il s’est montré facile à diriger, plein de générosité, et a su créer avec la petite comédienne une véritable relation. « Choisi pour être un Prince charmant, il l’a vraiment été », souligne Sylvie Verheyde.

Au plus près de Stella, dont les pensées sont parfois transcrites en voix off, j’ai été touchée par l’histoire de cette petite fille, qui avoue à la fin du film à son amie Gladys qu’elle a toujours peur. Cette année d’entrée en 6ème, véritable temps initiatique pour Stella, nous rappelle combien les enfants sont fragiles mais en même temps qu’ils recèlent en eux une force et une lucidité remarquables, qui les aident à grandir. Ce très joli film, dénué de tout pathos et de toute sensiblerie, est en même temps un bel hymne à la lecture, et nous dit sans fard que les mots sont porteurs d’une infinie consolation.

 

Sources :

Interview de Sylvie Verheyde par Kevin Dutot, excessif .com

www.ac-grenoble.fr, Dossier pédagogique : Stella de Sylvie Verheyde

 


 

 

 

Partager cet article
Repost0
25 août 2011 4 25 /08 /août /2011 21:35

    la-piel-que-habito

   Vera, la créature (Elena Alaya) et le docteur Ledgard (Antonio Banderas)

 

Avec son dernier opus, présenté en mai à Cannes et sorti en salle récemment, le réalisateur espagnol de la movida signe un thriller diabolique, qui lui donne l'occasion de traiter ses thèmes de prédilection : filiation, transgression, pulsion sexuelle, passion criminelle, transsexualisme. Il innove cependant en proposant un film de genre, assez loin des drames provocateurs mais pleins d'émotion, dont il est coutumier.

Le scénario du film a été écrit en collaboration avec son frère Agustín Almodóvar, libre adaptation de l'œuvre de Thierry Jonquet, Mygale, publiée il y a quelques dix années. Les deux frères y reprennent le thème de Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818), dont Mary Shelley est l'auteur, et qui a fait florès depuis. Ce long métrage de deux heures surfe en même temps sur les grandes problématiques anxiogènes et éthiques que sont les greffes de peau et d'organes et les recherches génétiques.

Le docteur Robert Ledgard (Antonio Banderas) est un chirurgien de renom qui soigne des patientes dans sa clinique privée. Il est célèbre aussi par ses recherches sur la peau : il a en effet mis au point un nouvel épiderme, appelé Gal, du nom de sa première femme, grièvement brûlée dans un accident, et qui s'est suicidée par la suite. Dans cet établissement retiré où il opère, il a fait son cobaye humain d'une jeune patiente, Vera (Elena Alaya), qu'il surveille grâce à des écrans de contrôle. Il est aidé en cela par une inquiétante gouvernante, Marilia (Marisa Paredes), dont il ignore qu'elle est sa mère. Vera semble être tombée amoureuse du chirurgien jusqu'au moment où... Il semble difficile d'aller plus loin dans le récit sans déflorer une intrigue à rebondissements qui offre bien des surprises.

Pour interpréter ce médecin qui joue à l'apprenti-sorcier, Almodóvar a choisi un acteur qu'il connaît bien puisque c'est la sixième fois qu'il l'emploie. Après 22 ans d'absence en Espagne, Antonio Banderas, le « latin lover » endosse ici la personnalité de ce « personnage froid et distant, à la recherche de la perfection de manière très étrange », précise-t-il lui-même. Heureux de faire partie de nouveau de l'univers du réalisateur,l'acteur s'est laissé aller entre les mains de celui qu'il admire.

Almodóvar a souhaité lui donner un rôle bien différent de ceux de ses autres films. Il le voulait cruel et violent mais en même temps d'une beauté à la Cary Grant ou à la James Stewart. Il l'a dirigé fermement afin de donner une impression de distance et d'austérité. On doit reconnaître que c'est réussi et que, derrière ce médecin élégant et séduisant, on sent la menace que distille un regard ténébreux sous de lourdes paupières. Nouveau Victor Frankenstein à l'espagnole, le docteur Ledgard, exempt de tout sens moral et attaché à accomplir une vengeance dont on ne dira rien, tend à devenir un démiurge, au risque d'être dépassé par sa créature. « Il me fait penser à un fasciste », dit Antonio Banderas.

Pour donner la réplique à l'acteur, pour incarner la créature du médecin diabolique, le metteur en scène a choisi une jeune femme toute en fragilité, en finesse et en sensualité, l'actrice Elena Alaya, bien loin du monstrueux Boris Karloff. A la voir alanguie sur son lit, dans une position qui reprend celle de la Vénus du Titien dont la toile est accroché dans le corridor de l'escalier, il semble bien malaisé de résister à sa séduction. Dans son collant couleur chair, censé protéger sa peau, au sein de sa chambre close, il faut la voir pratiquer le yoga, écrire indéfiniment sur le mur les dates des jours de son emprisonnement (2006-2011) ou encore s'adonner à l'imitation des sculptures de Louise Bourgeois. On comprend alors que son Pygmalion ne pourra résister longtemps à son charme de Tanagra. Et, en ce qui la concerne, le syndrome de Stockholm dont elle est atteinte n'est sans doute qu'une des nombreux leurres du film.

On aurait aussi envie de citer Marisa Paredes, une des actrices-fétiches d'Almodóvar, dans un sombre rôle de gouvernante-âme damnée. Torturée dans son amour maternel, elle est celle qui s'écrie : « J'ai mis deux fils au monde et ils sont tous les deux fous. » Leur pays d'origine est le Brésil et cela, bien sûr, n'est pas innocent. Si le metteur en scène l'a choisi, outre le fait que la chirurgie esthétique y soit érigée en art, c'est aussi parce que, selon Almodóvar, « ce pays ne connaît pas le complexe de la culpabilité ».

L'autre fils encore mériterait une mention spéciale. Ce petit malfrat en fuite après un cambriolage s'appelle Zeca et il est joué par Roberto Alamo. Figure sexuelle d'une rare violence, il apparaît dans un costume de tigre, à l'appendice caudal particulièrement érectile, symbolisant une puissance mâle à laquelle nulle ne résiste. Avec lui, le spectateur assiste- comme le docteur Ledgard devant son écran- à un viol d'un rare sadisme.

D'ailleurs, l'atmosphère du film tient sans doute beaucoup à un sentiment très fort d'oppression et de claustration. Celle-ci est procurée par le jeu des acteurs, qui multiplient les « regards-caméras ». Dans cette perspective, le metteur en scène multiplie aussi les zooms, les gros plans, créant souvent une image dans l'image et une sensation de voyeurisme assez trouble.

Les cinéphiles aimeront les nombreuses allusions au très beau film de Georges Franju, Les yeux sans visage (1960), dans lequel irradiaient les yeux d'Edith Scob. Les parentés sont évidentes et reflètent l'amour d'Almodóvar pour le cinéma d'antan. Au départ, il avait même songé à faire un film muet en noir et blanc. Le masque que porte Vera est inspiré de celui de Christiane, la fille du docteur Genessier (Pierre Brasseur). Celui-ci cherche à guérir son visage défiguré en lui greffant la peau prélevée sur des jeunes femmes qu'il enlève avec l'aide de la gouvernante (Alida Valli), double de la Marilia d'Almodóvar. La scène où l'on voit Alida Valli en Deux-Chevaux, sur une route la nuit, fait songer à celle où le docteur Ledgard poursuit en voiture Vicente (Jan Cornet) à moto. De nombreux éléments du décor, la cave en briques, l'escalier, les toiles de maître du médecin fou, rappellent ceux du film de Franju.

Les sculptures de Louise Bourgeois, qui sont évoquées par un livre, par une émission télévisée et par les formes que sculpte Vera, isolée dans sa chambre, viennent subtilement en contrepoint étayer les thèmes de la procréation et de la naissance, communs au réalisateur espagnol et à la plasticienne française. Cette dernière n'affirme-t-elle pas : « La sculpture est le corps, mon corps est ma sculpture » ? Et qu'est le docteur Ledgard, sinon un Pygmalion fou ? Le motif du phallus est aussi très présent, tout comme celui de l'araignée, qui est au cœur de l'œuvre de Louise Bourgeois. Le chirurgien fomente sa vengeance, tout comme l'araignée tisse sa toile. Pensons aussi au titre du roman de Jonquet. Quant à l'assemblage des pans de peau qui créeront la nouvelle peau de Vera, il ressemble à s'y méprendre à une des sculptures de l'artiste, intitulée The Woven Child.

Est-ce à dire que le film m'ait totalement conquise ? Certes, la direction d'acteurs y est remarquable et cela n'est guère étonnant venant d'un cinéaste qui déclare : « Les acteurs sont la matière dont est fait le film […] Je suis devenu réalisateur pour diriger les acteurs. » Pourtant j'ai été déçue par la structure, faite de flash backs par trop démonstratifs, qui enlèvent une part du mystère, et par une fin abrupte. Contrairement aux précédents films d'Almodóvar qui m'avaient vraiment touchée, celui-ci m'a laissée de marbre et ne m'a guère émue. Cela tient sans doute au genre du film, le thriller fantastique, dont les ficelles trop rocambolesques, nuisent à la vraisemblance.

Histoire d'une vengeance magistralement orchestrée, film brillantissime dans sa mise en scène et l'interprétation de ses acteurs, jeu subtil sur les références cinématographiques et culturelles, La piel que habito m'apparaît surtout comme un magnifique exercice de style. Engluée dans la toile d'araignée, j'ai été fascinée mais je n'ai rien éprouvé.

 

    woven child

The Woven Child (Louise Bourgeois)

 

 

Sources :

Site Allo-Ciné

Partager cet article
Repost0
19 août 2011 5 19 /08 /août /2011 08:20

 

    melancholia 1

 

 

 

 

Qui ne se souvient de la célèbre gravure de Dürer, représentant un ange assis au milieu d'instruments de mesure symboliques du Temps, et intitulée Melancholia (1514) ? Il se pourrait bien cependant que certaines images du dernier film de Lars von Trier, qui porte le même nom, demeure aussi gravées dans les mémoires.

Le film débute en effet par un prologue (trop long et trop insistant diront certains), d'un onirisme fulgurant, qui préfigure la fin de la planète Terre. L'on y voit, en un superbe ralenti, les principaux personnages du film affronter leur apocalypse personnelle : Justine (Kirsten Dunst), telle l'Ophélie de Millais, flotte en robe de mariée sur l'eau d'un marécage, marche, les membres retenus par des liens qui l'empêchent d'avancer, ou encore vibre à l'électricité ambiante ; le cheval noir d'une des deux sœurs s'effondre dans la terre ; Justine, Claire (Charlotte Gainsbourg) sa sœur, et son fils se tiennent devant le château sur la pelouse du jardin, éclairés par la lueur mortifère de la lune et de la planète Melancholia qui menace la Terre. Résonne le Prélude du Crépuscule des Dieux de Richard Wagner, qui ponctuera tous les moments dramatiques du film. Ces images appartiennent sans doute aux rêves prémonitoires de Justine, qui pressent que la fin du monde est proche et qui apparaît comme une sorte de pythie.

Pourtant il ne s'agit point là d'un film-catastrophe, tel qu'on a coutume d'en voir. Les effets spéciaux (invasion d'insectes, pluie d'oiseaux ou grêlons, phénomènes électriques) demeurent discrets. Pour aborder ce thème des plus malaisés à traiter, le scandaleux Lars von Trier a préféré un huis-clos psychologique dans un château en Suède, parvenant ainsi à allier l'intime au cosmique, ce qui n'est pas son moindre mérite. Et le cinéaste, qui a la réputation d'être un sévère misogyne, nous offre de surcroît deux très beaux portraits de femmes.

Le film est en effet structuré en deux parties. La première est intitulée Justine, la seconde Claire, du prénom des deux sœurs qui sont les protagonistes de l'histoire. Chacune va vivre à sa manière l'approche de cette planète Melancholia (Antarès ?), de la constellation du Scorpion, qui était cachée par le soleil, et dont la trajectoire, le « transit », menace dorénavant la planète Terre.

Mais avant d'être un film millénariste, ce long métrage est surtout une réflexion sur la dépression. Justine, dont on célèbre le mariage avec Michaël (Alexander Skarsgård) au début de l'œuvre, dans la propriété de sa sœur et de son beau-frère John (Kiefer Sutherland), est atteinte de mélancolie profonde. Bien qu'elle s'efforce de faire bonne figure lors de la réception, Justine se trouve bientôt de nouveau envahie par ses vieux démons et la fête s'achève par la séparation des nouveaux époux et la fuite des invités.

Le début du film, qui n'a rien à envier à Festen de Thomas Vinterberg, propose une tentative d'explication à ce mal de vivre. Dexter, le père (John Hurt) n'est qu'un amuseur égoïste ; Gaby, la mère (Charlotte Rampling), est une terrifiante Folcoche ; sa sœur aînée Claire a des préoccupations qui lui sont étrangères ; John, le mari de Claire, ne parle que d'argent ; quant à Jack, le patron de Justine (Stellan Skarsgård), il voudrait que sa meilleure publiciste lui trouve un slogan même le soir de son mariage. Il n'y a que du fils de Claire et de John dont Justine se sente proche : un petit garçon qui a des antennes et qui, comme elle, pressent que la planète Melancholia représente une menace pour les hommes. Si le jeu de Kirsten Dunst, qui laisse affleurer son mal-être, est ici remarquable, cette première partie pourra cependant sembler longue, d'autant plus que certaines scènes apparaissent caricaturales.

Il me semble que le propos du film prenne toute sa mesure avec la seconde partie. Celle-ci donne à suivre Claire, dont l'angoisse ne cesse de grandir à mesure que la planète Melancholia, surveillée par son astronome de mari, se rapproche de la terre. Elle se dévoue à sa sœur qui a sombré dans la déréliction, elle la baigne avec amour, elle lui offre toute sa compassion. Lars von Trier nous propose ici une belle étude sur un sentiment assez peu étudié au cinéma : l'affection entre sœurs. Charlotte Gainsbourg y est superbe de retenue et d'émotion.  

Et c'est aussi le moment où les choses s'infléchissent et où celle qui semblait la plus fragile à cause de sa dépression, Justine, devient la plus forte devant la catastrophe qui se prépare. « Une force incroyable » s'empare d'elle, remarque Kristen Dunst. Elle apparaît alors comme une pessimiste lucide puisque, pour elle, de toute manière « la terre est mauvaise ». Kristen Dunst commente ainsi l'attitude de son personnage : « Elle rêve de naufrages et de mort soudaine […] Mais alors que le monde est sur le point de disparaître, la joie la reprend. » Celle que son petit neveu appelle tante Steelbreaker- une sorte de Mimi Brind'acier- s'efforcera de lui adoucir ses derniers instants et lui confectionnera une cabane magique, dernier rempart dérisoire- mais ô combien poétique- contre l'apocalypse annoncée.

Lars von Trier précise que le romantisme allemand est bien à l'origine de ce film qu'on serait tenté qualifier de « gothique ». Il dit avoir écrit son scénario, sous l'influence de l'atmosphère de la musique de Wagner et dans l'aura de Visconti. Il faut dire que l'esthétique du film est stupéfiante et qu'on demeure fasciné par la lumière noire, crépusculaire, qui baigne les extérieurs du château fantastique de Tjolöholm, dans lequel il a tourné pour la quatrième fois. Le cinéaste Thomas Vinterberg ne dit-il pas : « Comment faire un film après ça ? »

Il n'en demeure pas moins que Melancholia est d'un pessimisme exacerbé et qu'il est dénué de tout espoir. « La vie est une idée pernicieuse. La création a peut-être amusé Dieu, mais il n'a pas réfléchi aux choses » affirme le réalisateur. Il n'y a pas de vie ailleurs ou après, il n'y a que la peur de vivre et l'influence maléfique des planètes sur les hommes. De plus, Lars von Trier a su mettre en images cette grande peur ancestrale de la fin du monde, celle qui agite encore et toujours les doctrines millénaristes. Il propose aussi et surtout une réflexion sur la manière dont chacun doit affronter sa propre mort.

Certes, on peut ne pas être touché par une esthétique qui semblera figée et artificielle à certains, mais le film est d'une grande richesse symbolique. Ponctué par Brueghel (Les chasseurs dans la neige, en hommage à Tartovski) et Ophelia de John Everett Millais, le dernier opus de Lars von Trier revisite à sa manière la mélancolie européenne, de l'acédie monastique au spleen baudelairien, en passant par la théorie de la bile noire et l'influence de Saturne. Et avec ce film, où point l'émotion, la mélancolie apparaît ici comme une des plus belles clés de la création artistique.

 

Sources :

Interview par Julien Dokkhan, Site Allo-Ciné

 

 

 

   

Partager cet article
Repost0
14 mars 2011 1 14 /03 /mars /2011 23:28

  Black swan allo ciné

  Nina, le cygne noir (Natalie Portman) , Photo Allo-Ciné

 

Voilà un film dont le thème était prometteur et que j’avais très envie de voir. D’où vient pourtant que j’en suis sortie avec un sentiment de déception que j’aimerais essayer de formuler ?

Le film est une adaptation d’un livre de Andres Heinz, qui raconte la rivalité entre une comédienne et sa doublure à Broadway. Le script original était d’ailleurs intitulé La Doublure (The Understudy). Darren Aronofsky, le réalisateur, témoin de la formation éprouvante subie par sa sœur ballerine, a transposé l’intrigue  dans l’univers du City Ballet de New-York. Ce monde de la danse, peu évoqué au cinéma, était donc une des premières raisons de mon intérêt. D’autant plus que, partant du premier scénario, le scénariste Mark Heyman y a intégré l’intrigue du Lac des Cygnes de Tchaïkovski, ballet mythique qui n’a cessé de faire rêver. Il a aussi souhaité y mettre en relief le thème de la dualité, de « la peur de voir quelqu’un vous voler votre propre vie », un autre sujet d'intérêt.

On connaît la tragique histoire d’Odette, transformée en cygne blanc par le magicien von Rothbart, et dont s’éprend le prince Siegfried. Lors du bal organisé pour son anniversaire, le prince est abusé par la fille du sorcier, Odile, toute vêtue de noir, et sosie d’Odette. Il lui promet le mariage. La fin de la chorégraphie varie selon les différentes versions du ballet. Darren Aronofsky a choisi celle où la déclaration d’amour de Siegfried à Odile condamne Odette à demeurer un cygne à tout jamais : elle se suicide en se jetant dans les eaux du lac.

Cette tragique histoire est habilement renouvelée par le réalisateur, qui met ici en scène la tragique quête de réussite de Nina (Natalie Portman), une jeune ballerine trop sage, trop appliquée, qui veut tout maîtriser. Mais comme le dit le chorégraphe Thomas Leroy (Vincent Cassel) : « La maîtrise n’est pas la perfection. » Elle voit pourtant ses rêves se réaliser, lorsque le maître de ballet, après maints atermoiements, lui propose d’interpréter le rôle, emblématique pour toute danseuse étoile, de la reine des cygnes du célèbre ballet russe. A travers ce personnage fragile, Darren Aronofsky s’interroge sur le destin de tout artiste en quête de l'absolu de l'art. Il souligne ainsi cet aspect : « Nina recherche la perfection, mais la perfection ne peut exister que durant un bref instant, et comme tous les artistes, elle risque de se détruire elle-même en tentant de l’atteindre. Quand elle essaye de devenir le cygne noir, une chose sinistre et inquiétante se réveille en elle.»

 

black swan blanc

  Nina, le cygne blanc (Natalie Portman)

 

Cette face sombre de l’âme humaine qui se révèle chez Nina, cette interrogation sur l'identité profonde d'un être, voilà encore une dimension qui m'intéressait dans ce long métrage. Nina est demeurée une petite fille qui vit avec sa mère Erica (Barbara Hershey), parmi les ours en peluche et les boîtes à musique de l’enfance. Elle subit l’emprise castratrice de cette femme, désireuse d'accomplir en sa fille ses rêves de ballerine, jamais devenue étoile, mais qui la jalouse en même temps. Eternelle enfant, vêtue de gris pâle, de blanc, de rose, Nina se soumet à ses volontés et à sa protection étouffante. Erica, c’est un peu la mère de Norman Bates, dans Psychose de Hitchcock, film revu récemment sur Arte. Mais ici, qui est schizophrène de la mère ou de la fille ?

Très vite, en effet, l’on perçoit chez la jeune danseuse les signes inquiétants d’une personnalité qui se dégrade. Sous la pression du maître de ballet, qui veut faire naître en elle la sensualité inhérente au cygne noir, Nina se métamorphose insensiblement. C’est d’abord son corps qui révèle d’inquiétants stigmates : des griffures sanguinolentes dans le dos (Rosemary’s Baby n’est pas loin ! ), des ongles qui se fendillent et saignent spontanément, des orteils qui prennent une apparence palmée, une peau qui devient grumeleuse comme celle d’un volatile.

En parallèle de cette transformation morbide, le réalisateur s’attache à mettre en exergue les souffrances du travail quotidien de la danseuse : la torture des pieds dans les chaussons de pointe, la menace de l’entorse toujours crainte, le craquement des articulations, la maigreur qui creuse les traits. Le metteur en scène le précise lui-même : « L’histoire du catcheur (Mickey Rourke dans The Wresthler, un autre de ses films) ressemble à celle de la ballerine … [Ce sont] tous deux des artistes qui utilisent leur corps pour s’exprimer, qui redoutent de se blesser parce que ce corps est leur seul moyen d’expression. »  Quant à l'ancienne danseuse étoile Ghislaine Thesmar, elle confie : "... votre corps est un violon. Vous allez jusqu'à le torturer pour obtenir une arabesque." José Martinez, étoile atypique de l'Opéra, surenchérit ainsi : "Le corps parle au nom du danseur quand celui-ci ne parle pas. Et s'il ne parle pas, c'est parce qu'il est confronté à de nombreuses difficultés, la pression, la concurrence, la performance, la difficulté à dire qu'il ne peut pas, la peur de n'être pas à la hauteur..." Toutes choses que le film montre avec justesse.

La transformation psychique de Nina surtout se fait insidieusement. Car Nina a une rivale, Lilly (Mila Kunis), que Thomas Leroy a remarquée dans le corps de ballet, et dont il a vite jaugé la liberté sensuelle de la danse et la sexualité instinctive. Il attise la jalousie de Nina pour pousser celle-ci à donner le meilleur d’elle-même dans le rôle du cygne noir. Il la séduit et l’invite à découvrir son corps, jusque là verrouillé. En même temps, Lilly entame avec Nina une étrange relation , faite d’attirance et de répulsion, qui sera portée à son comble lorsque le chorégraphe choisira Lilly comme doublure de Nina. Darren Aronovski précise que « Mila Kunis joue Lilly comme une personne qui a tout ce dont rêve Nina ».

 black swan miroirs

  Nina : Qui suis-je ?

 

Mais tout ce que ressent Nina est-il la réalité ? Une part de la réussite du film tient sans doute au fait que le spectateur se trouve pris dans la subjectivité du personnage. Le regard du spectateur, ce sont les yeux de Nina. Dès le début du film, il est prisonnier des longs couloirs de métro, où Nina croise une jeune fille qui lui ressemble, des coulisses oppressantes du New-York City Ballet, où les autres danseuses la regardent avec envie, des méandres de son appartement, où s’affichent d’innombrables portraits de sa mère, et des miroirs sans fond des salles de répétition où elle se dédouble à l’infini.

Il faut reconnaître que Darren Aronofsky joue en maître des glaces, essentielles au travail des danseuses, et dans lesquelles Nina découvre sans cesse son reflet démultiplié. La mise en abyme de son personnage s’opère encore avec celui de sa mère, son double raté, et avec celui de Beth McIntyre (Winona Ryder méconnaissable), la danseuse étoile, au visage défiguré par la jalousie, à laquelle elle succède. Car le film est aussi une réflexion sur le vieillissement des artistes, et particulièrement des danseuses, quand leur âge les contraint à sortir de scène, "sur la pointe des pieds".

 

Black swan chorégraphe

Nina et Thomas Leroy, le chorégraphe (Vincent Cassel)

 

Caméra à l’épaule, au plus près des mouvements de Nina, dans un style heurté, violent et instable, le metteur en scène nous entraîne au cœur onirique de la course folle d’une danseuse hallucinée. « [Il] saisit de près [son] énergie, [sa] sueur, [sa] douleur et [son] talent. » Au rythme de la musique obsédante créée par le compositeur Clint Mansell, qui associe dans un subtil équilibre des couleurs sombres et inquiétantes à la partition de Tchaïkovski, Nina perd ses repères, Nina rejette sa mère, Nina découvre le plaisir du corps : de cygne blanc qu’elle était, Nina devient cygne noir.

Il faut reconnaître que la fin du film est magnifique, particulièrement dans le final dansé du Lac des cygnes. Peut-être est-ce dû à l’alchimie entre Natalie Portman et Benjamin Millepied (le Prince), tombés amoureux l’un de l’autre au cours du tournage. On y voit en effet Nina, sublimée par la danse, qui se métamorphose peu à peu en cygne noir, girant et tournoyant sous les projecteurs aveuglants de la scène. A l’acmé de son art, ayant accepté (et tué) la part d’ombre qui gît en elle-même, elle danse comme elle n’a jamais dansé et ne dansera jamais plus. Elle devient réellement Odette et son destin sera le sien.

Alors, me dira-t-on, pourquoi ce sentiment de déception ? Peut-être est-ce dû au fait que le metteur en scène a été trop prolixe. Qui trop embrasse mal étreint. Il a voulu faire un thriller psychologique mais les éléments « gore » (par exemple la scène finale dans la loge entre les deux danseuses) et les passages grand guignolesques (la scène d’amour entre Lilly et Thomas Leroy, transformé en sorcier à plumes) me semblent y être trop prégnants. Quant aux scènes de masturbation de Nina devant sa mère et de fantasmes entre Nina et Lilly, leur tonalité « trash » détonne vulgairement et, selon moi, n’ajoute rien à la compréhension de l’évolution du personnage. L’aspect manichéen de l’ensemble (le noir et le blanc, le rouge et le noir), l’insistance répétitive de certains symboles (le couteau, le sang qui dégoutte), le jeu parfois outrancier de Barbara Hershley, les roulades des yeux outrageusement charbonneux de Mila Kunis, alourdissent inutilement une intrigue, par ailleurs très bien structurée.

Analyse de la complexité de l’âme humaine, réflexion sur le danger mortifère de l’identification d’une artiste à un rôle, description d’un cas de dédoublement de la personnalité, Black Swan est un film qui ne laisse pas indifférent. Chant du cygne d’une danseuse au sommet de son art, on conviendra, en dépit de ces réticences, que ce n’est certes pas le chant du cygne du réalisateur Darren Aronovski.

 

 

Sources :

Site Allo-Ciné : Black Swan

"Tu danseras dans la douleur", Daniel Conrod, Télérama n°3187

 

Partager cet article
Repost0
5 mars 2011 6 05 /03 /mars /2011 17:59

  Colin firth au micro

  George VI (Colin Firth), prononçant son discours à l'Empire britannique,

le 04 septembre 1939 (Photo Allo-Ciné)

 

 

Certains diront que Le discours d’un roi, le film de Tom Hooper, n’est qu’un « biopic » de plus, qui vient à point redorer le blason de la monarchie anglaise, à la veille du mariage du prince William. Ils n’auront peut-être pas tout à fait tort non plus ceux qui n’y voient qu’une fresque historique, sans grande imagination cinématographique.

Or il me semble que l’enjeu du film ne soit pas à rechercher sur le plan de l’Histoire, d’autant plus que ce long métrage ferait quelques entorses à la vérité historique. George VI aurait été guéri de son bégaiement bien avant 1939 et l’on sait que le grand Anglais de la guerre de 1940, ce n’est pas le roi d’Angleterre mais Winston Churchill. Quant à Edouard VII, il aurait eu, malgré le choix qu’il fit, un sens de l’Etat bien plus grand que ne le laisse entrevoir le film.

On sait que le film retrace le long parcours d’Albert, le deuxième fils du roi Georges V d’Angleterre (Colin Firth), pour se guérir d’un bégaiement acquis dans la petite enfance. Appelé à régner à la suite de l’abdication de son frère aîné, Edouard VII (Guy Pearce), après de nombreuses hésitations, il finira par accepter la méthode thérapeutique de Lionel Logue (Geoffrey Rush), un orthophoniste australien, autodidacte et acteur shakespearien raté, qui le guérira de son handicap et deviendra son ami.

Le film est donc bien plutôt une réflexion sur le langage et ses enjeux et sur la manière d’exister et d’être reconnu à travers lui. Aristote ne disait-il pas que « l’Homme est le vivant qui possède la parole » ?

 

Colin firth en répétition

Le duc (Colin Firth) et la duchesse d'York (Helena Bonham-Carter), 

pendant la thérapie avec Lionel Logue (Geoffrey Rush)

(Photo Allo-Ciné)

 

Ce long métrage est à cet égard pain bénit pour  l'acteur, qui doit faire de la parole un outil privilégié de son art. Colin Firth, l’interprète du roi George VI, qui joue le rôle d’un bègue pour la troisième fois, a bien souligné cet aspect. Il avoue que son secret a consisté à « s’appliquer à ne pas bégayer. Ce que voient les spectateurs, c’est un homme qui tente désespérément de ne plus le faire. Et pas l’inverse. »

Il a de plus surtout cherché à jouer l’angoisse générée par cette infirmité, et le véritable enfermement qui en découle. Cette anxiété qui saisit le roi, c’est aussi celle du comédien qui redoute le premier soir sur scène, qui craint d’oublier ses répliques, toutes choses par ailleurs qui ne sont pas réservées aux artistes. N’est-ce pas aussi le lot de tout un chacun, quand on doit porter un toast lors d’un mariage, qu’on est contraint de faire quelque chose en public, qu'on est invité à participer à un karaoké ?

Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles le film touche autant le public. Ce roi, qui se sent incapable d’affronter le micro, à une époque où la radio devient un média de masse, c’est Monsieur-Tout-Le-Monde, obligé de parler en public. Helena Bonham-Carter, qui interprète la femme de George VI, conforte cette idée: « Je crois que nous souffrons tous de blocages qui nous inhibent dans notre vie de tous les jours… On se bat au quotidien pour surmonter ses complexes, tout comme George VI s’est battu pour vaincre son handicap. »

 

Geofrey rush lionel logue

Lionel Logue (Geoffrey Rush), (Photo Allo-Ciné)

 

Jouer ce personnage, qui a des difficultés pour s’exprimer, a sans doute été pour Colin Firth le rôle le plus difficile de sa carrière, ainsi qu’il le reconnaît. Il craignait que son jeu ne sonne faux, qu’il ne soit exagéré, que le spectateur n’y croie pas. Dans son travail, il a été très dépendant de Tom Hooper, le réalisateur, qui lui a permis de savoir jusqu’où il pouvait aller. Ainsi, on voit le roi, alors qu’il n’est encore que le duc d’York, enfourner neuf  billes de verre dans sa bouche, afin de suivre la vieille méthode qu’employait Démosthène. Ou bien se mettre à chanter, ou encore proférer des jurons, ou même faire travailler son diaphragme, alors que son épouse est assise sur son ventre. Il ne fallait point en faire trop pour que son jeu soit crédible. C’est peu de dire qu’il y a réussi et il n’est jamais ridicule. Le spectateur éprouve plutôt une immense compassion pour ce roi, qui conquerra au prix de multiples humiliations sa grandeur. Son père George V ne le méprise-t-il pas ? Quant à son frère aîné Edouard VII, il rit de lui en l’appelant B… B… Bertie ?

 

Guy Pearce georges vII

  Edouard VII (Guy Pearce) (Photo Allo-Ciné)

 

C’est d’ailleurs au cours d’une scène émouvante entre le thérapeute et son patient que l’on apprend l’origine probable du handicap du roi, mal-aimé dans l’enfance et privé de nourriture par une nounou qui lui préférait son frère. La relation fraternelle, de surcroît, est traitée avec beaucoup de subtilité. Tom Hooper suggère que le duc d’York, poussé par Lionel Logue qui l’en croit digne, se refuse à envisager un trône qu’il n’a jamais souhaité, par peur d’être déloyal envers son aîné et son roi. Ce que Edouard VII perçoit très finement lorsqu’il se moque de son puîné en évoquant ses sentiments « moyenâgeux ».

Un certain nombre de hasards heureux ont présidé à la réalisation de ce film et en ont favorisé la réussite. C’est la mère de Tom Hooper qui lui a d’abord soumis le sujet, après avoir vu la pièce de théâtre, The King’s Speeech. Le réalisateur cherchait en effet depuis longtemps un sujet qui lui permettrait d’évoquer les relations entre Anglais et Australiens. Lors d’une audition, sa propre femme, d’origine australienne, avait eu à souffrir du mépris anglais envers l’accent australien. Cette condescendance est ainsi très perceptible dans le film, lorsque le roi, repousse une deuxième fois les services de Lionel Logue, et le traite de buveur de bière et de vacher. Quant à Geoffrey Rush (grand comédien de théâtre, élève autrefois de Jacque Lecoq), qui interprète Lionel Logue, c’est une assistante australienne qui a glissé un jour le synopsis de la pièce dans sa boîte au lettres. Son jeu, tout en retenue et en humour, est très convaincant.

Par ailleurs, David Seidler, le scénariste, né en 1937, a lui aussi souffert de bégaiement dans l’enfance. Le roi George VI, vainqueur de sa maladie, était devenu un véritable héros pour lui. Le scénario du film touchait donc au plus intime de lui-même et c’est lui qui a proposé au réalisateur d’insérer la « technique des jurons », qu’il avait lui-même mise en pratique lors de sa propre thérapie.

De plus, neuf semaines avant le début du tournage, Tom Hooper a rencontré le petit-fils de Lionel Logue, qui a porté à sa connaissance le journal de bord de son grand-père, texte qui n’avait jamais été lu ni par la famille royale ni par des historiens. Le réalisateur a alors demandé à David Seidler de réécrire le scénario, afin de tirer le meilleur parti possible des détails véridiques. Tous ces éléments ont concouru, me semble-t-il, à la vraisemblance du propos et à sa justesse.

 

colin firth et helena bonham carter

Le duc (Colin Firth) et la duchesse d'York (Helena Bonham-Carter) 

(Photo Allo-Ciné)

 

Dans ce film, encore, les seconds rôles sont particulièrement bien traités. Les trois épouses notamment tirent avec aisance leur épingle du jeu.  Helena Bonham-Carter (que j’avais beaucoup aimée dans Chambre avec vue de James Ivory) campe avec justesse cette duchesse d’York, amoureuse de son mari et désespérée de le voir inhibé par son infirmité. L’actrice remarque que ces deux personnage, dont l’un avait une haute conscience de son métier de roi et dont l’autre était très à l’aise avec un monde protocolaire en représentation permanente, « étaient parfaitement complémentaires ».  Jennifer Ehle, dans le rôle de Myrtle Logue, est tout en finesse et en subtilité, notamment dans la scène où elle découvre que Monsieur et Madame Johnson, sont le roi et la reine d’Angleterre. Quant à Eve Best, qui est Wallis Simpson, elle ressemble à s’y méprendre à cette Américaine mondaine pour qui Edouard VII renonça au trône. Si Derek Jacobi, interprète de l’archevêque Cosmo Langi, laisse bien deviner à travers son regard inquisiteur l’influence de la toute puissante Eglise anglicane, Timothy Spall, dans le rôle de Winston Churchill, paraît caricatural. On apprend cependant que lui aussi fut victime d’un bégaiement et qu’il parvint à en faire un atout.

Les scènes d’intimité familiale, pour leur part, recèlent un charme particulier. C’est Colin Firth lui-même qui a proposé au metteur en scène l’histoire du prince transformé en pingouin, que le roi raconte à ses deux filles, Elizabeth et Margaret, au pied desquelles sommeillent deux gros chiens. De même, les scènes où Lionel Logue joue Shakespeare devant ses deux fils sont particulièrement réussies. En filigrane, s’y dessinent subtilement les personnages infirmes que sont Richard III et Caliban, doubles contrefaits du roi.

Histoire de la guérison d'un roi qui ne voulait pas l’être, relation d’une amitié entre un thérapeute et son patient, ce film "so british" se termine sur le point d’orgue du discours de George VI, s’adressant aux cinquante-huit pays de l’Empire britannique, alors que l’Angleterre vient d’entrer en guerre. Se souvenant de ce qu’avait dit à regret son père George V : « Nous ne sommes plus que des acteurs », George VI, vainqueur de son bégaiement, pourrait quant à lui s’écrier comme Gloucester, au début de Richard III : « Donc voici l’hiver de notre déplaisir changé en glorieux été par ce soleil d’York… »

 

  Colin firth la reine et logue

 

Sources :

Site officiel du film, Le discours d’un roi.

Interview de Tom Hooper et Colin Firth, Vidéo Allo-Ciné.

Partager cet article
Repost0
18 décembre 2010 6 18 /12 /décembre /2010 22:02

  Cathy et Marie-Jeanne

  Cathy (Solène Forveille) et Marie-Jeanne enfant (Emma Maynadie)

 

Avec son sixième film, Un Balcon sur la mer, Nicole Gracia renoue avec ses racines algériennes. Elle s’en était déjà sensiblement rapprochée en jouant dans le film de Brigitte Rouän, Outremer (1991). Elle y interprétait Zon, une femme d’officier de marine et mère de famille nombreuse, follement éprise de son mari, dans l’Algérie d’avant l’Indépendance. Longtemps réticente à situer à Oran, sa ville natale, l’enfance de ses personnages,  comme si elle continuait, dit-elle, « à tourner le dos à l’Algérie», la réalisatrice s’y est finalement résolue, sous l’influence de son co-scénariste Jacques Fieschi, lui-même originaire de cette ville. Et le film s’ouvrira sur une magnifique séquence silencieuse d’un Oran dans une demi-pénombre onirique et intemporelle, vide de toute vie, pour se clore sur celle d’une ville grouillante et animée, rendue à ses habitants arabes. L’expression de « balcon sur la mer » est celle qui caractérisait Oran, comme d’ailleurs nombre d’autres villes algériennes, situées au bord de l’eau. Elle recèle par ailleurs un charme romanesque convenant particulièrement bien à ce récit nostalgique.

Pourtant, Nicole Gracia reconnaît que cette histoire aurait pu se passer partout, ailleurs qu’en Algérie. C’est en effet dans une quête identitaire que s’engage son personnage, Marc Palestro (Jean Dujardin), jeune quadragénaire, dont la réussite aixoise d’agent immobilier a gommé l’enfance algéroise et les souvenirs tragiquement ensoleillés. A l’occasion de la visite d’une propriété, il rencontre une jeune femme, Madame Mondonato (Marie-José Croze), en qui il croit reconnaître Cathy, une adolescente blonde, qu’il écoutait sans se lasser jouer du piano, et qu’il aimait éperdument lorsqu'il était enfant. Son existence s’en trouve bouleversée, d’autant plus que la jeune femme disparaît bientôt sans laisser de traces. En se lançant à sa recherche, c’est en quête de sa propre mémoire occultée qu’il part, pour une redécouverte de son propre passé.

 

marc et marie jeanne

  Marc Palestro (Jean Dujardin) et Marie-Jeanne Montonado-Fuentes (Marie-José Croze)

 

Nicole Garcia explique que pour raconter cette histoire d’amour, de mémoire et d’enfance, il lui a fallu trouver une structure propre. C’est ainsi que le choix d’un thriller sentimental s’est imposée à elle, forme la plus à même pour rendre la densité nostalgique de ses personnages. C’est ainsi que Marie-Jeanne et Marc vont cheminer ensemble, elle avec son double, Cathy, et lui avec sa mémoire en éclats. Et Nicole Garcia joue habilement de la lenteur pour distiller le suspense sur un passé qui se révèle par bribes.

Pour rendre la complexité de l’intrigue, le metteur en scène fait de son personnage féminin une femme à plusieurs facettes, une comédienne, toute en faux-semblants. Marie-José Croze, avec sa fine silhouette sanglée dans un tailleurs strict et ses cheveux teints en blond, fait d’ailleurs penser aux héroïnes hitchcockiennes, notamment Kim Novak dans Vertigo. Par moments même, elle évoque aussi Naomi Watts, l’héroïne insaisissable de Muholland Drive de David Lynch. Avec ce personnage de femme maltraitée par la vie et qui accepte toutes les compromissions pour secourir son père, elle propose un type de femme en perdition, déjà mis en scène dans Place Vendôme et Un week-end pour deux.

Marie-José Croze a envisagé son personnage comme celui d’une femme duelle, en constant déséquilibre. Selon Nicole Gracia, les retrouvailles avec Marc lui donnent une seconde chance, lorsqu’elle se dépouille enfin de tous ses oripeaux de femme fatale, et elles laissent entrevoir qu’elle pourra vivre enfin cet amour d’adolescence inassouvi. Nicole Garcia explique qu’à la fin du film, celle qui a toujours été en retrait réussit à entrer en scène : « Au présent, comme comédienne et dans le passé, reprenant sa juste place dans la mémoire de Marc. » Pour Marie-José Croze, « Un Balcon sur la mer est un film qui parle de cinéma et de tous ses jeux possibles ». Il faut dire que le charme du film doit beaucoup à sa prestation subtile, empreinte d’un charme mystérieux, troublant et indéfinissable.

 

  Marie-jeanne

  Marie-Jeanne (Marie-José Croze)

 

Dans ce film sur les intermittence de la mémoire, elle donne la réplique à un Jean Dujardin, dont la palette de jeu gagne ici en profondeur. Nicole Garcia  explique qu’elle avait déjà pensé à lui pour jouer dans son film, Selon Charlie. Elle l’avait alors rencontré, mais il ne s’était pas senti prêt à aborder le type de personnage qu’elle lui proposait. Et comme c’est toujours un personnage qui la conduit vers un acteur, elle a de nouveau songé à lui pendant l’écriture du scénario de son sixième film. Elle avait pressenti en lui une intériorité, et les « ombres que nous avons tous en nous ». L’acteur a quant à lui été sensible à une écriture pudique des sentiments, au service d’une intrique quasi-policière. Et il a accepté de tourner dans ce film labyrinthique où s’ouvrent sans cesse de fausses portes.

La réalisatrice a souhaité qu’il se dépouille de tout ses tics d’acteur et elle lui a dit : « Ne joue pas ! Sois ! » Il semble qu’il y ait réussi, notamment dans la scène ou sa mère (Claudia Cardinale), sur un balcon de Marbella, lui apprend que Cathy est morte depuis longtemps dans un attentat. On voit alors le doute naître en lui, tandis que vacillent ses certitudes. La scène où il se retrouve sur la terrasse de l’enfance où il jouait avec Cathy, dans l’innocence de la jeunesse, le montre submergé par l’émotion et rendant les armes. Les dernières paroles du film, c’est lui qui les prononce, lorsqu’il répond à Jeanne-Marie qui lui demande : « Où tu étais ? » et qu’il répond « Je suis perdu ». Elle sont emblématiques d’un film sur la perte des repères, quand un  passé longtemps occulté ressurgit avec violence.

Car les scènes les plus réussies du film, ce sont sans aucun doute celles de l’enfance, qui jaillissent en flash-back dans un Oran écrasé de soleil. Il faut reconnaître que Nicole Garcia, en vraie fille de la Méditerranée, filme admirablement les paysages de mer et de soleil. Une grande luminosité baigne ces moments où les enfants vivent dans le présent : ce sont les courses dans les escaliers vers la terrasse chaude ou la fuite des Oranais dans les rues sous une lumière surexposée, lors du bouclage du quartier par les forces militaires.

 

Marc et Cathy sur la terrasse

  Marc enfant (Romain Millot) et Cathy (Solène Forveille) sur la terrasse de l'enfance

 

La force de ces passages tient encore au fait qu’ils sont filmés à travers les yeux des enfants. Le contexte de la guerre n’y est que suggéré – des soldats interdisent aux enfants de jouer sur la terrasse ; sa mère dit à Marc de ne pas rester à la fenêtre par crainte de tireurs isolés ; on apprend que le père de Cathy est un enseignant communiste ; on aperçoit un inconnu (sans doute un partisan de l’OAS) qui enjoint Marie-Jeanne de ne pas raccompagner Cathy et son père avant l’explosion qui détruit leur immeuble. Alors que l'Algérie est à feu et à sang, ce qui compte pour Marc, c’est son amour exclusif pour Cathy, l’adolescente blonde qui joue si bien du piano et le regarde en souriant, Cathy avec qui il répète Iphigénie, Cathy à qui ses parents l’arrachent contre son gré lors de leur départ d’Algérie. Ce qui se passe en ces temps troublés entre les Français et les Algériens ne concerne ni Cathy ni Marc, tout occupés qu’ils sont à vivre leurs rêves.

Et s’ils n’ont pas conscience de la tragédie historique qui se joue devant eux, ils ne perçoivent pas non plus la souffrance secrète qu’ils infligent à Marie-Jeanne, témoin muet de leurs amours. Celle-ci s’exprime dans une scène intense, lorsque l’adolescente court à perdre haleine afin de voir, une dernière fois, Marc passer en voiture sous ses yeux et qu’elle s’allonge, telle une morte, sous le soleil aveuglant.

Ainsi, en dépit de quelques invraisemblance scénaristiques, discrètement, de manière allusive, Nicole Garcia, exorcisant son « rapport intranquille avec son enfance », nous donne à voir une « histoire simple », qui prend les couleurs d’une tragédie. En effet, une des clés du film me semble se trouver dans la récurrence de l’allusion à Iphigénie de Racine, que jouent les trois adolescents à Oran et que Marc, devenu père, raconte à sa fille. Barbier d’Aucour, au XVII°siècle, n’a-t-il pas écrit :

« Le sujet de la tragédie

Est celle qui ne mourra pas. »

Et tandis que Cathy est Eriphile, sacrifiée aux dieux de la guerre, Marie-Jeanne, par un retournement du Destin, prend le visage d’Iphigénie sauvée.

 

Sources :

Entretien avec Nicole Garcia, Vidéo Allo-Ciné.com

Un Balcon sur la mer, Entretien avec l’équipe, http://www.cinemotions.com

Crédit Photos : Allociné.com 

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Ex-libris
  • : Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
  • Contact

ex-libris

 ex-libris

 

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

Recherche