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23 septembre 2010 4 23 /09 /septembre /2010 13:26

 

Des hommes et des dieux 1 

 

Dans une Algérie en proie à la violence et au fanatisme, des hommes font le choix, au péril de leur vie, de demeurer auprès de ceux à côté de qui ils vivent depuis des années. Tel est l’argument du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Que ces hommes soient des moines ne changent rien au fait que le thème essentiel de ce long métrage soit celui du Choix, assumé en toute liberté.

Certains regretteront sans doute que le metteur en scène n’ait pas clairement nommé les auteurs de cet acte barbare qui consista à égorger en mai 1996 sept moines, animés du  désir vibrant de montrer que des chrétiens et des musulmans étaient capables de vivre ensemble. On sait qu’il était dans l’impossibilité de le faire puisque, à l’heure qu’il est, trois thèses sont en présence, qu’une action en justice de la part de certaines familles des victimes permettra, on l’espère, de vérifier : manipulation des Services secrets algériens, bavure de l’armée algérienne ou assassinat par le GIA. Ce n’était certes pas le propos d’un metteur en scène déterminé à mettre en images un cheminement particulier, assumé en toute connaissance de cause. Il s’agissait pour ces hommes de mettre en pratique l’amour fraternel, dans sa dimension la plus vaste : « Nos frères étaient le visage, le cœur, les mains de Jésus pour des musulmans, nos voisins, nos hôtes, nos frères », résume Mgr Henri Tessier. A Tibhirine, ce n’est pas l’ascétisme qui primait mais l’amour de Dieu et du prochain… jusqu’à la mort.

Pourtant la décision des moines de demeurer dans le monastère cistercien de Notre-Dame de l’Atlas, près de Médéa, ne s’est pas prise aisément. Devant le premier oukase de Christian de Chergé (Lambert Wilson), prieur de la communauté depuis 1984, enjoignant à ses frères de rester, frère Christophe (Olivier Rabourdin) notamment s’insurge : il dit ne pas avoir l’âme d’un martyr. Un autre encore allègue des soucis de santé. Xavier Beauvois nous donne à pénétrer leurs hésitations, leurs doutes, leurs peurs, et finalement la décision de rester parmi la population du village, qui dit se sentir protégée par leur présence. En dépit des injonctions répétées du gouvernement algérien, de l’incursion dans le monastère du commando de l’émir Sayyat Attiya, le soir de Noël 1993, ils ne reviendront pas sur la voie qu’ils ont délibérément adoptée.

 

des-hommes-et-des-dieux 2

  Frère Christian (Lambert Wilson),

lors de l'incursion du commando, la nuit de Noël, en 1993.

 

C’est d’une manière sobre et somme toute très classique que Xavier Beauvois orchestre la marche de cette petite communauté vers une mort pressentie et acceptée, qu'un communiqué du GIA annoncera le 21 mai 1996. Dans ce lieu isolé, au sein d’une nature rude et austère, les moines suivent la règle de saint Benoît :  « Ora et labora ». Ils  prient, chantent, écoutent les lectures au chapitre, cultivent leurs champs, vendent leur miel au marché, assistent aux fêtes musulmanes tandis que résonne le muezzin. Entre eux une fraternité qui s’exprime par de petits gestes : c’est frère Christian venant ôter les lunettes de frère Luc (Michael Lonsdale) endormi sur son livre et qui remonte sa couverture ; c’est frère Luc qui masse le dos endolori de frère Amédée ; c’est, au moment de la vaisselle, frère Christophe et frère Luc discutant du sermon de frère Christian ; c’est ce dernier qui regarde avec sollicitude frère Christophe, malade d’angoisse. Henry Quinson, le conseiller religieux du film, ne dit-il pas : « Les moines de Tibhirine étaient comme des fleurs des champs, ni belles ni originales, mais tous ensemble ils formaient un bouquet merveilleux » ?

A ceux qui ne comprendraient pas que les moines soient allés comme des agneaux à l’abattoir, le film tend à montrer la profonde cohérence entre leurs écrits, leur foi, leur vie et leur mort. Henry Quinson souligne qu’à l’image d’un Christ désarmé, ils sont un scandale pour ceux qui croient au pouvoir des armes. A cet égard, la scène où l’on voit les moines se mettre à chanter, tandis que le ronronnement inquiétant d’un hélicoptère les survole, est emblématique. Ils mettent en pratique deux des fondements du christianisme exprimé que sont l’amour du prochain et le pardon. Christian de Chergé, qui animait le groupe d’échanges sur la spiritualité musulmane, Ribât el Salâm, n’avait-il pas écrit en 1993 :  « J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint » ?

 

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  Frère Luc (Michael Lonsdale),

en conversation avec une jeune Arabe  (Sabrina Ouazani) travaillant sur les terres du monastère

 

S’ils étaient tous guidés par leur foi et l’amour de leurs frères musulmans, chaque moine avait bien évidemment des raisons personnelles pour agir de la sorte. Frère Christian, avait été militaire pendant la guerre d’Algérie ; sauvé de la mort par son ami Mohammed, retrouvé égorgé quelques jours plus tard, il avait conscience d’avoir une dette envers les Algériens. De même, frère Paul avait été parachutiste et avait été marqué par la guerre d’Algérie. Frère Christophe avait résidé comme coopérant en Algérie dans un centre de jeunes handicapés. Quant à frère Luc, dit le toubib, qui avait connu les horreurs du nazisme, il prodiguait des soins médicaux à tous, sans distinction de religion ou de tendance politique. Le geste qu’il accomplit dans le secret de sa cellule, et qui le fait embrasser les plaies d’un Christ aux outrages, révèle par ailleurs un grand mysticisme. Toujours est-il que tous, quels qu’aient été leurs mobiles profonds, reconnaissent que le départ aurait été pour eux une forme de mort et qu’ils se sentaient à leur juste place en restant en Algérie, sur cette terre entre le Tamesguida et le Chréa. Et le film nous fait bien partager cette intime conviction.

Dans un entretien avec Thomas Baurez (Studio Ciné Live), Xavier Beauvois précise que l’important pour un metteur en scène, « c’est de se construire une morale de cinéma », et qu’« il faut écouter son film comme s’il avait une âme ». Assisté de Caroline Champetier, il a réalisé un film, où l’esthétique tient une grande place et où chaque séquence est imaginée comme un tableau vivant. Inspiré par la phrase de Patrice Chéreau, « On ne peut pas filmer un homme allongé sans penser au tableau du Christ de Mantegna », il a filmé de la même manière la scène où le terroriste blessé est soigné par frère Luc. Considérant qu’il était inutile de faire des travellings pendant les offices, il s’est contenté de cadres fixes tandis qu’en extérieur sa caméra s’est faite plus mouvante. De même, souhaitant faire de la scène du dernier repas (la Cène) le point d’orgue du film, il s’est abstenu de réaliser des gros plans des visages pendant la majorité du film, réservant cette technique pour ce moment si particulier. Si la musique du Lac des Cygnes peut sembler ici un moyen facile de faire naître l’émotion du spectateur, on reconnaîtra que cette scène donne à voir la variété et l’intensité des sentiments des moines, à l’aube d’une mort pressentie et donnée. 

Ainsi ce film, dont le titre Des hommes et des dieux est extrait du Psaume d'Asaph dans l’Ancien Testament ("Vous êtes des dieux [...] Cependant, vous mourrez comme des hommes... ", Psaume 82), souligne l’éminente dignité et sacralité de tout homme. Mais il nous enseigne aussi que chacun, quelles que soient les circonstances, est maître de ses choix. Alors qu’il vient de lui annoncer sa résolution de rester au monastère, frère Luc ne déclare-t-il pas avec humour à frère Christian : « Laissez passer l’homme libre » ? 

 

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  Frère Christophe en prière (Olivier Rabourdin)

 

 

Sources :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Abbaye_Notre-Dame_de_l’Atlas

Entretien de Xavier Beauvois avec Thomas Baurez, « Profession de foi », Studio Ciné Live, n°18.

 

Jeudi 23 septembre 2010

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7 septembre 2010 2 07 /09 /septembre /2010 18:42

 

  crime-d'amour

 

Avec son dernier film, Crime d’amour, sorti récemment, Alain Corneau, qui vient de disparaître, surprend en mettant en scène deux femmes dans le milieu de l’entreprise.  On se souvient en effet de ses grands « films d’hommes » avec Yves Montand (Police Python 357) ou Patrick Dewaere et Blier (Série noire). Il s’agit ici d’une histoire de pouvoir, de jalousie et de vengeance, dont le cadre est une multinationale. Entre le PDG de la société, Christine, (Christine Scott-Thomas), manipulatrice et tyrannique, et la directrice-adjointe, Isabelle Guérin (Ludivine Sagnier), en quête d’identité, se tissent des liens ambigus et pervers qui conduiront au drame.

Avec ce thriller psychologique, Alain Corneau, admirateur de Plein soleil, a voulu revenir à une mécanique « fritzlanguienne », selon ses propres termes. S’il a eu très vite en tête l’idée de la seconde partie, à savoir le crime parfait, ce n’est qu’en travaillant avec Natalie Carter (dont il avait admiré le travail dans Un secret) que le décor de l’entreprise lui a fourni le mobile, celui du harcèlement et de l’humiliation. Il a souhaité par ailleurs réaliser un film qui surprenne le spectateur et qui soit en même temps bien construit sur des indices mécaniques, « sans gun ni poursuites de voitures », avec des gens normaux, pris dans des situations extraordinaires et qui se révèlent extraordinaires, avec une perfection diabolique qui l’intéressait. Ne qualifie-t-il pas la vengeance double d’Isabelle de « coup de billard à deux bandes » ? Et si le spectateur n’a pas de doute sur l’identité du meurtrier, il ne cesse cependant de s’interroger sur ses réels mobiles, se demandant comment il va pouvoir s’en sortir : une opacité de gestes et de sentiments qui est réellement au service du suspense.

Pour le réalisateur, il s’agit en quelque sorte d’un retour aux sources. Dans Police Python 357, le personnage faisait une enquête sur lui-même et contre lui-même ; et La Menace mettait en scène quelqu’un qui semait des indices accablants afin de simuler la culpabilité et qui en mourait. Et c’est bien cette schizophrénie qui est de nouveau à l’œuvre ici.

Pour montrer le jeu de ces prédateurs en col blanc, Corneau a souhaité une caméra qui demeure fixe sans s’interdire quelques mouvements glissés de temps en temps. C’est sans doute ce qui confère au film une grande austérité, non dénuée d’élégance. Assisté d’Yves Angelo comme chef opérateur, il a désaturé les couleurs, créant ainsi un univers froid et aseptisé, qui n’est pas le noir et le blanc, mais qui n'en est pas loin. Quelques taches de couleur éclairent parfois l’image : le rouge fuschia d’un dahlia dans l’appartement de Christine, le rouge vif de la robe d’Isabelle lors de la scène de l’humiliation publique ou encore le rouge des tuiles faîtières des murs de la prison où elle est incarcérée.

 

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Alain Corneau a fait le choix d'utiliser la musique avec justesse et parcimonie. Il a jeté son dévolu sur un vieil enregistrement des années 80 du saxophoniste Pharoah Sanders, Kazuko. L’introduction est jouée ponctuellement pour faire sourdre l’inquiétude et le morceau éclate pour accompagner remarquablement le crime. Le metteur en scène a par ailleurs fait écouter le passage à Ludivine Sagnier afin qu’elle s’en imprègne avant le tournage.

 

crime d'amour 4

 

Le casting est au service de ce film noir et le choix de l’affrontement professionnel et amoureux entre deux femmes lui donne un côté plus spectaculaire, voulu par Corneau. Christine Scott-Thomas est parfaite dans le rôle d’une Mme de Merteuil, calculatrice et vénéneuse, qui sait pourtant, par un battement de cils ou une crispation du visage, laisser affleurer la faille en elle. Quant à Ludivine Sagnier, son regard dur et volontaire, dément son attitude parfois enfantine. Elle reconnaît elle-même qu’elle peut laisser poindre la folie en elle, tout comme elle le faisait dans Un secret. Les deux comédiens masculins tirent leur épingle du jeu, Patrick Mille étant lâche et veule à souhait tandis que Guillaume Marquet, à la silhouette de bon jeune homme, distille avec art la menace finale.

Si la seconde partie du fil a un côté démonstratif un peu trop appuyé, notamment avec les flash-back en noir et blanc explicatifs, on reconnaîtra que cette nouvelle version féminine des Liaisons dangereuses dans l’entreprise recèle bien des atouts. Et l’on songe à la phrase du vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil dans le roman de Laclos : « Ce n’est pas que je doute de votre adresse : mais ce sont les bons nageurs qui se noient. »

  crime d'amour 5

 

Sources :

Autour du film, Crime d’amour, Entretien avec Alain Corneau.

Interview d’Alain Corneau, Ludivine Sagnier, Christine Scott-Thomas, UGC Distribution.

 

Mardi 07 septembre 2010

 

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29 juin 2010 2 29 /06 /juin /2010 22:05

 

la comtesse 4

 

Avec La Comtesse, son troisième film (après Loooking for Jimmy et Two days in Paris), Julie Delpy signe une œuvre dérangeante, non tant par les actes sanglants commis par son héroïne que par la volonté de celle-ci de s’affirmer, à la fin du XVI°siècle, comme femme dans un monde d’hommes : « Si j’avais été un homme, mon destin aurait été fort différent », dit-elle.

L’actrice d’origine française, et qui a fait carrière aux Etats-Unis, s’est en effet intéressée au destin hors du commun de la comtesse hongroise Erzsebet Bathory (1560-1614), celle qui inspira en partie Bram Stocker pour son personnage de Dracula, tout droit sorti de Camilla de Sheridan Le Fanu, celle que la légende a surnommée la "dame sanglante de Scjete" (du nom de son château).

Par ses origines, Erzsebet Bathory était l’héritière de l'une des plus grandes familles de Hongrie, qui s'était établie dans ce pays au XIV°siècle. Etienne 1er son oncle fut roi de Pologne et, en 1476, le prince Stephen Bathory, son aïeul le plus puissant, était venu en aide au comte Dracula dans la reconquête du trône de Valachie. Plus tard, elle avait elle-même acquis un immense domaine lui ayant appartenu. Son père, Gyorgy Bathory, était le frère d'André Bathory, un des princes de Transylvanie.

 

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Cette « femme élégante et fière, dont le large front témoign[ait] d’une grande intelligence » (Ferdinand Stobel von Ravelsberg), cultivée et parlant quatre langues, épousa très jeune, en 1575,  un guerrier sanguinaire, Ferenc Nadasdy, grand pourfendeur de Turcs, dont elle eut cinq enfants. En son absence, elle géra son immense fortune, devenant même la créancière du roi. Agée d’une quarantaine d’années, c’est après la mort de son époux, à l’occasion d’un voyage à la Cour, qu’elle tomba follement amoureuse du jeune fils du comte Gyorgy Thurzo (William Hurt), palatin de Hongrie, dont elle avait rejeté l’amour. Ce dernier n’aura de cesse de la séparer de son fils Istvan (Daniel Brühl).

La comtesse, convaincue qu’elle a été abandonnée à cause de son âge, et sur les conseils de son âme damnée Anna Darvulia (Annamaria Marinca) se lance alors dans une quête éperdue de l’éternelle jeunesse. Elle ira jusqu’aux pires excès, à savoir le meurtre de plus de six cents jeunes filles- dit-on- dont le sang est censé rajeunir sa peau. En 1610, au terme d’un procès hâtif, initié par le roi et l’Eglise, elle sera emmurée vivante pendant quatre ans dans son propre château- sa noblesse lui ayant permis d'échapper à l'exécution-  (et sans toutefois avoir été déclarée sorcière afin que ses enfants ne soient pas spoliés de leur héritage).

 

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Dans un entretien avec Eric Kervern, Julie Delpy explique les raisons qui l’ont incitée à réaliser ce film. Le personnage de la comtesse Bathory la fascine depuis toujours et elle a eu envie d’aller plus loin dans la compréhension de ce personnage ambigu. Erzsebet ne fut-elle pas victime d’une cabale orchestrée par les grands du royaume de Hongrie ? Correspondait-elle vraiment au mythe de la femme sanguinaire et diabolique devenu le sien ? La réalisatrice a souhaité mettre en scène une femme de pouvoir,dans un siècle où les hommes à la guerre craignaient, en leur absence, de se voir dépossédés de leurs prérogatives.

Au delà du mythe de Lilith ou de la « méchante reine », elle a trouvé dans ce personnage de femme amoureuse et violente une matière complexe, telle que peut en receler Hamlet ou d’autres grands types masculins. Elle dit avoir été élevée par ailleurs aux films des années 70, dans lesquels ce sont les méchants qui sont les héros, comme le Parrain ou Bonnie et Clyde dans les deux films éponymes. Elle aime l’idée d’un personnage central décalé, opposé au héros traditionnel, beau et bon. Daniel Brühl, le comédien allemand, qui interprète le jeune amant de la comtesse Bathory, explique quant à lui que Julie Delpy a voulu montrer l’héroïne comme une femme meurtrie, blessée de l’intérieur, viscéralement « romantique » dans sa conception des relations humaines.

Après avoir mis huit ans pour enfin réaliser ce film écrit par elle en 2000, Julie Delpy le présente comme étant plus proche de Shakespeare que de Dracula et elle affirme que sa première influence a été celle de Carl Dreyer. On ne s’en étonnera pas quand on voit la maîtrise dont elle fait preuve dans le cadrage des scènes (superbe scène de la rencontre au cours d’un bal, qui fait penser au bal de La Princesse de Clèves de Jean Delannoy), et l’art du clair-obscur pour un film au classicisme épuré. Outre la beauté des costumes et des décors, on sera encore sensible à la précision et la subtilité des dialogues, non dénués d’humour (notamment dans la scène du dîner avec l’archevêque), et à une bande-son superbe composée par Julie Delpy et son compagnon Marc Streitenfeld.

 

la comtesse 3

 

La première partie du film, où Erzsebet Bathory s’affronte aux puissants, est cependant plus convaincante que la seconde qui la voit s’abandonner à la violence. En dépit d’un traitement relativement « soft »- on est loin du film gore- certaines scènes sont assez difficiles à regarder, il faut bien l'avouer.

La distribution est au diapason du film, quoique le personnage du jeune amant, interprété par Daniel Brühl (dont c’est le deuxième film avec Julie Delpy, après Two days in Paris en 2007), fasse un peu pâle figure au regard des autres comédiens. Annamaria  Marinca, (Palme d’or de la meilleure comédienne au 60ème Festival de Cannes pour Quatre mois, trois semaines, deux jours de Cristian Mungiu), interprète ici sobrement  la maîtresse-sorcière qui initie la comtesse à la sorcellerie. William Hurt campe pour sa part l’implacable comte Thurzo, attaché de toute sa haine virile à la perte d’Erzsebet Bathory. Quant à Julie Delpy (que l’on n’a pas oubliée dans La Passion Béatrice, où elle interprète le rôle de Béatrice de Cortemart, César du Meilleur espoir féminin en 1988), elle prête son pur visage hiératique, masque des pensées mortifères, à une héroïne, emportée inéluctablement dans l’horreur par la passion et le refus de vieillir. « Seigneur, est-ce mal de vouloir rester belle et jeune ? », interroge-t-elle dans une prière ?

 

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Si l’on est en droit de ne pas adhérer à une théorie du complot ,qui fait d’une sanglante meurtrière une victime de l’ordre masculin, on ne peut qu’admirer la passion avec laquelle July Delpy s’empare d’un personnage controversé, qu’elle interprète d’une manière extrêmement personnelle, en s’abstenant de nous en donner jamais une vision manichéenne.

 

 

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Mardi 29 juin 2010

 

A lire :

Le Secret des Bathory, Andras Varesi. 

Heroine des Grauens. Elisabeth Bathory, Michael Farin.

Elisabeth Bathory, la comtesse sanglante, Valentine Penrose, Le Mercure de France, 1962.

 

Sources :

http://www.excessif.com/src/scripts/imprimer.php

http://.www.allocine.fr/film/casting_gen_cfilm=61081.html

http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lisabeth_B%C3

 

 

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23 juin 2010 3 23 /06 /juin /2010 13:23

 

Dans ses yeux

  Benjamin Esposito (Ricardo Darin) 

et Irene Ménendez-Hastings (Soledad Villamil)

 

 

« Une enquête à résoudre, une histoire à écrire », c’est ainsi que la bande-annonce du premier long métrage de Juan José Campanella en présente le thème. Le film associe en effet très habilement deux périodes temporelles qui s’interpénètrent par d’incessants allers et retours entre le passé et le présent.

Le spectateur fait ainsi la connaissance de Benjamin Espósito (Ricardo Darin), un inspecteur-enquêteur qui eut à résoudre dans les années 70, à Buenos-Ayres, l’énigme du viol et du crime particulièrement atroce d’une jeune institutrice et dont le souvenir le hante. Désormais à la retraite, et pour exorciser ce souvenir (« Je veux tout comprendre » dit-il), il entreprend l’écriture d’un roman qui en retrace l’histoire. Ce faisant, il part en quête d’un amour perdu, celui qu’il éprouva pour sa collègue de travail et supérieure d’alors, la greffière en chef, Irene Menéndez-Hastings (Soledad Villamil), et qu’il retrouve à cette occasion. Contraint de remonter le temps, il se voit replongé dans l’Argentine corrompue d’avant le coup d’Etat militaire de 1976.

Juan José Campanella explique ainsi son propos : « Mon but était de poser cette question : cet homme qui marche vers nous, que sait-on de lui ? Qu’apprendrait-on de lui si on avait tout à coup un gros plan sur ses yeux ? Quels secrets nous raconteraient-ils ? » Les regards tiennent ainsi une grande place dans ce film : regard bleu tout plein d’amour non-dit d’Espósito pour Irene ; regard velouté et embué de la jeune femme qui n'ose s'avouer sa passion ; regard intérieur du mari de la victime, Ricardo Morales (Pablo Rago); regard sans vie du violeur Isidoro Gómez (Javier Godino), devenu spadassin à la solde du régime. C’est d’ailleurs en observant attentivement un album de photos qu’Espósito sera mis sur la piste d’un assassin qui ne quitte jamais des yeux celle qu’il désire et sa future victime.

Dans une interview, Campanella insiste sur le fait que les yeux sont la seule chose qui différencie les films des autres formes narratives. Le cinéma est ainsi cet outil fantastique qui permet de montrer de très près le regard des acteurs. Selon lui, ne pas utiliser cet outil, c’est oublier la nature première du cinéma, dont le grand pouvoir réside dans le fait de réussir à dévoiler l’âme humaine à travers les yeux des comédiens.

Car ce long métrage est aussi un grand film d’amour- "Dans ses yeux l'amour à l'état pur", dit l'enquêteur du mari de la victime- et une méditation sur le temps. Le metteur en scène admet que la seule chose qui lui plaise dans le fait de devenir adulte, c’est qu’on a la possibilité de regarder en arrière. La mémoire est bien ce moyen qui donne l’occasion de se retourner sur son passé, d’analyser ce que l’on est devenu par rapport à ce que l’on a vécu. Si la force du souvenir et la recherche de la vérité permettent à Espósito de réaliser l’amour inabouti de sa jeunesse, la mémoire de l’amour d’autrefois demeurera pourtant une prison pour le mari de la victime, lui que  « la mort de sa femme a rendu prisonnier pour l’éternité ». A cet égard, la fin inattendue du film est particulièrement révélatrice.

 

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Benjamin Esposito (Ricardo Darin) 

et Ricardo Morales (Pablo Rago)

 

Un autre intérêt du film réside dans le traitement des personnages secondaires, tous très bien campés et d’une grande crédibilité. On n’oubliera pas la composition de Guillermo Francella, célèbre acteur comique, dans un rôle inattendu, celui de Pablo Sandoval, l’ami fidèle de l’inspecteur. En dépit de son alcoolisme et de ses maladresses, il le mettra sur la piste du coupable: « Un homme peut tout changer dans sa vie, mais il ne peut pas changer de passion ! ». Quant à Javier Godino, il est impénétrable dans un personnage de petite frappe, sûr de son impunité.

Campanella dit avoir été très marqué par les personnages dramatiques ou comiques des films italiens, et dans lesquels n'existe pas le stéréotype du flic ou de la femme fatale. Son film est par ailleurs un subtil alliage de passages noirs et de moments drôles où l’on se prend à rire. L’idée lui plaît d’une histoire dans laquelle des gens ordinaires sont coincés dans un film noir.

C’est vraiment la gageure de ce film d’être à la lisière de différents genres cinématographiques (le thriller psychologique, le film noir, le drame romanesque), pari risqué et parfaitement tenu pour cette œuvre de réalisation « classique », adaptée du roman d’Eduardo Sacheri, El Secreto de sus ojos. Le metteur en scène reconnaît lui-même que son film présente nombre de  facettes, que les thèmes et les angles en sont très variés. Il avoue avoir mis un an pour se décider à adapter cette histoire, avant de réaliser qu’elle touchait à nombre de choses différentes et permettait de multiples analyses. Dans ses yeux a obtenu l’Oscar du Meilleur Film Etranger le 07 mars 2010, alors même qu’il était en lice avec Le Ruban blanc de Haneke et Un Prophète d’Audiard ; c’est dire la qualité d’un film hispano-argentin qui ne se trouve jamais là où on l’attend !

 

Dans ses yeux 2

  Irene Ménendez-Hastings (Soledad Villamil)

et Benjamin Esposito (Ricardo Darin)

 

 

 

Mercredi 23 juin 2010

 

 

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30 avril 2009 4 30 /04 /avril /2009 14:49

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Le lundi 30 mars 2009, ARTE a diffusé le film de Volker Schlöndorff, Les Désarrois de l'élève Törless, adapté du roman de Robert Musil, publié en 1906 sous le titre original: Die Verwirrungen des Zöglings Törless. L'ouvrage a été traduit en français en 1960 par Philippe Jaccottet.
L'excellent film en noir et blanc du cinéaste allemand (Prix de la Critique Internationale en 1966) nous fait replonger dans ce roman qui décrit le monde pervers et sadique des élèves d'un collège pour fils de bonne famille, dans l'Empire austro-hongrois du début du siècle. On ne peut qu'admirer la maîtrise d'un auteur de 26 ans dont c'est la première oeuvre, laquelle est un chef-d'oeuvre. S'ennuyant dans son école d'ingénieurs, Musil se met à écrire...
Törless est un jeune garçon de 15 ans que deux élèves plus âgés acceptent comme compagnon. Beineberg se passionne pour les philosophies indiennes et les problèmes de l'au-delà tandis que Reiting aime à dresser les élèves les uns contre les autres. Ils admettent Törless dans leur repaire aménagé dans un grenier (mais on est bien loin des douceurs versifiées du
Siècle des poètes disparus!). Ayant découvert que leur condisciple Basini a commis un vol, Beineberg et Reiting vont en faire leur jouet, pour ne pas dire leur esclave, sous l'oeil impassible et lâche de Törless. Ce dernier cèdera à une attirance passagère pour un Basini, victime passive et consentante. Le roman culmine dans une scène de sadisme collectif où Basini est livré à la violence déchaînée des élèves de sa classe. Törless, après avoir conseillé à Basini de se dénoncer pour mettre fin à son calvaire,demandera à quitter le collège.Ses maîtres, inquiets devant sa propension à philosopher, accèderont aisément à sa requête. (Les lecteurs, amateurs de mathématiques, seront sensibles à son questionnement fondamental sur les nombres imaginaires!)
Contrairement à ce qui a souvent été dit, l'intérêt du livre ne réside pas dans le récit d'une "amitié particulière". Dans sa
Préface, Philippe Jaccottet insiste sur le fait que Musil décrit le désarroi à la fois intellectuel et moral propre à l'adolescence. L'égarement passager de Törless pour Basini relève d'un trouble plus profond: la question que l'élève pose aux choses et aux êtres. Et les tortures que subit la victime correspondent, pour le héros, à l'écroulement des apparences quotidiennes. 
On ne pourra pas non plus éviter de voir dans les deux élèves tortionnaires la préfiguration de ce que seront les bourreaux nazis, dont les forces se déchaîneront quelques trente années plus tard. L'idée d'êtres inférieurs par nature, les pulsions sadiques et masochistes sont déjà puissamment à l'oeuvre dans ce roman des forces obscures. Philippe Jaccottet n'explique-t-il pas comment l'indicible se confond souvent avec l'innommable, comment la sensualité ne se sépare pas des plus intimes expériences?
Le roman et le film sont remarquables:Törless préfigure l'Ulrich de
L'Homme sans qualités et le jeu de Matthieu Carrière, dans l'éphémère beauté de ses 15 ans, est déjà étonnamment maîtrisé. 

                                                                                                                              
Avril 2009

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1 janvier 1970 4 01 /01 /janvier /1970 01:00

 

 

Cécile de France étant nominée pour le César 2019 de la meilleure actrice, je saisis cette occasion pour évoquer Mademoiselle de Joncquières, film dans lequel elle joue le rôle de Madame de La Pommeraye. J’avais vu ce film, tourné en Sarthe, dans le beau château de Sourches,  lors de sa sortie en septembre 2018 et l’avais beaucoup aimé. Je me souviens aussi qu'au cours d'un stage de théâtre, j'avais joué le rôle de Madame de La Pommeraye. Le temps étant menaçant, nous avions joué dans les écuries du château de Gizeux. Le personnage m'était demeuré précisément en mémoire.

 

Après Les Dames du bois de Boulogne (1945) de Robert Bresson, où brillait le diamant noir qu’est Maria Casarès, il fallait, me semble-t-il, une certaine audace à Emmanuel Mouret pour adapter de nouveau au cinéma le récit enchâssé (et souvent interrompu par des digressions et des parenthèses), d’une quarantaine de pages, de l’œuvre de Diderot, Jacques le Fataliste et son Maître (1796). On se rappelle que c’est lors d’une étape à l’auberge du Grand-Cerf que l’Hôtesse conte à Jacques et à son Maître l’histoire de la vengeance de Madame de La Pommeraye. C’est une sorte de conte moral, l’histoire d’une jeune veuve (Cécile de France) qui cède à la cour du marquis des Arcis (Edouard Baer), « homme de plaisir, très aimable, croyant peu à la vertu des femmes ». Après quelques années de passion réciproque, la jeune femme assiste à son éloignement. Elle se vengera par l’intermédiaire de Mademoiselle d’Aisnon (Alice Isaaz), fille d’une femme répudiée (Natalia Dontcheva) et contrainte à la prostitution. Ange déjà déchu que Mme de La Pommeraye va transformer en dévote, pour qu’elle humilie le marquis. Ne dit-elle pas de lui qu’il « ne résiste pas à ce qui lui résiste » ? En libertin invétéré, le marquis fera tout pour obtenir la jeune fille.

De prime abord, quand on pense à ce récit, c’est surtout la vengeance de Madame de la Pommeraye qui vient à l’esprit. En 1785, Schiller avait d’ailleurs traduit cette nouvelle de Diderot sous le titre Exemple singulier de la vengeance d’une femme. Le réalisateur a donc eu l’intelligence de déplacer l’intérêt vers le personnage de la d’Aisnon (ou encore Mademoiselle Duquênoi chez Diderot), devenue ici Mademoiselle de Joncquières, que l’écrivain ne fait apparaître que vers la fin de son récit. Emmanuel Mouret explique ainsi son propos : « C’est pourquoi je me suis non seulement attardé sur les prémisses de l’histoire, mais aussi sur sa fin et son épilogue. Par ailleurs, je souhaitais rester fidèle à Diderot concernant le traitement narratif de Mademoiselle de Joncquières, dont est épris le marquis. Bresson la met très tôt en avant alors que Diderot le fait vers la toute fin : elle est longtemps un personnage en arrière-plan, une silhouette, qui prend subitement une consistance et une profondeur qui éclaire tout le récit. Je voulais essayer de conserver cette  « surprise dramatique » à la fois originale et forte en émotion. » C’est un des intérêts du film.

Cette « surprise dramatique » est confortée par le fait que c’est ce personnage féminin, apparemment secondaire, qui donne son titre au film, le récit lui-même n’en comportant pas. Soucieux de donner une place nouvelle à la jeune fille, le réalisateur précise : « C’est une façon de préparer la fin, sans la révéler. Le personnage est dessiné en creux, suffisamment mystérieux pour alimenter nos projections, comme celles du marquis. Je crois que, plus cette jeune femme reste insondable à ses yeux, plus on comprend son attirance irraisonnée, et, plus le retournement final peut être poignant et troublant. » La jeune actrice, Alice Isaaz, exprime à merveille le mystère de ce personnage, silencieux, modeste, réduit à la prostitution par un sort contraire, mais profondément sincère. Mme d’Aisnon, sa mère, la décrit ainsi : « Ce n’est pas qu’elle ne soit belle comme un ange, qu’elle n’ait de la finesse, de la grâce ; mais aucun esprit de libertinage […]. » La jeune fille, que le réalisateur compare à un tableau de Fragonard, est la première comédienne à avoir été retenue. Emmanuel Mouret explique ainsi son choix : « Je l’avais remarquée dans La Crème de la crème et ce que j’aime beaucoup chez elle, alors que j’ai vu d’autres jeunes comédiennes, c’est qu’elle n’est pas que jolie et innocente, elle a du caractère. Je trouvais que donner beaucoup de caractère à son personnage était intéressant pour la fin, car elle a une vision forte, elle réfléchit et a du tempérament. » C’est en effet un très beau personnage féminin qui, par sa bonté et sa générosité innées, réduit à néant la vengeance  de Madame de La Pommeraye. Elle est à l’origine d’un retournement psychologique, assez surprenant pour cette époque, et qui fait de cette histoire un véritable « conte moral ». Emmanuel Mouret le confirme : « C’est de loin le personnage le plus vertueux et qui, dans les faits, pourrait être jugée pour celle qui l’est le moins. Cela souligne à la fois la pertinence et la profondeur de la pensée de Diderot : il ne faut jamais juger trop vite quelqu’un, de quelque chose ou de n’importe quelle situation morale. »

 

Quand le producteur Frédéric Niedermayer a proposé à Emmanuel Mouret l’idée d’un film en costumes, le réalisateur a tout de suite pensé à ce récit de Diderot. Il l’avait souvent relu et avait été ému par son épilogue. Il avait été frappé par la modernité de cette histoire, la liberté et la profondeur de ce récit dont les idées, les sentiments, les conflits lui avaient semblé très contemporains. Il précise à ce sujet : « Les questions morales que se pose le XVIIIe siècle sont toujours à l’œuvre de nos jours. »

 

C’est aussi, bien sûr, le langage si particulier de cette époque qui l’a encore incité à faire le choix de cette intrigue. Il explique qu’il a essayé de garder le plus de dialogues du récit, en conservant, pense-t-il, « peut-être un quart ou un tiers ». Mais il a dû « broder » autour de nombreuses scènes esquissées, tout en en créant d’autres. Travail difficile qui a reçu l’aval d’une spécialiste de la littérature du XVIIIe. Et de souligner : « La véracité nous importe peu au final, c’est plus la véracité sentimentale qui compte. Je crois que le plus important c’est cette notion de saveur. »

 

On reconnaîtra qu’Emmanuel Mouret a parfaitement réussi ce pari, en restituant avec brio l’élégance de la langue de Diderot. Son film nous apparaît comme une « mise en scène des mots » et du discours amoureux. Il le souligne : « Car ce qui est intéressant quand la parole est abondante, c’est qu’elle est porteuse de complexité, de contradiction. » Le metteur en scène précise encore à ce propos qu’il s’agit de réunir la distribution la plus à même de porter ce texte avec le maximum de naturel. On n’oublie pas certaines répliques de Madame de La Pommeraye, le personnage qui a la partition la plus ample : « Vos jamais ne durent jamais plus longtemps que vos toujours. Je suis bien placée pour l’avoir observé. » Ou encore : « Vous avez, Marquis, mis mon cœur en lambeaux. Acceptez qu’en retour j’emprisonne le vôtre dans un jeu d’intrigue au risque de nous perdre. »

Pour mettre en scène ce badinage cruel, le réalisateur use beaucoup du plan-séquence : on y a  « ce plaisir du jeu, on est quasiment en direct de la réplique et de la relation qui se noue, d’où cette idée de circulation dans l’espace, de hors champs, de près, de loin, de dos. » Tout ne doit pas être donné au spectateur et il faut qu’il ait à démasquer, à deviner le personnage derrière ses paroles. On pense notamment à la très belle scène où Madame de La Pommeraye annonce à son amie et confidente (Laure Calamy) le complot ourdi contre son amant infidèle. Au milieu des tapisseries, des bouquets, des vases de porcelaine démultipliés, se déploie un marivaudage subtil que reflète la glace de la cheminée. Nous y voyons la Némésis vengeresse, de dos, se regardant dans la glace, alors que l’abandon a fait qu’elle n’est plus que le reflet d’elle-même. Elle avoue : « Mon entreprise est au-delà de ma douleur et au-delà du coup que le marquis m’a porté. » Une autre scène m’apparaît exemplaire à cet égard, celle où Madame de La Pommeraye reçoit à dîner Mademoiselle de Joncquières et sa mère. Placée au milieu de la table entre les deux femmes, elle distribue la parole à chacune, et ensuite au marquis, qui fait son entrée à l’improviste. Quel plaisir secret pour Madame de La Pommeraye de voir son libertin d’amant infidèle contraint de parler dévotion et quiétisme ! « C’était un amusement secret bien plaisant pour ces trois femmes, que le scrupule du marquis à ne rien dire, à ne rien se permettre qui pût les effaroucher » écrit Diderot. 

Edouard Baer et Cécile de France se sont emparés avec jubilation de cette langue du XVIIIe, tout en finesse et en sous-entendus. Les deux comédiens ont trouvé un accord parfait pour jouer ce marivaudage amoureux. Edouard Baer est entré aisément dans la peau du libertin qu’il joue avec un grand naturel. (Je regrette cependant qu'il ait trop souvent la main dans la poche, attitude moderne et pas du tout XVIIIe !) C’est en voyant le comédien jouer dans Un Pedigree de Modiano qu’Emmanuel Mouret a pensé à lui pour le rôle. Il explique que son choix est dû à deux raisons : « Cette façon un peu recherchée de s’exprimer, avec cette élocution qui lui est absolument naturelle, et le personnage. Car après avoir lu le scénario, il m’a dit : « C’est moi ! » » Le réalisateur a laissé peu de place à l’improvisation des deux comédiens, « sauf pour la façon de lancer la parole et dans les mouvements ». Cependant, c’est dans la scène du dîner, dont j’ai déjà parlé, qu’il lui a laissé toute latitude pour faire apparaître l’Edouard Baer, facétieux et amusant, que le public connaît.

Quant à Cécile de France, qui s’est beaucoup préparée pour le rôle, elle surprend par la qualité de son jeu fin et subtil. Disons aussi qu’avec son beau port de tête, la grâce avec laquelle elle porte les merveilleuses robes pastel conçues par Pierre-Jean Larroque, elle est une Madame de La Pommeraye très convaincante. Même Emmanuel Mouret, au départ, ne l’imaginait pas dans ce rôle de maîtresse délaissée et machiavélique. Pour finir, ce côté solaire et sympathique qu’elle affiche au début, lors du temps heureux avec le marquis, contraste avec cette détermination infaillible dans la réalisation de sa vengeance. Derrière un sourire de façade, c’est une femme blessée à mort qui utilise deux femmes dans la misère pour terrasser l’amant infidèle. Ne leur dit-elle pas : « Mais surtout soumission, soumission absolue, illimitée à mes volontés, sans quoi je ne réponds de rien pour le présent, et ne m’engage à rien pour l’avenir. » J’ai particulièrement aimé la scène où elle fait avouer au marquis son infidélité en lui faisant croire qu’elle-même ne l’aime plus : « La marquise de La Pommeraye, moi, moi, inconstante ! Légère !... » Et quand le marquis lui répond : « Il ne nous reste qu’à nous féliciter  réciproquement d’avoir perdu en même temps le sentiment fragile et trompeur qui nous unissait », elle en éprouve un « dépit mortel », à l’origine de sa vengeance. Le jeu de la comédienne le traduit avec nuances. Cécile de France a aimé interpréter ce personnage d’une femme qui s’oppose au joug masculin et refuse d’être victime dans une société patriarcale. Selon elle, Mme de La Pommeraye est « une femme libre ». Comme en Madame de Merteuil aussi, « on peut retrouver cette même volonté de se libérer de cette société machiste et de ses contraintes », dit-elle.

 

Dans ce film, tous les comédiens sont justes et je ne voudrais pas omettre Laure Calamy, qui interprète le rôle de l’amie de Madame de La Pommeraye. Cet autre beau personnage féminin est une invention judicieuse d’Emmanuel Mouret. Devant la démesure des sentiments de son amie, la confidente « incarne une idée du raisonnable ».  Elle permet par ailleurs de recueillir les sentiments et les pensées secrètes de Madame de La Pommeraye. Vive, intelligente, elle essaie de ramener son amie sur le terrain de la modération. Voici ce qu’en dit le réalisateur : « C’est en outre un personnage auquel je me suis beaucoup attaché. Son amitié pour la marquise est vraie, attentionnée, délicate... et petit à petit elle voit son amie s’éloigner comme un bateau sur la mer. J’ai dit à Laure Calamy que ce personnage aurait pu être l’auteur ou le narrateur de ce récit. J’ai beaucoup apprécié l’élégance et l’inventivité de son interprétation. » Subtilité et vivacité dont deux atouts certains du jeu de cette comédienne.

 

Avec le récit de Diderot, dans le film d’Emmanuel Mouret, on est proche de l’atmosphère de libertinage des Liaisons dangereuses (1782). Celle du roman certes mais aussi du film éponyme de Stephen Frears (1988). La robe jaune de Cécile de France ne fait-elle pas penser à celle de Glenn Close dans le film anglais ? La scène d’exposition chez le philosophe français, dans laquelle le marquis offre à Madame de La Pommeraye un pacte mondain d’amitié et de complicité, ne peut que nous ramener à celui que le vicomte de Valmont proposera à la marquise de Merteuil au début des Liaisons dangereuses. Et Mademoiselle de Joncquières et Madame de Tourvel ne sont-elles pas toutes deux des dévotes, seules femmes dont l’innocence soit capable de raviver les sens d’un libertin blasé ?

 

Madame de La Pommeraye est encore la jumelle de Madame de La Carlière, une autre héroïne de Diderot, présente dans la nouvelle du même nom (1772). Après avoir longtemps refusé les avances de l’inconstant chevalier Desroches, elle accepte de l’épouser à condition qu’il ne lui soit pas infidèle. Il ne tiendra pas ses promesses et elle lui infligera une humiliation publique. Chez ces deux personnages féminins, tout comme chez Madame de Merteuil, la vengeance s’enracine dans l’amour-propre blessé et dans l’orgueil social. Elles incarnent d’une manière exacerbée – et j’oserais dire dévoyée - le sens de l’honneur aristocratique. Emmanuel Mouret explique en quoi ce thème de la vengeance l’a intéressé : « Ce qui m’intéresse dans les récits de vengeance, c’est non seulement l’énergie que La Pommeraye déploie et l’imagination, l’esprit et une certaine forme d’intelligence dont elle fait preuve. Mais pour nous, spectateurs, c’est la façon de se projeter dans ce qu’on ose bien rarement ou même jamais faire. Le film est un peu un spectacle de ce qu’on ne se permettrait pas de faire. » Et d’ajouter : « Je suis évidemment attaché à Madame de la Pommeraye parce qu’elle est à la fois diabolique, fascinante et très touchante. Elle a cette blessure amoureuse dans laquelle on peut tous se reconnaître. »

 

Cependant, Madame de Merteuil, qui veut se venger de Valmont à travers Madame de Tourvel, semble beaucoup plus cynique que Madame de La Pommeraye. Celle-ci a vécu dans la durée une véritable histoire d’amour avec le marquis des Arcis. Dans le film, cette période fait l’objet d’une ellipse, symbolisée par la présence des deux fauteuils cabriolets cannés devant un étang et par la croissance d’un arbre. Alors que chez Madame de Merteuil, l’entreprise semble calculée, c’est une terrible douleur amoureuse qui est à l’origine de la vengeance de Madame de La Pommeraye. De même, si l’on compare Valmont et le marquis des Arcis, ce dernier n’est ni calculateur ni menteur comme le héros de Laclos. Il fait montre d’une véritable sincérité dans sa démarche et, dit Edouard Baer, « il séduit parce qu’il est séduit ». Quant à son geste final, qui accorde le pardon à Mademoiselle de Joncquières, il ne ternit pas son nom mais, bien plutôt, « lave » son épouse de son existence de prostituée en lui offrant un nom honorable : « Levez-vous, je vous en prie, ma femme, levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous… »

 

Certains critiques émettent l’idée qu’Emmanuel Mouret a réalisé un film féministe. A quoi le réalisateur rétorque : « C’est un film qui aime ses personnages féminins, qui n’est ni sexiste ni anti sexiste. Je laisse chacun juger car le mot féministe est tellement large. » Cécile de France pour sa part aime la complexité de son personnage. Celui d’une veuve, une femme libre, qui s’affranchit du jugement de la société en vivant avec un libertin, puis en décidant de se venger de lui. Comme Madame de Merteuil, elle fait montre d’une volonté sans faille dans la réalisation de sa vengeance, allant jusqu’à venger son sexe au détriment d’autres femmes. Emmanuel Mouret souligne la force de ces deux personnages : « Diderot comme Laclos font des portraits de femmes dont l’intelligence surpasse celle des hommes et ce n’est pas un trait courant dans la littérature d’antan. En outre elles sont toutes les deux des femmes indépendantes car nobles et veuves. Il ne faut pas oublier que les veuves nobles et les riches courtisanes sont les premières femmes qui ne dépendent pas de l’autorité d’un mari. »

 

Dans le roman de Diderot, l’antinomie du déterminisme et de la liberté est un des  thèmes essentiels. Et ce qui est intéressant dans le récit et le film, c’est que les personnages vont au-delà du déterminisme social. En effet, si le film ne juge aucunement ses personnages, il est clair pourtant que Diderot finit par choisir son camp, celui de Mademoiselle de Joncquières. L’on assiste en effet à une sorte de conversion, de rédemption du libertin. Et si, à la fin, Madame de La Pommeraye ne voit son affront qu’à moitié réparé, le libertin apparaît, quant à lui, bel et bien « corrigé ».

 

 

Sources :

Diderot, Jacques le Fataliste et son Maître, p. 137 à 184, GF Flammarion

Allo-Ciné, Mademoiselle de Joncquières, Secrets de tournage

La Grande Table Culture, Les Liaisons amoureuses d'Emmanuel Mouret

Interview d'Emmanuel Mouret par Sylvie-Noëlle

https://gallica.bnf.fr/essentiels/diderot/jacques-fataliste/mme-pommeraye-marquis-arcis 

https://www.espace-1789.com/sites/default/files/film_files/zdcmademoiselledejoncquieres.pdf

 

 

 

 

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