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1 janvier 2015 4 01 /01 /janvier /2015 00:00

Stele-xiv-copie-1.jpg

Une stèle chinoise du XIV° siècle

 

 

"Conseils au bon voyageur"

 

 

Ville au bout de la route et route prolongeant la

ville : ne choisis donc pas l'une ou l'autre, mais

l'une et l'autre bien alternées.

 

Montagne encerclant ton regard le rabat et le

contient que la : plaine ronde libère. Aime à

sauter roches et marches ; mais caresse les

dalles où le pied pose bien à plat.

 

Repose-toi du son dans le silence, et, du silence,

daigne revenir au son. Seul si tu peux, si tu sais

être seul, déverse-toi parfois jusqu'à la foule.

 

Garde bien d'élire un asile. Ne crois pas à la, vertu

d’une vertu durable : romps-la de quelque

forte épice qui brûle et morde et donne un goût même à la fadeur.

 

Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans

étable, sans mérites ni peines, tu parviendras,

non point, ami, au marais des joies

immortelles,

 

Mais aux remous pleins d'ivresses du grand fleuve

Diversité.

 

En ce début d’année 2015, nous partons pour un nouveau voyage qui durera douze mois. Un périple dans l’inconnu dont nous ignorons ce qu’il nous réserve. Ainsi, pour entamer cet an nouveau, j’aime à lire ce poème extrait de Stèles de Victor Segalen, publié à Pékin en 1912, au cours d’un voyage qu’il effectua en Chine.

Intitulé « Conseils au bon voyageur », il est une invitation, une incitation à la découverte et à l’aventure. Il est le premier poème de l’avant-dernière partie, « Stèles au bord du chemin », d’un recueil qui en compte six, les autres étant : « Stèles face au Midi », « Stèles face au Nord », « Stèles orientées », « Stèles occidentées », « Stèles du milieu ». Segalen a donné l’explication de ces stèles, qui étaient des montants permettant de faciliter la mise en terre des cercueils. On y gravait des commentaires en manière d’oraison funèbre.

"Leur orientation est significative. Les stèles donnant au sud concernent l'Empire et le pouvoir, celles vers le nord parlent d'amitié, celles vers l'est d'amour, les stèles vers l'ouest concernent les faits militaires. Plantées le long du chemin, elles sont adressées à ceux qui les rencontrent, au hasard de leurs pérégrinations ; les autres, pointées vers le milieu, sont celles du moi, du soi…" Toutes significations qui pourraient être celles d'un véritable voyage intérieur.

Dans le recueil, chaque poème-stèle se présente sous une même disposition typographique : une épigraphe en caractères chinois, semblable à celle qui est inscrite sur chaque stèle ; le titre ; un cadre rectangulaire qui délimite le poème et qui représente les arêtes de la stèle. 

Aussi, ce poème, à l’image des stèles chinoises, peut-il se lire comme un petit guide de voyage en même temps qu’une leçon de sagesse. Il ouvre à la multiplicité des possibles, incite à l’ouverture du regard que permet un bon enracinement au sol, exhorte à savourer silence et solitude pour mieux revenir au son et au monde dont il enjoint à goûter les saveurs avec passion. Alors seulement, dans la liberté et l’acceptation des choses, sera octroyée la récompense de la Diversité qui est pluralité, variété, multiplicité et différence. Un beau vade-mecum pour l’année à venir !

 

 

Stèles édition originale 1912

Edition originale de Stèles de Victor Segalen, 1912

 

Sources :

www.steles.net/page.php?p=52

 


 

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25 décembre 2014 4 25 /12 /décembre /2014 01:00

Hans_Memling_-_Virgin_allaitant.gif

 

Vierge allaitant, Hans Memling

 

En ce jour de Noël, je voudrais faire entendre la voix d’un grand mystique, celle de saint Ephrem le Syrien (306 (?)-373). Né de parents chrétiens – ou païens, les sources divergent -  à Nisibe (Nesaybin dans l’actuelle Turquie), dans la province romaine de Haute-Mésopotamie, Ephrem se forma auprès de Jacques, l’évêque de cette ville, et ils fondèrent ensemble une école de théologie d’un grand rayonnement. Après la chute de Nisibe aux mains des Persans en 363, ce diacre s’en vint à Edesse où il connut les grandes controverses théologiques de cette époque, celles de Bardesane, d’Arius et des Manichéens. Grand défenseur de la doctrine christologique et trinitaire dans l’Eglise syrienne d’Antioche, il est l’auteur d’une œuvre immense, composée de commentaires de la Bible et d’hymnes lyriques et didactiques, les madrāšê) dont plus de quatre cents ont été conservés. Il mourut à Edesse en 373, le 9 juin, victime de la peste qu’il avait contractée en soignant les malades.

Ce théologien et poète fut d’une certaine manière l’instituteur de l’Eglise syriaque puisque ses poèmes et ses hymnes liturgiques permirent de diffuser la doctrine de l’Eglise lors des fêtes liturgiques. Le pape Benoît XVI voit en lui « le plus grand poète de l’époque patristique », soulignant que « sa poésie lui permit d’approfondir sa réflexion théologique au travers des paradoxes et des images ».

Dans ses hymnes, saint Ephrem use de nombreuses images qui ne sont que l’allégorie du Nom et cet extrait est ainsi particulièrement représentatif. La parole est donnée à Marie qui s’interroge devant la toute-puissance de son Fils, qu’elle ne sait comment nommer : « divine fontaine », « fils du Dieu vivant », « fils de Joseph », « Fils d’un seul », « fils d’un grand nombre », « fils de Dieu », « fils de l’homme », « «fils de Joseph », « fils de David », « fils de Marie »… C’est sur cette contradiction fondamentale – le Messie est l’enfant de Marie et en même temps il est Dieu tout-puissant – que se fonde le système théologique de saint Ephrem.

Ces deux aspects contradictoires s’expriment donc ici à travers la personne de Marie qui, à travers son corps (« mon lait », « ma bouche »), souligne sa petitesse, son indignité et son humilité, notamment dans la première strophe :

« Comment ouvrirai-je

Les fontaines de mon lait

A toi, divine fontaine ? »

J’aime beaucoup ce texte de celui qu’on surnomma la « harpe du Saint-Esprit ». Il dit avec simplicité l’incompréhension humaine devant le mystère de l’Incarnation.

 

"Comment ouvrirai-je ?"


Comment ouvrirai-je

Les fontaines de mon lait

A toi, divine fontaine ?

Comment donnerai-je

Nourriture

A qui nourrit tout être

De sa table ?

Des langes

A qui est revêtu de splendeur ?


Ma bouche ne sait pas

Comment te nommer,

Ô Fils du Dieu vivant !

Si j’ose t’appeler

Comme fils de Joseph,

Je tremble car tu n’es pas de sa semence ;

Mais si je refuse ce nom,

Je suis dans les transes

Car on m’a mariée à lui.

 

Bien que tu sois Fils d’un seul,

Désormais je t’appellerai

Le fils d’un grand nombre,

Car à toi ne suffisent pas

Des milliers de noms :

Tu es fils de Dieu mais aussi fils de l’Homme ;

Et puis, fils de Joseph

Et fils de David

Et fils de Marie

 

Saint Ephrem, Hymne sur la Nativité

 

Ephrem-a6cf1.gif

 Saint Ephrem (Manuscrit grec, BNF)

 

 

Sources :

http://iseo0607.voila.net/StEphrem.pdf

http://www.mariedenazareth.com/qui-est-marie/st-ephrem-de-nisibe-306-373

http://nominis.cef.fr/contenus/saint/1298/Saint-Ephrem-le-Syrien.html

fr.wikipedia.org/wiki/Éphrem_le_Syrien

 

 

 

 

 

 

 

 


 

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19 décembre 2014 5 19 /12 /décembre /2014 21:29

Hiver.JPG

Matin d'hiver à Rou

(Photo ex-libris.over-blog.com, novembre 2014)

 

Hiver

(Vinh mua dông)

 

Quand on y pense, avouons que le ciel est beau

    joueur :

Il n’escamote pas l’hiver sous prétexte qu’on y gèle…

Les nuages  qui vont au massif Hông sont aussi noirs

   que de l’encre,

Et le vent en la trame fine du store glace comme du

    cuivre.

Sur le papier exposé à la bise, grince le pinceau,

Et contre la cheville embuée de brume, la corde de la

   guitare se distend.

Si les saisons maintenant se faisaient printemps toutes

    les  quatre,

Qui priserait en ce coin de montagne la vigueur du

    vieux pin ?

 

                                     Nguyen Công Tru (1778-1858)

in Mille ans de littérature vietnamienne, Une anthologie.

 

 

 

 

 

Blog en hivernation

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

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18 décembre 2014 4 18 /12 /décembre /2014 18:32

2014-09-11-caroline-angebert.jpg

Buste de Caroline Angebert, Parc de la Marine à Dunkerque

(Photo ex-libris.over-blog.com, le 09/10/14)

 

C’était au cours d’une de mes balades dans Dunkerque, à l’entrée du parc de la Marine, que j’ai découvert le buste en bronze de Caroline Angebert. Originaire moi-même  de la ville de Jean Bart, je n’avais jamais entendu parler d’elle et ma curiosité native m’a incitée à en savoir plus sur cette Dunkerquoise d’adoption.

Angélique-Caroline-Omérine Colas, née en 1793, est la fille des fermiers du domaine seigneurial du Houssay en Seine-et-Marne. Cette petite femme mince et élégante, avait « un nez fin, de grands yeux noirs, des manières très distinguées et un esprit bien au-dessus de son sexe ». Férue de saint Augustin et de Pope, elle avait étudié seule le grec et le latin et lisait des textes philosophiques en anglais. Ceux qui la fréquentèrent ont témoigné de sa vive intelligence, qui ne s’accompagnait « ni de prétention ni de morgue ».

A 21 ans, elle épouse Claude-Jacques Angebert, un commissaire de la Marine qu’elle suit à Corfou et à Trieste. C’est en 1818 qu’elle arrive dans la cité corsaire du Nord où elle demeurera jusqu’en 1835. « Salonnière », femme du monde, philosophe et poète, elle va y jouer un rôle social et politique qui retient l’intérêt en un siècle où les femmes ont encore peu la parole. Barthélémy Saint-Hilaire l’atteste : « Ses lettres font foi qu’elle était philosophe autant qu’homme du monde. »

Celle qui disait n’avoir lu en philosophie que le Traité des sensations de Condillac entame une correspondance suivie avec le philosophe Victor Cousin. Grâce à lui elle perçoit la nécessité de faire de la morale le centre et le but de la philosophie. Très vite, elle s’enhardit à lui apporter la contradiction. En effet, dans sa « Huitième Leçon », le professeur de la Sorbonne y avait parlé avec condescendance des femmes et des enfants et elle lui écrit : « Mais si sur cent hommes, il en est cinq qui réfléchissent, je suppose que, sur dix mille femmes, il n’y en ait qu’une seule, toujours est-il que cette femme sera supérieure aux quatre-vingt-quinze hommes qui, sur cent, ne réfléchissent pas. » Elle précise : « Ma raison ne conçoit pas qu’elle [la femme] puisse, avec justice, être comparée à un enfant. » Ainsi, du 23 avril 1829 au 22 août 1838,  avec pertinence, elle adressera à Victor Cousin des commentaires sur ses cours.

Ella avait par ailleurs fait la connaissance de Mme de Coppens, la sœur de Lamartine, qui habitait Hondschoote, une petite bourgade non loin de Dunkerque. C’est sans doute par son entremise qu’elle s’engagea dans le soutien au poète des Méditations poétiques alors qu’il se lançait dans sa campagne pour la députation dans l’arrondissement de Bergues, en 1831. Convaincue par la probité et la sincérité du poète, elle écrivait alors ces mots qui ont, selon moi, un écho bien actuel :

 

« Le monde politique […] a besoin de vous.

Desséché, flétri, il faut qu’une source vive et pure vienne

Le ranimer, que les croyances y refleurissent. »

 

Le 7 janvier 1833, au cours de son voyage en Orient (juin 1832- septembre 1833), le poète sera élu député de Bergues et Caroline Angebert dut s’en réjouir, elle qui avait œuvré avec passion en ce sens. Dans sa correspondance avec Lamartine, ne l’évoquera-t-elle pas comme « cette âme blanche, héroïque et charitable » ?

 

En janvier 1835, son mari part à la retraite et elle le suit à Paris. Elle écrit alors ces vers :

 

Dunkerque ! Ville aimée et qui me fut si bonne,

Il faut nous séparer. Tout subit cette loi,

C’est mon passé, moi-même, hélas ! que j’abandonne,

En m’éloignant de toi.

 

Elle garde le contact avec la famille de Lamartine, brisée par la mort de leur fille Julia en janvier 1833. Elle devient secrétaire du comité de patronage que l’épouse du poète avait fondé pour venir en aide aux femmes libérées de Saint-Lazare. En 1848, atteinte de surdité précoce, elle quitte Paris pour Provins et y distille une certaine mélancolie :

 

Car, toujours triste et vive,

Passant du rire aux pleurs,

Mon âme sensitive

A connu les douleurs.

 

« Souvenance », en date du  12 juillet 1851, évoque les lieux où elle habite désormais :

 

J’habite la montagne

Qui domine Provins

Où Thibaut de Champagne

Grava ses doux refrains

La Tour et le vieux Temple

Abritent mon séjour ;

Et delà je contemple

Le vallon mon amour.

 

Signé : une ermite

 

Caroline Angebert reste fidèle à Lamartine qui, après avoir connu une popularité immense en 1848, abandonne la politique à la suite du coup d’Etat de 1851. Il devient un « galérien de la plume », n’ayant de cesse de publier des ouvrages pour payer les  dettes qu’il a accumulées. Dès 1856, elle souscrit elle-même à ses Entretiens de littérature. Puis, celle qui aurait tout donné pour sauver le patrimoine de son héros repart en campagne afin de lui recruter des abonnés. Le 2 juin 1858, elle écrit à cet effet un long poème intitulé « A M. de Lamartine. Aux femmes. Au peuple. » Elle s’y compare à Marie-Madeleine et y exprime sa compassion pour le poète aimé :

 

Jadis, à Béthanie, on vit une humble femme

Répandre les parfums sur les pieds du Sauveur ;

Sur les tiens aujourd’hui je viens avec mon âme

Répandre ma douleur.

 

Elle y dit son intérêt constant et son attention sans faille pour celui qu’elle veut secourir, son admiration pour sa « lyre divine » ; elle y exhorte les femmes à soutenir ce chantre de « l’amour pur » en insistant sur son dévouement au « glaive populaire » ; elle y incite le peuple à aider ce génie qui sut verser des « torrents d’harmonie » mais ne sut pas compter, marque de sa « noble infirmité ». A tous elle demande d’être reconnaissants au poète qui eut avec eux une attitude secourable et fraternelle.

Les efforts de Caroline Angebert seront vains puisque, quasiment ruiné, Lamartine devra vendre sa propriété de Milly et accepter la rente viagère que lui attribuera un régime qu'il réprouve.

Lamartine meurt le 28 février 1869 et Caroline Angebert le suivra dans la mort, plus de dix ans après, le 14 novembre 1880. Sur la tombe de cette femme fidèle et  dévouée, on gravera ce qui pour elle était sans doute son seul titre de gloire : « Ci-gît une amie de Lamartine. » Théodore de Banville lui a rendu hommage dans un long poème daté d’avril 1842,  extrait des Cariatides, dans lequel il loue sa discrétion et la pureté de son idéal : « Ecoutons-la, c’est un esprit », conclut-il.

La vie de cette « groupie » de Lamartine ne laisse pas de m’étonner. De nos jours, je chercherais en vain, pour ma part, un homme politique susceptible de faire naître en moi une telle admiration ou abnégation. Si la constance et la fidélité de Caroline Angebert au poète et au politique sont admirables, c’est sans doute parce que l’homme lui-même véhiculait une éthique, dont nombre de nos politiciens sont dépourvus, et qui pourrait pourtant, par-delà un siècle et demi, constituer un véritable modèle.

 

Theodore_Chasseriau_-_Portrait_of_Alphonse_de_Lamartine.JPG

      Lamartine par Théodore Chassériau

 

 

 

 

 

Sources :

Les amitiés de Lamartine, Léon Séché,

http://e-monumen.net/patrimoine-monumental/buste-caroline-angebert-et-medaillon-a-de-lamartine-parc-de-la-marine-dunkerque/

http://data.bnf.fr/13016371/caroline_angebert/

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5471232v/f2.zoom

http://fr.wikisource.org/wiki/%C3%80_Madame_Caroline_Angebert

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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13 décembre 2014 6 13 /12 /décembre /2014 17:52

la-bayadere-2.jpg

Maria Alexandrova (Gamzatti) et Svetlana Zakharova (Nikiya la Bayadère) dans la scène 3 de l'acte II de La Bayadère

Dimanche 7 décembre 2014, le cinéma Le Palace à Saumur retransmettait le ballet La Bayadère, enregistré au Bolchoï de Moscou, le 27 janvier 2013. L’occasion de voir ce merveilleux ballet en trois actes et sept tableaux dont la création eut lieu le 23 janvier 1877 au Théâtre Bolchoï Kamenny de Saint-Pétersbourg, sur un livret de Marius Petipa (1818-1910) et Sergueïv Khudekov et une musique de Léon Minkus. Celui-ci fut le principal collaborateur de Petipa et il était titulaire du poste officiel de Compositeur de Ballet des Théâtres Impériaux de Saint-Pétersbourg. Si la chorégraphie originale revient à Marius Petipa, la version enregistrée que nous avons vue est celle de Youri Grigorovitch.

On se perd en conjectures sur l’origine de ce ballet, dont le thème remonte à une légende indienne. En 1839, Théophile Gautier avait fait le portrait d’Amani, la principale danseuse d’une troupe de bayadères hindoues qui s’étaient produites à Paris. Puis il écrivit en son honneur le livret du ballet Sakountala qui sera interprété par le ballet du Théâtre Impérial de l’Opéra. Les spécialistes pensent que cette œuvre serait la véritable source de La Bayadère de Marius Petipa. Cependant, on sait que le tout jeune Marius Petipa avait assisté à l’opéra-ballet de Philippo Taglioni, Le Dieu et la Bayadère ou la Courtisane amoureuse, le 13 octobre 1830. Son œuvre pourrait en être aussi une réminiscence.

Ce ballet, composé ici de trois actes (mais qui en compta quatre), raconte l’histoire de l’amour tragique de la bayadère Nikiya (Svetlana Zakharova) et du guerrier Solor (Vladislav Lantratov). Le grand brahmane, également amoureux de Nikiya, a surpris le secret de cet amour interdit qu’il révèle à Dugmanta, le Rajah de Golconda. Celui-ci, qui a décidé de donner en mariage sa fille Gamzatti (Maria Alexandrova) à Solor, fera disparaître la bayadère. Le troisième acte est connu sous le titre du Royaume des ombres, et il est souvent dansé sans les deux premiers actes.

En effet, cette « rêverie en blanc » de Solor, est conçue comme un « grand pas classique ». Sous l’effet de l’opium, Solor revoit en rêve Nikiya, qu’il finira par rejoindre. Le lien dramaturgique avec l’action précédente y est suspendu et cette chorégraphie lyrique, raffinée, préfiguratrice du ballet symphonique, alterne « pas de deux » et « variations » par le corps de ballet, vêtu de tutus blancs et les bras recouverts de voiles légers.

La-Bayadere_Svetlana-Zakharova_Vladislav-Lantratov.jpg

Nikiya (Svetlana Zakharova) et Solor (Vladislav Lantratov) dans l' "Acte des ombres" (Acte III)

L’« entrée » du corps de ballet se fait par une planche inclinée située sur le côté droit de la scène. Chaque danseuse avance tout en libérant la place pour l’ombre suivante en occupant progressivement la scène. Réalisant de simples adages, le corps de ballet se déploie en un long ruban jusqu’à ce que la dernière ballerine soit descendue. Puis elles se disposent sur huit rangs de quatre ballerines (elles étaient beaucoup plus nombreuses à l’origine) avant de se scinder en deux rangs, répartis de part et d’autre de la scène. Toute cette chorégraphie est un vrai défi  technique pour le corps de ballet.

Cet acte III transporte le spectateur dans un monde épuré et stylisé, porte ouverte au rêve et à la beauté. Demeuré longtemps inconnu du public occidental, c’est par cet « acte des ombres » que les Français et les Anglais découvrirent La Bayadère lors de la tournée du Kirov à l’Ouest. L’occasion aussi d’admirer pour la première fois Rudolf Noureev, qui montera plus tard sa version personnelle du ballet à l’Opéra de Paris, et qui fut une des plus belles incarnations du guerrier Solor.

La version originale comportait en réalité trois actes et une apothéose (le quatrième acte). Celui-ci mettait en scène, à la faveur d’un orage, la vengeance de la bayadère avec l’écroulement du palais et la mort des protagonistes. Les deux amants accédaient alors au paradis des félicités. Cet acte fut abandonné en 1919 car il réclamait beaucoup trop de moyens techniques et de machinistes.

La Bayadère est une œuvre-clé du répertoire classique : décor exotique, vêtements somptueux, scénario mélodramatique, tout concourt à faire de cette œuvre un ballet grandiose avec ses danses spectaculaires et ses scènes mimées. Ainsi le rôle du Grand Brahmane et du Rajah sont essentiellement mimés. Le premier, vêtu de rouge et mu par la jalousie, et le second, tout en blanc et argent, imbu de son pouvoir autoritaire, sont les agents de la catastrophe finale.

Le premier acte met en scène le noble guerrier Solor qui revient de la chasse au tigre et jure sa foi à Nikiya, une des danseuses bayadères, gardiennes du feu sacré, tandis que le Grand Brahmane les épie. Dans un somptueux décor de cascade et de montagnes, dominé par un immense banyan, brille au fond d’un temple, la statue d’une idole dorée (les décors sont inspirés ici de la première production en 1877). Dans cette scène 1, j’ai aimé la fête du feu sacré, dansée avec une fougue violente par les bruns gardiens du feu, à la longue chevelure et vêtus d’un pagne rouge. La danse de l’eau sacrée, ou danse de la cruche, le « pas de deux » de Solor et Nikiya, y sont d’intenses moments de grâce.

La scène 2 nous transporte dans un palais des Mille et Une nuits, celui du Rajah de Golconda. On y voit le prince offrir à Solor la main de sa fille Gamzatti. Celle-ci, qui a surpris la révélation du Grand Brahmane à son père, fait venir Nikiya pour lui annoncer son infortune et  cette dernière tente de la menacer avec un poignard. Dans le rôle de Gamzatti, on découvre ici la belle danseuse Maria Alexandrova, tout en puissance et en passion. C’est Youri Grigorovich qui a imaginé  la confrontation dansée entre les deux héroïnes, qui s’exprime avec force à coups de grands jetés.

L’acte II est celui des fiançailles. Devant le palais aux portes fermées que gardent deux éléphants de pierre, siègent à cour le Rajah et le chef des archers. Soldats hiératiques, hétaïres aux robes légères, petits esclaves noir, composent la suite fabuleuse du prince. Cet acte, par sa variété, est une pure merveille, avec sa grande procession, accompagnée par une marche grandiose, ses divertissements multiples composés de danses pour les esclaves et de danses de caractère.

Lors de l’entracte, la présentatrice a insisté sur plusieurs passages. Il y a d’abord la « Danse de Manu », l’idole dorée, ou « Danse de l’idole de bronze », dans laquelle le danseur, enduit d’une teinture or, déploie toute sa puissance ; la « Danse des Eventails » effectuée avec grâce et légèreté par le corps de ballet ; la folle « Danse des Tambourins » dite aussi la « Danse infernale » des gardiens du feu ; la « Danse de la Cruche », tout en précision et habileté gracieuse. Toutes ces danses confèrent faste et puissance à cette célébration des fiançailles.

La-Bayadere Svetlana-Zakharova2

Nikiya (Svetlana Zakharova) dans la danse du Serpent, dans l'Acte II, dit des Fiançailles

Mais ce qui est le plus beau dans cet acte, ce sont les danses de caractère effectuées par Nikiya. Svletana Zakharova, svelte, longiligne, gracile et tout en grâce, y est sublime dans l’expression de son amour malheureux pour Solor. Son fin visage, ses magistrales arabesques, sa grande liberté rythmique, ses portés impressionnants, transfigurent son personnage. Sa danse avec le panier de fruits et de fleurs, où se cache le serpent qui va la tuer, est superbe d’émotion. Quant à la danseuse Maria Alexandrova, interviewée dans la coulisse, elle a dit combien elle était heureuse de cette version chorégraphiée qui suggère que Gamzatti n’a pas prêté la main à la mort de sa rivale.

On ajoutera que Vladislav Lantratov, qui interprète Solor, ne démérite pas face aux deux danseuses. Mince et élégant, avec ses grands jetés, il est ici bien loin d’être un faire-valoir et sa danse très lyrique lui confère une grande présence scénique.

En cette fin d’après-midi pluvieuse, La Bayadère nous a transportés bien loin de notre hiver dans un monde merveilleux. Mais je voudrais dire que si Svetlana Zakharova, admirable interprète de Nikiya, sait nous faire rêver, c’est aussi une artiste qui ne reste pas indifférente aux problèmes du monde. Ainsi, à son initiative, ce même dimanche soir, des danseurs russes, ukrainiens et français "unissaient leurs entrechats sur la scène du Bolchoï, lors d'un gala de charité au profit de l'Ecole chorégraphique de Kiev" où la danseuse-étoile avait appris l'art de la danse…

 

Sources :

La Bayadère – Wikipedia

http://www.ladepeche.fr/article/2014/12/07/2006631-russie-theatre-russe-bolchoi-danseurs-etoiles-mobilisent-ukraine.htm

 

 


 

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3 décembre 2014 3 03 /12 /décembre /2014 11:57

 

 Theatre-le-ciel.JPG

Le ciel restauré du Théâtre à l'italienne de Saumur

(Photo Saumur-Kiosque)

Depuis plusieurs années, les amateurs de théâtre saumurois étaient orphelins de leur joli théâtre à l’italienne, fermé pour cause de travaux de restauration. Mardi 2 décembre 2014, à 20 h, il rouvrait pour un spectacle de Jos Houben, joué à guichets fermés. Le président de l’agglomération de Saumur, Guy Bertin, et Rodolphe Mirande, responsable de la Culture, y ont accueilli les 470 spectateurs, enchantés de redécouvrir ce lieu, inséparable du patrimoine artistique de la Ville.

Tout en se félicitant de cette réouverture, plusieurs fois remises, ils ont souhaité que les Saumurois s’approprient ce bel endroit et le fassent vivre. L’Ecole de Musique, l’Ecole d’Art y auront sûrement leur place et des artistes pourront investir la nouvelle salle destinée aux répétitions, à l’audition, à la création.

Pour faire le lien avec la salle Beaurepaire où le public était en exil, Guy Bertin a rappelé que c'est un officier des carabiniers de Monsieur, Nicolas de Beaurepaire, qui participa avec une vingtaine d'autres et tous les notables de Saumur, à la souscription de la tontine qui permit l'édification du premier théâtre, achevé en 1788.

Theatre-fauteuils.JPG

Il a insisté aussi sur l’extrême sophistication du plateau technique, s’amusant à l’idée que les spectateurs des deux premiers rangs, juste au-dessous de la scène, puissent disparaître dans la fosse d’orchestre escamotable. Quant à Rodolphe Mirande, il a remémoré l’inauguration de ce théâtre néo-classique, le 5 avril 1866, lors d’une représentation du Misanthrope. A cette occasion, la presse enthousiasmée des spectateurs provoqua écrasement de crinolines et bris de parapluies. « Mais chez les hommes, il n’y eut aucun bras cassé… »

On rappellera que la première salle de spectacle, dessinée par Alexandre-Jean-Baptiste Cailleau, possédait 702 places assises. Construite de 1785 à 1788, sa  façade donnait sur la Loire. Sous le Second Empire, cette salle n’est plus à la mode et c’est donc à Joly-Leterme qu’est confiée la tâche de créer le théâtre à l’italienne que nous connaissons aujourd’hui. L’architecte reprend les colonnades néo-classiques du Grand Théâtre de Bordeaux, en y ajoutant des masques de théâtre antiques et les noms de dramaturges célèbres. La transformation majeure est le déplacement de la façade principale qui s’ouvre désormais sur la place Bilange.

Theatre-cariatides.JPG

Puis, sous le regard attentif des cariatides, fraîchement reblanchies et redorées, Silvio Pacitto, le directeur artistique, a frappé les trois coups avec le brigadier d’origine, cédant ainsi la scène à Jos Houben. Ce comédien, ancien élève de l’Ecole Jacques Lecoq, et membre du Théâtre Complicité, qui revendique sa belgitude, s’est fait connaître en Angleterre avec des spectacles et des émissions absurdo-burlesques. Enseignant à l’Ecole Jacques Lecoq, collaborant régulièrement avec le compositeur Georges Aperghis, il a aussi joué Beckett, sous la direction de Peter Brook, et travaillé avec la Comédie-Française.

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Entamant, d’un air grave et pénétré, sa conférence-spectacle sur le rire, il a vite entraîné le public, d’abord amusé puis séduit, dans les arcanes de ce « propre de l’homme », dont il a démonté le mécanisme avec force démonstrations.

Ses considérations sur la verticalité de l’homo erectus (avec les exemples de la tour Eiffel et de la tour de Pise) nous ont fait comprendre combien la chute, dont il a multiplié les variantes avec l’aide d’un spectateur complice, n’est drôle que parce qu’elle fait perdre à l’homme toute dignité. Sa gestuelle de base – tirer et pousser -, son analyse du mouvement qui va du bassin à la tête en passant par la poitrine, sa promenade dans une galerie d’art moderne, celle de la dame qui balade son chien, son imitation de la poule, de la vache ou du chien (ah ! l’anthropomorphisme animalier !), son imitation des fromages (ne pas confondre Camembert et Gouda !), tout lui est prétexte à montrer combien le rire, sous la variété de ses formes, est au cœur de notre quotidien le plus banal.

Avec sa silhouette dégingandée d’un mètre quatre-vingt-sept, les mimiques inénarrables de son visage fin et expressif, la précision de ses gestes, Jos Houben a disséqué pour un public attentif et conquis l’essence du rire. En bon élève de Jacques Lecoq, dont la pédagogie repose essentiellement sur la « dynamique du mouvement », il a illustré son propos : « Il faut être dans l’acte comme le corps est dans le monde. » S’il est bien loin des Démocrite et des Wittgenstein, des psychologues et des savants de tout poil, cet « ingénieur du rire » nous a pourtant proposé une véritable leçon de théâtre, illustrant avec brio la phrase de Bergson : « Le rire est du mécanique plaqué sur du vivant. »

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Sources :

Le programme de la Direction des Affaires Culturelles : L’art du rire, Lever de rideau

http://saumur-jadis.pagesperso-orange.fr/lieux/theatres.htm

Crédit Photos : Saumur-Kiosque

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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25 novembre 2014 2 25 /11 /novembre /2014 17:18

Affiche-Sade

 

Ce week-end, de passage à Paris, je suis allée en compagnie de ma fille voir l’exposition consacrée à Alphonse-Donatien-François, le « divin marquis » de Sade, au musée d’Orsay. Une exposition conçue par Annie Le Brun, une des grandes spécialistes de l’œuvre de Sade depuis 1986, et qui, sans nul doute, fera date.

Ayant rédigé le texte d’introduction pour le catalogue de L’ange du bizarre à la demande de Guy Cogeval (président du musée d’Orsay), l’écrivain a eu l’idée de lui parler d’un projet qu’elle avait envisagé pour le musée du Louvre avec Henri Loyrette. Ayant obtenu l’accord de Guy Cogeval, en collaboration avec Laurence des Cars (spécialiste de l’art du XIX° siècle), ils ont repensé le projet initial autour de cette question  précise : comment le XIX° siècle s’est-il fait le conducteur de la pensée de Sade qu’il tenait pour maudite ? Une entreprise opportune en cette année qui correspond au bicentenaire de la mort de l’auteur de Justine (1740-1814).

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Le rouleau du manuscrit des Cent vingt Journées de Sodome

C’est en relisant Les Cent vingt journées de Sodome (1785) qu’Annie Le Brun, commissaire de l’exposition, en a trouvé  le titre : « Combien de fois, sacredieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers, ou s’en servir pour embraser le monde ? » écrit Sade dans la « Huitième journée ». « Attaquer le soleil » est donc un titre particulièrement révélateur de « l’ampleur et du côté non mesurable de l’influence de Sade » précise la commissaire de l'exposition.

Ponctué de citations de « l’esprit le plus libre qui ait jamais existé » (dixit Apollinaire), et d’auteurs qui lui répondent, le parcours de l’exposition présente des œuvres (plus de 500 me semble-t-il) appartenant au fonds du musée d’Orsay. Tableaux, gravures, sculptures, objets, photos et vidéos sont placés dans une semi-pénombre, sur un fond noir ; ils s’offrent au regard du visiteur tout au long d’une huitaine de salles présentant les multiples aspects d’un aristocrate révolté et révolutionnaire.

Dans un « Entretien avec Philippe-Jean Catinchi » (in Le Magazine littéraire de novembre 2014), Annie Le Brun explique le paradoxe d’un XIX° siècle qui enferme l’œuvre de Sade dans l’Enfer des bibliothèques tout en étant fasciné par sa pensée.  L’influence souterraine de celle-ci va en effet « susciter, accomplir et radicaliser les grands bouleversements plastiques du XIX° siècle ». En effet, pour qui sait le discerner, les œuvres de Lamartine, Hugo, Balzac, Verlaine portent les traces d’une lecture de Sade et Baudelaire n’écrit-il pas dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe : « Nous sommes tous nés marquis pour le mal » ? L’on sait que la tentation de saint Antoine, magistralement mise en mots par Flaubert, est un des thèmes qui fera florès en ce siècle, d’Odilon Redon à Cézanne. Et sur Huysmans (A Rebours), Mirbeau (Le Jardin des Supplices), Barbey d’Aurevilly (Le bonheur dans le crime), l’empreinte de Sade paraît évidente.

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La mort de Sardanapale, Delacroix

Selon Annie Le Brun, Delacroix, qui était proche de Baudelaire, a sûrement lu Sade et Ingres, reprend à sa manière les thèmes de toute une imagerie licencieuse véhiculée depuis le XVIII° siècle. Tous ces artistes, de Rodin à Degas en passant par Géricault et Gustave Moreau, s’appliquent à « faire sortir le désir et la violence de leurs représentations codées à l’intérieur des codes historiques, mythologiques et religieux qui jusqu’alors les contenaient à tous les sens du terme ».

L’exposition nous montre aussi que c’est par l’entremise d’Apollinaire et des surréalistes que Sade est devenu le porte-parole de la liberté créatrice. C’est en effet Apollinaire qui préface et publie Œuvres du marquis de Sade, Pages choisies, en 1909, permettant ainsi l’émergence au XX° siècle du plus célèbre des embastillés. « Le temps est aux instincts brutaux/ Pareil à l’amour et à la guerre » dit l’auteur des Onze mille verges à Lou, sa maîtresse, en février 1915. C’est le même qui aurait donné comme premier titre aux Demoiselles d’Avignon de Picasso, Le bordel philosophique, écho à La philosophie dans le boudoir (1795).

Dans un monde où la sexualité devient toute puissante, le marquis est dès lors revendiqué comme le grand ancêtre de toutes les avant-gardes. Pour les surréalistes, Sade devient ce « soleil noir », ce « point de l’esprit » d’où, selon André Breton, « la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement » (Second manifeste du surréalisme, 1929).

Dans l’entre-deux guerres, le critique Maurice Heine révèle de nombreux inédits de l’écrivain et il prépare une édition de ses Œuvres complètes. Sa mort en 1940 l’empêchera de la réaliser. Le projet sera mené à son terme par Gilbert Lély. En 1947, Jean-Jacques Pauvert est le premier à publier Sade officiellement. Puis le comte Xavier de Sade ouvre ses archives aux chercheurs et le fonds familial du château de Condé-en-Brie, épargné par la guerre, permet la découverte de nombreuses lettres manuscrites et d’une partie de l’œuvre théâtrale. Annie Le Brun et Jean-Jacques Pauvert, décédé cette année, mettront en place la nouvelle collection chronologique.

C’est la postérité artistique d’un auteur qui pose « la question de l’irreprésentable lié au désir » que donne donc à comprendre cette passionnant exposition. Annie Le Brun en présente ainsi le propos : « Il s’agissait donc moins de rechercher tel ou tel thème sadien que d’essayer de révéler comment Sade ayant dit ce qu’on ne veut pas voir va inciter à montrer ce qu’on ne sait pas encore dire ».

L’exposition débute par des vidéos présentant des extraits de films choisis par Guy Cogeval. On voit ainsi comment de Bunũel (L’Age d’or, 1930) à Benoît Jacquot (Sade, 2000), en passant par Salò ou les 120 Journées de Sodome, 1975), le Septième art s’est emparé des thèmes sadiens. Livrée au bon plaisir des cinéastes, l’œuvre subit de nombreux avatars plus ou moins convaincants. Jacques Zimmer dit en effet la difficulté de mettre en images ces « forteresses de l’imaginaire » : « Comment restituer un texte d’une terrifiante crudité ? Comment illustrer à l’aune du réalisme des fantasmes extrêmes relevant d’un espace imaginaire ? »

Scène de guerre au Ma 1865

Scène de guerre au Moyen-Age, Edgar Degas

C’est dans le sillage d’un tableau de jeunesse de Degas, auquel Annie Le Brun a tout de suite pensé, Scène de guerre au Moyen-Age, que se place l’ensemble des œuvres exposées. Cette toile aux tonalités grises et bleutées, sur laquelle éclate le jaune du justaucorps d'un chasseur, représente des hommes à cheval qui tirent à l’arc sur des femmes nues, livrées à leur violence. Si le tableau a un titre historique, il est clair que « le prétexte historique ouvre sur tout autre chose, c’est-à-dire sur une scène de chasse aux femmes » ; l’on ne peut que penser ici au célèbre film, Les chasses du comte Zaroff (1932).

Acteur et victime de la Révolution française, le marquis de Sade en a en effet vu les horreurs et compris comment cet événement capital a permis l’explosion des pulsions meurtrières de l’être humain. Certes, il invite lui-même à libérer les passions dans le but de satisfaire un plaisir férocement individualiste, mais ces instincts primaires, poussés à l’excès, finissent par devenir inhumains. Ainsi, la machine du docteur Guillotin est en bonne place dans une toile de Pierre Demachy, mettant en scène un spectacle de mise à mort banalisé : Révolution française : une exécution capitale place de la Révolution, vers 1793.

Sade, proclamant haut et fort, dans La Philosophie dans le boudoir, que Dieu est mort, l’homme n’est plus alors qu’un animal comme les autres et toute sa pensée est le fruit de ce constat. Dès lors, forces destructrices et forces créatrices s’expriment et sont toutes deux à prendre en compte. En 1783, dans une lettre à sa femme, il se définit ainsi : « impérieux, colérique, emporté, extrême en tout, d’un dérèglement d’imagination sur les mœurs qui de la vie n’a eu son pareil, athée jusqu’au fanatisme." Et d’ajouter : « Tuez-moi ou prenez-moi comme cela ; car je ne changerai pas. »

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La Femme étranglée, Paul Cézanne

En très grand nombre sont ici les toiles qui mettent en scène cette libération des passions destructrices. On trouve plusieurs incarnations d’une violence féminine extrême à travers le personnage de Médée furieuse (1838), s'apprêtant à tuer ses enfants, de Delacroix, de Judith, l’héroïne de l’Ancien Testament, décapitant Holopherne. C’est d’ailleurs la superbe toile, Judith et Holopherne (1927), sur un fond d’un rouge violent, du symboliste Frantz von Stuck, qui sert d’affiche pour l’exposition.

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L'Apparition, Gustave Moreau

J’ai été particulièrement impressionnées par l’accumulation de ces tableaux dont la violence de l’un répond à l’horreur de l’autre : l’inquiétant David tenant la tête de Goliath (vers 1620) par Aubin Vouet, plusieurs toiles hallucinées de Goya, Les Cannibales (1800-1808), L’Exécution (1808-1812), d’âpres peintures de Paul Cézanne, La Femme étranglée (1875-1876) et L’Enlèvement (1867), entre horreur et volupté, L’Apparition (1876) de Gustave Moreau, les contrastes tranchés et horrifiques de La Guerre ou la chevauchée de la discorde 1894) du Douanier Rousseau, la blancheur cadavérique d’Orphée dépecé par les Ménades (1914) de Félix Vallotton, le trait noir et fulgurant de L’Enlèvement des Sabines (1962) de Picasso. Tous ces tableaux témoignent d’une cruauté non pas nouvelle mais que Sade a donné à reconsidérer autrement et que l’on a appelée « sadisme ». « La cruauté, bien loin d’être un vice, est le premier sentiment qu’imprime en nous la nature », écrit-il.

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La Femme à cheval, Alfred Kubin

Dans cette impressionnante galerie qui exprime les instincts humains les plus terribles, le symboliste Alfred Kubin occupe une place privilégiée. Ses crayons et encres sur papiers, tout en blancheur et en noirceur, dessinent des femmes prédatrices et insensibles, créatrices d’une beauté étrange et bizarre. Ainsi, Le Massacre (vers 1900) donne à voir une femme nue et  armée d’un sabre qui s’apprête à décapiter un homme à la tête renversée, dont il ne reste que le tronc. Quant à La Femme à cheval (1900-1901), c’est une fière amazone, au visage fermé et de profil, assise sur un gigantesque cheval blanc à bascule, dont les jambes se prolongent par des lames acérées qui découpent un amoncellement de corps masculins.

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La Guerre, Henri Rousseau dit le Douanier Rousseau

Annie Le Brun explique par ailleurs qu’elle a découvert en Sade « un nouveau lieu mental, où se déroulait ce que n’on n’avait jamais imaginé ailleurs, telle l’inexpugnable forteresse des désirs qui est au cœur de l’homme ». L’exposition nous dévoile ainsi les fantasmes des artistes : des huiles cauchemardesques de Johann Heinrich Füssli, comme celle de Céladon et Amélie (1801), des dessins érotiques de Rodin (il en réalisa plus de 10 000), d’André Masson ou de Picasso, donnent libre cours à l'expression crue des désirs inassouvis les plus  inavouables. Ainsi, Frantz von Stuck, avec Le Péché (1899), propose une allégorie du vice, à travers le personnage d’une femme rousse et nue, allongée et enlacée par un sombre serpent noueux. Odilon Redon, pour sa part, illustre la tentation de saint Antoine avec un  de ses « noirs » célèbres, A Gustave Faubert : six dessins pour la tentation de saint Antoine (1889). On y voit le martyre par flagellation d’Ammonaria, une jeune Egyptienne, attachée à une colonne. Pulsions primitives et sauvages déclinées encore par Aubrey Beardsley ou Félicien Rops.

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Dessin pour la Tentation de saint Antoine, Odilon Redon

Chez le peintre belge, l’athéisme se conjugue au blasphème pour illustrer un Sade écrivant : « L’idée de Dieu est, je l’avoue, le seul tort que je ne puisse pardonner à l’homme. » Le crayon sur papier, L’Amante du Christ (1888) ou l’aquatinte au rouge éclatant, intitulée Le Calvaire (1882) témoignent d’un monde où éclate le vide de la présence de Dieu.

La salle 6 est consacrée au « désir comme principe d’excès » et son accès n’est certes pas tout public. Comportant de nombreuses illustrations de l’œuvre, elle propose une mise en images réaliste et crue de cette phrase extraite de l’Histoire de Juliette (1797) : « Livre-toi, Juliette, livre-toi sans crainte à l’impétuosité  de tes goûts, à la savante irrégularité de tes caprices, à la fougue ardente de tes désirs ; échauffe-moi de leurs écarts, enivre-moi de tes plaisirs." Le phallus est ici érigé dans sa toute puissance, notamment avec une eau-forte de Dominique Vivant-Denon, Phallus phénoménal (1793), et on y voit nombre de petites éditions illustrées de l’œuvre sadienne, à ne pas mettre certes entre toutes les mains.

Cette salle a aussi été l’occasion pour moi de découvrir Jean-Jacques Lequeu (1757-1826), un architecte qui dessina des architectures fantasmées, des labyrinthes érotiques, des portraits bizarres, tel celui intitulé Et nous aussi nous serons mères (1794) où une religieuse dévoile ses seins derrière un voile blanc des plus suggestif.

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La Femme chancelante, Max Ernst

J’ai été intéressée par les œuvres surréalistes présentées et illustrant cet « infracassable joyau de nuit » qu’était Sade pour André Breton : des photos de Man Ray, celle de l’inquiétante poupée de Hans Bellmer, sans bras et sans tête, aux rougeurs maladives, intitulée Les jeux de la poupée (1949). Fascinée surtout par les œuvres de Max Ernst, « le cerveau le plus magnifiquement hanté qui soit » selon André Breton, comme La Femme chancelante (1923), une femme, aux cheveux hérissés, en équilibre précaire sur une mystérieuse machine, dont le corps penche vers la gauche du tableau, dans un décor de colonnes grecques. Cette femme-machine, cette femme-objet, c’est celle que l’on retrouve dans ses romans-collages, représentés ici par les illustrations d’Une semaine de bonté ou les Sept Eléments capitaux (1934). On y voit de curieux personnages à tête de volatiles, dominant de leur crête et de leur queue empanachée des femmes abandonnées à leur bon vouloir.

La dernière salle est placée sous le signe du volcan, métaphore de la puissance souterraine de Sade, dont la lave noire, depuis le XVIII° siècle, n’a cessé de fertiliser la création artistique. La toile du Québécois Jean Benoît, Hommage au marquis de Sade (1959), en est l’expression la plus marquante. Au-dessus d’un volcan en pleine éruption, où l’on devine les jambes ouvertes d’une femme, plane un aigle aux yeux flamboyants, dont la silhouette puissante aux ailes déployées se détache sur le mur de pierre d’une forteresse qui s’écroule.

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Portrait imaginaire de D. A. F. de Sade, Man Ray

Cette bastille qui s’effondre, c’est encore celle que peint Man Ray dans le Portrait imaginaire de D. A. F. de Sade (1938).  Souligné par les deux dernières lignes de son testament et sculpté dans la pierre, éclairé par un œil cerné monstrueux, le profil monumental de l’écrivain est tourné vers la Bastille en flammes, sous laquelle hommes et chevaux baignent dans une mare de sang. Au terme de cette exposition troublante, et qui ne va pas sans créer un certain malaise, on est bien loin du Portrait supposé du marquis de Sade (1760-1762) par Charles van Loo, découvert au début du parcours de la visite, montrant le profil fin et aristocratique en médaillon du jeune marquis à vingt ans ! En l’espace de cinquante années, dont une vingtaine en prison, par la puissance de son œuvre, ce « maître du scandale » aura désembastillé le désir.

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      Portrait supposé du marquis de Sade, Charles van Loo

 

 

 


Sources :

Les cartouches de l’exposition

Le guide de l’exposition : Sade, Attaquer le soleil

Beaux-Arts éditions, Sade, Attaquer le soleil, Musée d’Orsay

Le Magazine littéraire, novembre 2014, « Le dossier : Que faire de Sade ? », pages 64 à 97

 

 

 

 

 


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12 novembre 2014 3 12 /11 /novembre /2014 10:29

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Au lendemain du centenaire du 11 novembre 1914 et à la faveur d’une visite récente au Musée Départemental de Flandre à Cassel, le 19 octobre 2014 je voudrais évoquer le souvenir du Maréchal Foch… en lien avec celui de ma grand-mère. Il est en effet l’hôte-surprise de son Carnet de Poésie, avec une carte postale en noir et blanc sur laquelle est apposée sa signature. Celle-ci accompagne les quelques mots qu’il adressa à mon aïeule, par l’intermédiaire d’un ami de celle-ci, et qui sont ma foi très bien tournés.

Cette carte postale représente une « pendule Louis XVI, offerte au Maréchal Foch, par la ville de Cassel en souvenir de son séjour en cette Ville, du 23 Octobre 1914 au 22 Juin 1915 ». Au recto, en haut, à droite, figurent les armes de la Ville de Cassel ; à gauche, la photo du Maréchal, sur laquelle il a apposé sa signature volontaire.

Cette carte rappelle que celui qui n’était alors que le général Ferdinand Foch (1851-1929) avait été nommé commandant en chef adjoint de la zone Nord avec le général Joffre, après son succès lors de la bataille de la Marne. On connaît les mots célèbres : "Pressé fortement sur ma droite, mon centre cède, impossible de me mouvoir, situation excellente, j'attaque ! "Il avait installé son quartier général à Cassel, au premier étage de l’hôtel particulier de la Noble-Cour. Il dirigera deux des cinq batailles autour de la ville d’Ypres, parvenant à chaque fois à sortir les troupes françaises de situations difficiles.

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La plaine flamande vue des hauteurs du Musée départemental de Flandre, hôtel de la Noble-Cour, où Foch avait son quartier général

(Photo ex-libris.over-blog.com, dimanche 19 octobre 2014)

Sur le piédestal de sa statue équestre, dominant la plaine flamande et réalisée par Georges Malissard en 1928, on peut lire : « Mon inquiétude en 1914 et mon regard s’étendaient surtout d’Ypres à Nieuport. Ce sont les feux de cette ligne que je considérais la nuit, de la hauteur de Cassel. »

Le 19 octobre 1919, les habitants de Cassel, qui l’avaient connu aux heures les plus noires de la guerre, lui offrirent en cadeau de reconnaissance la pendule qui ornait son bureau de l’hôtel de la Noble-Cour. C’est cet objet décoratif qui est représenté sur la carte postale dont je parle.

Au verso de celle-ci, on découvre les lignes suivantes, rédigées par cet ami de ma grand-mère qui la lui offrit : « Faire plaisir à une charmante Dame est pour moi-même un plaisir irrésistible me dit le Maréchal Foch, quand je lui ai présenté cette carte. Donnez-moi votre stylo, j’y appose bien volontiers ma signature. Veuillez transmettre à Madame Duriez mes hommages, ce que je fais avec empressement. » La carte est signée par l’ami de ma grand-mère.

J’imagine que c’est à l’occasion du don de la pendule au Maréchal Foch que cette carte postale fut éditée. Sans doute est-ce lors de la venue de ce grand soldat à Cassel que mon aïeule demanda à son ami de lui faire signer cette carte. Pour ma grand-mère, que la Grande Guerre avait séparée de son époux alors qu’elle était toute jeune mariée, le Maréchal Foch devait représenter beaucoup. N’est-ce pas lui qui avait réussi à bloquer les dernières offensives allemandes de l’année 1918 ? Lui que Clemenceau avait choisi pour coordonner l’action des armées alliées sur le front de l’ouest et dont il disait : « Essayons Foch ! Au moins, nous mourrons le fusil à la main ! […] j’ai adopté ce fou qu’était Foch. C’est le fou qui nous a tirés de là ! » Le 6 août 1918, il sera fait maréchal de France et l’armistice sera signé le 11 novembre 1918.

Alors bonne-maman, groupie de ce maréchal qui lui avait permis d’avoir de nouveau son mari très aimé auprès d’elle, cela ne m’étonne guère !


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Sources :

Musée Départemental de Flandre, Cassel, Catalogue des oeuvres choisies, Silvana Editoriale, 2010

wikipedia.org, Maréchal Foch

 

 


 

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6 novembre 2014 4 06 /11 /novembre /2014 15:41

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 La troupe des Jumeaux Vénitiens dansant le charleston

 


Mardi 4 novembre 2014, on ressuscitait la Commedia dell’arte au Théâtre Beaurepaire à Saumur. La troupe Viva la Commedia, dirigée par Anthony Magnier, y jouait Les Jumeaux Vénitiens (I due gemelli veneziani) 1747, une des quelque deux cents pièces de Carlo Goldoni, écrites dans un espace de vingt années.

C’est pour un de ses comédiens favoris, Darbes, interprète du personnage de Pantalon, que Goldoni écrivit cette oeuvre, qui appartient à sa période "pisane". Il précise à la fin du premier chapitre de ses Mémoires comment lui vint l’idée des Jumeaux vénitiens : « J’avois eu assez de tems et assez de facilité pour examiner les differens caracteres personnels de mes Acteurs. J’avois apperçu dans celui-ci deux mouvements opposés et habituels dans sa figure et dans ses actions. Tantôt c’etoit l’homme du monde le plus riant, le plus brillant, le plus vif, tantôt il prenoit l’air, les traits, les propos d’un niais, d’un balourd, et ces changemens se faisoient en lui tout naturellement, et sans y penser. Cette découverte me fournit l’idée de le faire paroitre sous ces deux différens aspects dans la même Piece. »

On connaît l’argument. Deux jumeaux, Tonio et Zanetto (Anthony Magnier), que le Destin a séparés, se retrouvent fortuitement et sans le savoir dans la ville de Vérone pour y épouser leur dulcinée. Zanetto, rustre et balourd, doit y rencontrer Rosaura (Sandra Parra), fille d’un avocat (Sophie Dufouleur), tandis que son frère  Tonino, élégant et policé, veut y retrouver sa fiancée Béatrice (Emilie Blon-Metzinger). Leur ressemblance parfaite engendrera imbroglios et méprises que seuls la mort d’un des protagonistes et un dénouement artificiel viendront démêler et révéler.

Pour mettre en scène cette folle journée riche en rebondissements de toutes sortes, le metteur en scène Anthony Magnier a choisi les Années folles. « Epoque de plaisirs, d’idées, d’explorations, d’innovations dans tous les domaines », elle se prête particulièrement bien à la transposition de la pièce de Goldoni.

En fond de scène, le metteur en scène a placé un grand praticable sur lequel se détache le nom de Vérone en caractères lumineux. Les neuf comédiens y montent et en descendent au rythme endiablée des scènes et le O de Vérone fera même office de porte d’entrée. Devant, et pour les scènes d’intérieur, un grand canapé de velours rouge ; à jardin, un micro, devant lequel, à la fin de chaque scène un personnage fait le point sur ce qui vient de se passer et anticipe les événements à venir. Quant à la musique du charleston, elle donne le ton au début et à la fin de la pièce.

Féru de la Commedia dell’arte qu’il a pratiquée auprès de Carlo Boso (metteur en scène du Piccolo Teatro de Milan), Anthony Magnier a formé sa troupe, créée en 2002, aux méthodes d’improvisation et aux techniques de ce théâtre populaire italien. Tous ses acteurs illustrent la définition du « bon comédien » par Evariste Gherardi, successeur de Biancolelli, qui s’illustra dans le personnage d’Arlequin : « Qui dit bon comédien italien dit homme qui a du fond, qui joue plus d’imagination que de mémoire, qui compose en jouant tout ce qu’il dit, qui sait seconder celui avec qui il se trouve sur le théâtre, c’est-à-dire qui marie si bien ses actions et ses paroles à celles de ses camarades, qu’il sait entrer sur le champ dans tout le jeu et dans tous les mouvements que l’autre lui demande. »       

En effet directement issus de ceux de la Commedia dell’arte, les personnages des Jumeaux Vénitiens se prêtent particulièrement aux lazzi, aux pitreries burlesques, à une verve comique débridée, aux petites chorégraphies personnelles. Céline Bouchard en Colombine est une fine mouche de servante, amoureuse de son Arlequin, mais qui ne s’en laisse pas conter. Vêtue de noir et blanc, la comédienne à la rousseur piquante donne la réplique à un Arlequin bégayant (Axel Drhey), reconnaissable à son  gilet multicolore, et pas si benêt qu’il en a l’air. Tous deux composent un couple de zanni parfaitement conforme à la tradition, enjoué et bon vivant, dont les duos sont jubilatoires.

Gaspard Fasula, l’interprète du rôle de Pancrace, héritier sans doute du Docteur, de Pantalon ou de Brighella, joue l’hypocrisie avec une onction ecclésiastique digne du Tartuffe de Molière. Maniant la langue avec art, il parvient à convaincre Zanetto, le « niais Bergamasque », que les femmes sont dangereuses. Il ira jusqu’à l’empoisonner, croyant ainsi se débarrasser d’un rival et épouser ensuite Rosaura. Goldoni écrit dans ses Mémoires que ce crime « produit, malgré son horreur, des incidens amusans, et d’un vrai comique ». Arborant un col romain, vêtu d’une sombre veste d’astrakan, ce faux dévot apparaît comme le mouton noir qui s’introduit dans la famille de l’avocat Balanzoni et en tient tous les membres sous son emprise. On songe bien évidemment encore à Molière.

Benjamin Brenière interprète deux rôles, celui de Brighella, et surtout celui de Lelio, un personnage dans la lignée du Capitan ou de Scaramouche. Habillé d’un invraisemblable manteau long rose et blanc, coiffé d’une montera espagnole à pompons, il s’illustre dans des lazzis, tous plus extravagants les uns que les autres. Il faut le voir déclarer sa flamme à Béatrice avec son accent inimitable ou encore quitter la scène en caracolant sur une monture imaginaire.

Emilie Blon-Metzinger campe la fiancée de Tonino. Inénarrable avec ses cheveux noirs coupés à la garçonne mais avec deux mèches anarchiques, ses yeux charbonneux, sa robe rouge volantée à l’espagnole, entortillée dans sa fourrure verte, elle mime sa passion et son désespoir forcenés pour Tonino, en les poussant jusqu’à l’hystérie. La scène où elle jette ses chaussures sur son amant qu’elle croit infidèle est un des points d’orgues de la pièce.

Mathieu Alexandre en Florindo, dans un costume plus XIX° siècle, propose un personnage plus sage mais très romantique, maniant bien l'épée mais chevaleresque jusqu’à un certain point. Sandra Parra, dans une robe blanche des Années Folles, toute en blondeur, est à l’image des jeunes premières innocentes (mais pas tant que ça !). Elle donne la réplique à Sophie Dufouleur qui joue son avocat de père. Chapeautée et emmitouflée dans un grand manteau au col de fourrurela comédienne, chaussée de petites lunettes, est, ma foi, très crédible dans ce rôle masculin.

Quant à Anthony Magnier, le chef de cette troupe endiablée, qui joue les deux jumeaux, il passe avec aisance de Tonino à Zanetto, de la finesse à la balourdise, de l’éloquence à la vulgarité. Sous sa direction, chacun donne à son personnage sa verve inventive et sa personnalité. L’entente entre les membres de la troupe est patente, tout comme la précision de leur jeu et leur plaisir à jouer ensemble.

Brassant des thèmes éternels sous le couvert d’une tragi-comédie de mœurs, la pièce Les Jumeaux Vénitiens témoigne de l’inventivité comique et de la pénétration psychologique de son auteur. Elle permet ici à un jeune metteur en scène et à ses comédiens de dévoiler toutes les facettes de jeu (et ici de double jeu) que permet la tradition de la Commedia dell’arte.

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Colombine, Rosaura, Béatrice, Balanzoni

Photo Le Télégramme.fr

 

Sources :

Les Jumeaux Vénitiens, Dossier artistique

Carlo Goldoni - opera omnia-mémoires - deuxième partie - letteraura italiana

Programme de Saumur-Agglo

 

 

 

 


 

 


 

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30 octobre 2014 4 30 /10 /octobre /2014 23:08

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On connaît le proverbe – un tantinet méchant – qui dit : « Dieu nous garde d’un et cetera et de notaire et d’un quiproquo d’apothicaire. »  A l'occasion d'un mariage familial, celui d'un notaire et d'une pharmacienne, je me suis amusée à corriger ce jugement avec cette petite fable de ma composition. Elle s’intitule :


Le Notaire et la belle Apothicaire


Un digne Tabellion toussait dans une étude,

Remplie de paperasse et d’actes écornés ;

Le vent froid du Grand Nord, dessous ces latitudes,

Le rendait cacochyme avec la goutte au nez.

Il mit sa houppelande et son calot de laine,

Prit sa plume et sa canne, ses lunettes chaussa,

Et s’en fut derechef, pestant et hors d’haleine,

Dans une pharmacie soigner son coryza.

Derrière le comptoir et sous les porcelaines,

Décomptant ses pastilles et rangeant ses flacons,

Bien loin des prescriptions rêvait la Pharmacienne,

Les yeux dans le Grand Bleu, songeant aux cigalons.

Je ne sais comme fit mon grimaud de Notaire,

Il y a bien des tours dessous les ronds-de-cuir :

« Je vous emmènerai tout autour de la terre,

Vous soignerez mes maux, je vous ferai sourire ! »

La belle lui donna gouttes et arnica

Qui guérirent in petto son patient de Notaire.

Il déclara sa flamme en moult et cetera

Et ainsi captiva la brune Apothicaire.

 

Moralité

 

Il était dans le vrai l’ermite de Croisset,

Qui inventa Emma et puis Monsieur Homais,

Sous la montre à gousset et le gilet du Maître,

Bat, vif et éloquent, un doux cœur de Poète.

 

 


 

 

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Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

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