La Sphinge (1906), Gustav-Adolph Mossa
Notre pensée intime est un vaste royaume
Dont le drame profond se déroule tout bas.
Toute chair emprisonne un ignoré fantôme,
Toute âme est un secret qui ne se livre pas.
Et c’est en vain, ô front ! que tu cherches l’épaule,
Refuge en qui pleurer, aimer ou confesser ;
L’être vers l’être va comme l’aimant au pôle,
Mais l’obstacle aussitôt vient entre eux se dresser.
Car au fond de nous tous, ennemie et maîtresse,
La sphinge s’accroupit sur son dur piédestal,
Et tout épanchement de cœur, toute caresse,
Soudain se pétrifie à son aspect fatal.
Sa présence toujours aux nôtres se mélange,
Sa croupe désunit les corps à corps humains ;
Au fond de tous les yeux vit son regard étrange,
Ses griffes sont parmi les serrements de mains.
Et lorsque nous voulons regarder en nous-même
Pour nous y consoler et nous y reposer,
La sphinge est là, tranquille en sa froideur suprême,
L’énigme aux dents prête à nous la proposer.
Occident
L’énigme du Sphinx n’a cessé de fasciner les philosophes, les poètes et les peintres. Expression du mystère que représente l’Homme pour lui-même et pour autrui, le Sphinx demeure cet être fabuleux qui gît en nous.
Epouse du savant orientaliste J.-C. Mardrus, traducteur des Mille et une nuits, Lucie Delarue-Mardrus (1880-1945) est l’auteur de plus d’une cinquantaine d’œuvres romanesques et poétiques. Personnage passionné, souffrant, sulfureux, elle demeure d’ailleurs une poétesse assez mystérieuse.
Ce poème est extrait d’Occident, une de ses premières œuvres. Dans cette suite de cinq quatrains de forme très classique, elle tente d’approcher la réalité de notre condition. Las ! Miroir de nous-mêmes, la sphinge, être monstrueux, demeure à jamais impénétrable.
Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,
Thème : le mystère,
proposé par M'annette