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31 mai 2021 1 31 /05 /mai /2021 08:38
 

La mort de la grand-mère du Narrateur (Le côté de Guermantes)

Illustration de Grau-Sala

Pastiches et Mélanges est un recueil de préfaces et d’articles de presse parus dans Le Figaro à partir de 1908, et rassemblés à la demande de Gaston Gallimard. C’est dans cet ouvrage que l’on trouve un étrange article de Proust, en date de janvier 1907, et intitulé « Sentiments filiaux d’un parricide ». Etrange – ou ironiquement tragique -  en effet puisque le parricide est un matricide et que tuer sa mère ne relève pas vraiment de sentiments filiaux. Madame van Blarenberghe, la victime, était la femme du président de la Compagnie des Chemins de fer de l’Est et une amie des parents de Proust. Le 24 janvier 1907, elle fut assassinée par son fils Henri qui se suicida ensuite.

Sous le titre « Drame de la folie », ce fait divers fut rapporté dès le lendemain dans Le Figaro et Proust en avait été vivement impressionné. En effet, lors du décès de M. van Blarenberghe père, Proust, au nom de ses parents, avait écrit une lettre de condoléances au fils qui, en retour, lui avait envoyé une lettre de remerciement émue : « […] Si tardivement que cela soit, je veux vous dire aujourd’hui que j’ai été extrêmement sensible au fidèle souvenir que vous avez gardé de nos anciennes et excellentes relations et profondément touché du sentiment qui vous a inspiré de me parler, ainsi qu’à ma mère, au nom de vos parents, si prématurément disparus. Je n’avais personnellement l’honneur de les connaître que fort peu, mais je sais combien mon père appréciait le vôtre et quel plaisir ma mère avait toujours à voir Mme Proust. J’ai trouvé extrêmement délicat, et sensible, que vous nous ayez envoyé d’eux un message d’outre-tombe. […] » L’écrivain avait donc gardé d’Henri van Blarenberghe le souvenir d’un homme « agréable et assez distingué », souvenir modifié plus tard, à la faveur d’un service rendu, par celui  d’un être à la « sensibilité plus profonde, d’une mentalité moins mondaine » que celle qu’il avait crue sienne d’abord.  

Quand Proust découvre dans l’article que la victime de ce « drame de la folie » est Mme van Blarenberghe, il se remémore la lettre que son fils lui avait écrite : « Il faut espérer toujours… je ne sais ce que me réserve 1907, mais souhaitons qu’il nous apporte un apaisement, etc. » Il faut espérer toujours ! Je ne sais ce que me réserve 1907 ! La vie n’avait pas été longue à lui répondre. 1907 n’avait pas encore laissé tomber son premier mois de l’avenir dans le passé, qu’elle lui avait apporté son présent, fusil, revolver et poignard, avec, sur son esprit, le bandeau qu’Athéné attachait sur l’esprit d’Ajax pour qu’il massacrât pasteurs et troupeaux  dans le camp des Grecs sans savoir ce qu’il faisait. » Très rapidement, il écrit pour Le Figaro cet article, qu’il propose à Gaston Calmette, intitulé « Sentiments filiaux d’un parricide », dans lequel il tente de comprendre ce terrible passage à l’acte. Il sera publié le 1er février 1907.

Se référant à l’Antiquité, Proust compare ce crime à ceux des grandes tragédies grecques en citant Œdipe (parricide et incestueux), Ajax (dément) et Oreste (assassin de son beau-père Egisthe), ou encore en citant Shakespeare et les Frères Karamazov. « Sous sa plume, le fils meurtrier se métamorphose en assassin sublime », ce qui ne manqua pas de choquer les lecteurs du Figaro. Proust se justifie ainsi : « Si j’ai répété avec insistance ces grands noms tragiques, surtout ceux d’Ajax et d’Œdipe, le lecteur doit comprendre pourquoi, pourquoi aussi j’ai publié ces lettres et écrit cette page. J’ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l’éclabousse sans parvenir à la souiller. J’ai voulu aérer la chambre du crime d’un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse, et que le pauvre parricide n’était pas une brute criminelle, un être en dehors de l’humanité, mais un noble exemplaire d’humanité, un homme d’esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que la plus inéluctable fatalité — disons pathologique pour parler comme tout le monde — a jeté — le plus malheureux des mortels — dans un crime et une expiation dignes de demeurer illustres. » On sait que Gaston Calmette censura le dernier paragraphe de l’article où Proust rappelait qu’après leur châtiment, Œdipe et Ajax avaient été honorés par les Grecs qui avaient fait de leurs tombeaux à Colone et à Salamine des pèlerinages sacrés. On reconnaîtra que cet article avait de quoi surprendre !

Si j’ai voulu, en ce jour où l’on fête les mères, évoquer ce texte, c’est qu’on y découvre une des thèmes essentiels de La Recherche. Proust souligne qu’avant de mourir, Mme van Blarenberghe aurait crié à son fils : « Qu’as-tu fait de moi ? Qu’as-tu fait de moi ? » Et il poursuit : « Si nous voulons y penser, il n’y a peut-être pas une mère vraiment aimante qui ne pourrait, à son dernier jour, adresser ce reproche à son fils. Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l’inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme. » Dans une lettre à Barrès Proust écrit à propos de sa mère Jeanne Weil : « Toute notre vie n’aura été qu’un entraînement, elle à me passer d’elle pour le jour où elle me quitterait […]. Et moi de mon côté, je lui persuadais que je pouvais très bien me passer d’elle. »

Que l’on pense à la mère du Narrateur, toujours écartelée entre son époux et son fils, et cédant inéluctablement à la cérémonie du baiser du soir. (Dans l’article du Figaro, l’évocation de Jocaste insiste sur ce complexe d’Œdipe tout comme la lecture de François le Champi, récit d’un inceste campagnard.) Pourtant quand Maman passe enfin une nuit dans la chambre de l’enfant, celui-ci n’en éprouve qu’un sentiment de culpabilité et découvre que sa mère peut faire preuve de faiblesse. « J’aurais dû être heureux, je ne l’étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession qui devait lui être douloureuse, que c’était une première abdication de sa part. […] » Dans son article « La mort ne dure pas », Michel Schneider écrit : « Maman est toujours ce front penché sur un petit lit, à qui l’enfant cause son premier cheveu blanc […] » Toujours soucieuse de sa santé (« Le seul désir des mères à l’égard de leur fils est que surtout il ne leur arrive rien. »), de ses dépenses excessives, inquiète de ses fréquentations et acceptant, malgré son désaccord, qu’Albertine s’installe dans leur appartement avec lui.

Le sort assigné à la mère du Narrateur dans La Recherche est donc marqué au sceau de l’ambiguïté, entre amour et culpabilité. Et j’ai repensé à l’émission, Les Chemins de la Philosophie, en date du 27 décembre 2012, intitulée « Proust : un peu de temps à l’état pur (3/3), Sodome et Gomorrhe ». Adèle van Reeth y conversait avec Antoine Compagnon. Ce dernier a évoqué le passage où le Narrateur décrit M. de Charlus se dandinant, telle une femem, devant Mme Verdurin ; parlant de son visage, il dit qu’on peut y voir le signe de la profanation de la mère. Et d’ajouter : « Mais laissons ici ce qui mériterait un chapitre à part : les mères profanées ». Un thème que l’on retrouve encore dans la scène de voyeurisme de Montjouvain quand l’amie de Melle Vinteuil crache sur le portrait du musicien. Selon le critique littéraire, ce chapitre auquel le Narrateur ne veut pas s’affronter est un peu le secret de La Recherche. Dans Sodome et Gomorrhe, cette thématique de la mère profanée apparaît un peu plus loin. Alors que le Narrateur a des soupçons sur Albertine, il rentre au petit matin et aperçoit sa mère qu’il confond avec sa grand-mère. La mère est devenue la grand-mère et, alors qu’on pourrait plutôt penser à une sanctification, pour Antoine Compagnon, on voit là le résultat de la profanation.

En effet, dans l’œuvre, tous les personnages ont leur secret, à l’exception de la grand-mère qui est décrite comme un être éminemment moral. Et pourtant elle est très souvent « abîmée » et, cela, dès les premières pages où elle apparaît en victime : ne souffre-t-elle pas quand on fait boire du cognac à son mari ?  De plus, ses vêtements sont souvent décrits comme « crottés », notamment lorsqu’elle se promène sous la pluie dans Du côté de chez Swann.  Son visage dégouline et l’eau marque ses rides.  Et il y a encore le rêve qui fait suite à la mauvaise humeur du Narrateur lorsqu’elle veut se faire photographier par Saint-Loup et que son petit-fils ne comprend pas pourquoi. « Alors je crus me rappeler qu’un peu après sa mort, ma grand-mère m’avait dit en sanglotant d’un air humble, comme une vieille servante chassée, comme une étrangère : « Tu me permettras bien de te voir quelquefois tout de même, ne me laisse pas trop d’années sans me visiter. Songe que tu as été mon petit-fils et que les grands-mères n’oublient pas. » On n’oubliera pas non plus la scène où elle subit une attaque dans le petit cabinet des Champs-Elysées et la description qu’en fait  le Narrateur : « Je la regardai mieux et fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l’aspect désordonné et mécontent, la figure rouge et préoccupée d’une personne qui vient d’être bousculée par une voiture ou qu’on a retirée d’un fossé. » Sans parler de son agonie, décrite sans concession, même si, sur son lit de mort, elle retrouve « son apparence de jeune fille ». Ainsi, précise Antoine Compagnon, la mère transformée en grand-mère devient elle-même victime. Certes, elle est plus qu’une sainte, mais la sainte est toujours une victime, une martyre.

Il me semble donc que l’article, « Sentiments filiaux d’un parricide », est une sorte de préfiguration du sort qui sera dévolu à la mère et à la grand-mère dans La Recherche. Le meurtre de la mère apparaît comme une métaphore de ce qu’un enfant lui fait subir tout au long de sa vie, et le suicide final serait le châtiment qu’il s’inflige logiquement à la fin de celle-ci.

 

 

 

 

 

 

 

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commentaires

M
Paradoxalement je pense au beau livre de Philippe Besson "En l'absence des hommes" où Proust est à l'honneur et où les femmes ont peu de place mais les lettres, l'amour, la diversité des relations humaines, la guerre compliquant tout, sont bien particulièrement évoqués.
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C
Je n'avais pas vu votre commentaire qui a précédé ma lecture de "En l'absence des hommes". Je suis assez d'accord avec vous sur votre appréciation mais la fin m' a semblé invraisemblable.
M
Bonjour Catheau,<br /> <br /> je viens de poster ma news. Par trois fois, elle m'est revenue. C'est vraiment bizarre alors que cela a toujours bien marché pour vous l'envoyer.<br /> Bon dimanche à vous Catheau
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C
La communication entre nous est rétablie grâce à Gmail.
M
Bonjour Catheau,<br /> <br /> Cela fait plusieurs fois que je vous envoie ma news mais elle me revient. C'était pareil dimanche dernier<br /> Bon dimanche Catheau
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C
Les mystères de la Toile !
M
Une belle plume pour un sujet terrible.
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C
En effet ! Proust est souvent cruel et aucun thème ne lui est étranger. Bon dimanche ensoleillé, Martine.
E
ce texte me fait toujours penser au "sublime, forcément sublime" de Duras à propos d'un prétendu infanticide https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2005-5-page-1613.htm quand l'exaltation à "se regarder écrire" fait perdre jusqu"au sens moral
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C
Oui, en effet, j'avais pensé à le mentionner car c'est très étonnant. Merci de votre commentaire.

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