Esméralda et sa chèvre Djalil
Qui ne se souvient d’Esméralda, la gitane à la chèvre, créée par Victor Hugo ? Depuis plus d’un siècle, l’héroïne de Notre-Dame de Paris (1831) ne cesse de hanter les imaginations. Le romancier fera mourir sur le gibet l’Andalouse, la belle qui chante et danse au milieu de la Cour des Miracles, la femme qui épouse par compassion le poète Pierre Gringoire, la beauté que convoite l’archidiacre de Notre-Dame, Claude Frollo, l’amante qui aime d’amour vrai le beau capitaine des archers, Phoebus de Châteaupers, au nom de soleil.
Elle reprendra vie très vite sur la musique de Cesare Pugni, dans un ballet en cinq tableaux de Jules Perrot, La Esméralda, créé au Her Majesty’s Theatre de Londres, le 9 mars 1844. Fanny Essler et Fanny Cerrito créeront le ballet en Russie. Pour le livret, Perrot s’inspirera de l’adaptation, un poème en quatre actes, que Victor Hugo avait faite de son roman pour l’opéra de Louise Bertin, Esméralda (1836). Les principaux interprètes en étaient alors Carlotta Grisi, Jules Perrot et Arthur Saint-Léon.
La chorégraphie fut maintes fois revue, notamment par Perrot lui-même ,en résidence au Théâtre Impérial de Saint-Pétersbourg. Ensuite, c'est Cesare Pugni qui revoit sa partition, le 2 janvier 1849. En 1872, Petipa intègre un nouveau pas de dix sur une musique de Juli Gerber puis, en 1886, introduit un nouveau pas de deux pour Claudia Cucchi qui devient le Pas Cucchi. En 1899, c'est un nouveau pas de deux sur une musique de Ricardo Drigo et un pas de deux au tambourin, appelé Pas de Deux d'Esméralda, qui sont ajoutés pour Mathilde Ksechessinkaya. En 1931, Agrippina Vaganova révise la chorégraphie en intégrant un nouveau pas d'action pour Galina Oulanova et Vaktang Chabukianin sur une musique de Ricardo Drigo (J'y reviendrai plus bas).
D’autres adaptations suivront, dont on a certes perdu la mémoire : celles de Alexandre Dargomyškij, Fabio Campana, Goring Thomas, Poniatowski, Fry, Manuel Giró…
La fin du ballet est moins tragique que dans le roman : en effet, au moment où Esméralda va mourir sous les yeux d'Olivier Le Daim, l’exécuteur des basses oeuvres de Louis XI, et devant Frollo et tous ses amis de la Cour des Miracles, Phoebus réapparaît et la sauve in extremis, tandis que Quasimodo poignarde l’archidiacre.
C’est ce ballet, avec les solistes et le corps de ballet du Théâtre Académique d’Etat Bolchoï, qui était retransmis en live, dimanche 09 octobre 2011 à 17 heures, et que j’ai vu au cinéma Le Palace, à Saumur, en HD. Succédant à la chorégraphie originale de Marius Petipa, la nouvelle version chorégraphique est celle de Yuri Burlaka et de Vassily Medvedev (2009), dans l’esprit conservé de Petipa. La direction musicale est assurée par Pavel Klinichev. Les décors sont de Alyona Pikalova, les costumes de Yelena Zaytseva. L’ensemble est éclairé par Damir Ismagilov.
C’est la danseuse étoile, Maria Alexandrova, qui tient le rôle d’Esméralda. Si elle est longiligne et gracieuse, il m’a semblé qu’elle était un peu en retrait au début du ballet et qu’elle gagnait en intensité au fur et à mesure que se déroule l’action. Sur un air de violon, qui nous rappelle que Pugni fut un virtuose de cet instrument, elle exprime admirablement la passion de son amour pour Phoebus dans le superbe pas de deux du début du dernier acte.
La Esméralda, acte III, Bolchoï 2009
(Photo Marc Haegeman)
Son jeu et sa danse atteignent une grande force émotionnelle dans la dernière scène quand, les cheveux dénoués, vêtue d’un gris mélancolique et léger, sur le point de monter au gibet, elle tournoie au milieu des badauds. Tournoiement symbolisé par cette écharpe grise, brodée de fleurs de lys scintillantes, que Phoebus lui a offerte, et qui est un des motifs essentiels du ballet.
En ce qui concerne les rôles de caractère, Claude Frollo (Alexei Loparevich) est particulièrement impressionnant. Avec un visage cireux, drapé dans son froc noir, arborant une croix qu’il ne cesse de blasphémer par ses actions, il apparaît tel un grand inquisiteur, menaçant et impitoyable. Igor Tsvirko, dans le rôle de Quasimodo, ne démérite pas, avec sa démarche alourdie par une jambe disproportionnée et son faciès boursouflé. Son arrivée en Roi des Fous au dernier acte, sous le costume du pape, est très réussie. Quant au doux poète Gringoire (Denis Savin), on admirera la précision de sa technique, claire et nette.
Quasimodo en Roi des Fous, acte III, La Esméralda, Bolchoï 2009
(Photo Marc Haegeman)
L’acte deux de ce ballet est célèbre par plusieurs passages, devenus des morceaux d’anthologie. Il prend place lors du bal donné en l’honneur des fiançailles de Phoebus (Rouslan Skvortsov) et de la jeune Fleur-de-Lys (Ekaterina Krysanova), dans la maison Gondelaurier.
Le bal des fiançailles de Fleur-de-Lys et de Phoebus, acte II, La Esméralda, Bolchoï 2011
Il y a d’abord la pièce très populaire du pas de deux, avec la fameuse Variation Tambourin. Esméralda (Maria Alexandrova), y danse en costume de gitane, blanc, vert et rouge, avec des sequins d’or en coiffure et en collier, accompagnée d’autres ballerines vêtues comme elle : une merveille de vélocité et de grâce.
La Variation Tambourin avec Natalia Ossipova, acte II, (2008 ?)
On peut y applaudir aussi le Pas de Deux de Diane (Anastasia Stashkevich) et Actéon (Vyacheslav Lopatin). Dans la version de Petipa, le Pas de Diane était un pas de caractère, pour les personnages mythologiques de Diane, la déesse de la chasse, Endymion le chasseur, un Satyre et huit nymphes. Le Pas de Diane était alors un classique pas de trois, pour les trois solistes et les huit nymphes, avec une entrée, un grand adagio, une danse pour les huit nymphes et le Satyre, les variations de Diane et Endymion et une coda grande.
En 1931, la grande Agrippina Vaganova ressuscite le Pas de Diane. Pour des raisons inconnues, le personnage d’Endymion est alors changé en celui d’Actéon, et le pas de trois devient le Pas de deux de Diane et Actéon, tandis que le nombre des nymphes passe de huit à douze. Toujours est-il que les deux solistes du Bolchoï nous ont offert dimanche un somptueux pas de deux (sans les nymphes). Venus de derrière une tapisserie de haute lice, la danseuse, vêtue de rouge, un petit arc à la main, et le danseur, à la belle musculature, habillé à la grecque, ont dansé avec une fougue intense et une élévation pleine d’élan les amours sauvages de Diane et de son amant. On sait que ce dernier sera métamorphosé en cerf et dévoré par les chiens de la déesse, pour avoir eu l’audace de la regarder.
Le Pas de Deux de Diane et Actéon, La Esméralda, acte II, Bolchoï 2009
(Photo Marc Haegeman)
Tout au long de ce spectacle, l’attention ne faiblit pas. D’emblée, l’on est séduit par les scènes de pantomime de l’acte I, colorées, vives et enjouées. La beauté et la diversité des costumes, style troubadour, que l’on doit à Yelena Zaitseva, sont un enchantement pour l’œil. Certes, les décors sentent un peu le carton-pâte mais conviennent tout à fait à l’atmosphère romantique et « gothique » de ce ballet.
La pantomime du premier acte, La Esméralda, Bolchoï 2009
(Photo Marc Haegeman)
On saura enfin gré au ballet du Bolchoï d’accepter ainsi le principe de la retransmission cinématographique. Celle-ci est extrêmement exigeante et met à nu les éventuelles lacunes et failles de la technique des danseurs. Pas de deux, pas de corbeille, pas de castagnettes, pas de bourrés, fouettés, portés, rien n’échappe à son regard scrutateur. Avec le spectacle de dimanche, on a pu ainsi découvrir au plus près la technique impeccable des danseurs du Bolchoï, alliée à ce respect de la tradition dont on ne saurait se plaindre.
Mais, pour moi qui ne suis pas une spécialiste du ballet, j'ai surtout aimé retrouver la Esméralda, celle qui « dansait, […] tournait, […] tourbillonnait sur un vieux tapis de Perse..."
La Esméralda avec Jules Perrot (Gringoire)
et Carlotta Grisi (Esméralda), Paris, 1836
Esméralda (Fanny Cerrito), Londres, 1844
Sources :
http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Esmeralda
Article "Le pas de deux de Diane et Actéon"