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30 mai 2010 7 30 /05 /mai /2010 14:42

 

levy justine watson

 

Concevoir et attendre un enfant alors que sa mère se meurt d'un cancer, c'est cette épreuve que Justine Lévy, Louise dans le roman, raconte avec rage et lucidité dans Mauvaise fille. Ne se sent-elle pas monstrueuse d'avoir « zappé [sa mère] en faisant un enfant »? Ne culpabilise-elle pas de manquer d'amour pour celle dont elle se sent si proche, malgré les aléas de la vie? La mort de sa mère est une épée plantée en plein coeur : « Je sais que la date me poursuivra, que je vieillirai à la place de maman, que je prendrai chaque année deux ans, un pour moi, un pour elle, jusqu'au jour où je serai plus vieille qu'elle et que le temps m'aura rattrapée, il ne suffit pas de dire je ne crois pas au temps pour que le temps n'existe pas et qu'on ne souffre pas atrocement le jour de l'anniversaire de la naissance ou de la mort de sa maman. Mais c'est ainsi. Je suis ainsi. Mauvaise fille. »

Elle décrit avec une minutie quasi-masochiste les premiers symptômes de sa grossesse, la peur, la honte, la culpabilité engendrées par la venue d'un être qu'elle aimera plus qu'elle-même et plus que sa mère, Alice. Elle se revoit, elle la vivante, annonçant à celle qui l'a portée que sa fille est enceinte alors que la malade est déjà trop faible pour le comprendre : « J'ai trop attendu et je crois qu'elle ne m'a pas entendue. » Et quand sa fille naît, songeant à sa mère morte d'un cancer du sein, elle refuse de l'allaiter : « Le bon lait maternel que je ne lui donnerai pas, les bons anticorps, la bonne fusion, je ne veux pas de cette fusion là, elle me dégoûte, on s'aime et puis on souffre et puis on est une mère indigne et on meurt. »

Le lecteur suit ainsi en parallèle la grossesse de la narratrice et le lent cheminement de la maladie chez sa mère. En un dosage subtil, la jeune femme alterne ces deux étapes de sa vie, tellement inconciliables. Elle narre les inquiétudes liées à l'attente de l'enfant, “cette excroissance d'elle-même, ce morceau de [soi]”, qu'elle traite d'abord aussi mal qu'elle. Elle évoque avec humour le rendez-vous chez l'aptonomiste qui lui dit de parler à sa fille et de ne pas garder stress et tristesse “dans la gorge et dans le ventre”. Elle explique comment elle déteste sa sensiblerie nouvelle, ce corps qu'elle ne reconnaît plus Elle insiste sur son refus d'être regardée, sur son rejet de l'air “béat” et “guilleret” du “club des enceintes”. Elle s'interroge, se demandant si elle sera une bonne mère, alors qu'elle déteste sa vie, qu'elle fume et qu'elle a peur.

La narratrice ne fait l'impasse sur rien. Elle dit les visites éprouvantes et humiliantes avec sa mère chez Toubib, le Grand Professeur, incapable de retenir le nom de sa patiente, indifférent à son sort, et devant qui la malade doit étaler sa “nudité ruinée”. Elle raconte les visites à l'hôpital Saint-Louis, “son sale et vieux copain”; elle dit le manque de maman, celle avec qui elle riait tant, car est-ce encore maman, “cette chose-là, reliée à ses tuyaux”? Elle se demande quels sont les mots qui soulagent, répertorie les petits gestes qu'elle accomplit- lui tenir les mains, lui lire des livres, la forcer à manger- décrit les instants où elle n'en peut plus d'assister à l'agonie de sa mère, cette “chose” cette “forme”, “que le cancer a bouffée de l'intérieur”. Elle se remémore le séjour à l'île d'Houat lors de sa rémission, quand sa mère souhaitait devenir la bonne mère qu'elle n'avait jamais su être. La fille garde en mémoire « la dernière plainte qui n'est pas sortie », le « dernier mot de maman. Il n'a plus que moi ce mot».

C'est ainsi que grâce à l'écriture, elle écrit une émouvante élégie à la mère morte. La narratrice se dit que sa mère est peut-être tombée malade pour qu'un rapprochement s'opère entre elles. Elle évoque l'amour de ses parents, “quand ils avaient dix-huit ans et qu'ils s'aimaient et qu'ils étaient beaux, et jeunes, et la vie devant eux, et sur pied d'égalité, aussi forts, aussi amants, autant de chances l'un que l'autre.” Elle revoit celle qui s'appelait Alice, avec son visage de « vierge phosphorescente avec quand même cet air de dédain général». Elle souligne sa « grande beauté d'avant le cancer, […] qui excusait tout, qui rachetait tout, même le mal qu'elle [lui] faisait». Elle rappelle comment son père, après leur séparation, n'avait jamais cessé de la comparer aux autres femmes qu'il rencontrait et comment Alice “était toujours la plus belle”. Elle se souvient comment, sans ressources, elle était toujours prête à dépanner un copain. Elle livre la lettre envoyée à son père, datée du 23 juin 98, celle dans laquelle elle écrit : “Bernard. Tu vas rire : j'ai bien vécu, j'ai eu plein d'aventures étranges et d'autres très jolies comme Louise. J'ai été une belle femme. Pas trop con et parfaitement indaptée sociale, ce qui m'a, paraît-il, conféré un certain charme Mais, ce mardi 23 juin, j'ai décidé que j'avais assez vécu... ”

Et alors que sa mère descend dans la terre « avec son kimono aux manches larges, pour cacher son gros bras », elle verse des pleurs libérateurs tandis que son enfant lui donne des coups de pied dans le ventre : « parce que c'est la vie qui palpite, qui veut croître, qui proteste, la vie dans le ventre, la vie comme dans une poupée russe, et au même moment, maman, en bas, dans la terre, cogne et tambourine contre le bois, ça s'appelle la concordance des temps et ce sera ma vie maintenant. »

Dans cette sorte d'autobiographie romancée- on reconnaît sans difficultés BHL dans le père de la narratrice-, Justine Lévy dit avec justesse et désespoir la douleur de devenir orpheline en même temps que le bouleversement de mettre un enfant au monde. L'ouvrage, cependant, se clôt sur le constat du « train de vie » inéluctable : n'est-ce pas dans l'ordre des choses que la mère meure pour que la fille devienne mère à son tour? Au-delà de la colère, du scandale, des regrets, la « souffrance séchée » n'est-elle pas tout simplement ce que Boris Cyrulnik appelle du beau mot de résilience?

 

Jeudi 27 mai 2010

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