Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
15 mai 2011 7 15 /05 /mai /2011 13:14

Cinéma

 

 

 

J'ai la nostalgie des fourrures et je sais que, par les temps qui courent, cela n'est pas de mise. Brigitte Bardot et ses bébés-phoques, tous ceux qui sont plus attachés à défendre l'animal que l'homme, sont passés par là. Et  pourtant, chaque fois qu'il m'est donné d'avoir sous les yeux ou de caresser quelque pan de fourrure noire, c'est la silhouette de ma grand-mère paternelle, que j'aperçois se tenir au seuil des lointains dimanches de mon adolescence.

Nous habitions dans une ville portuaire du Nord de la France, là où le vent chasse le sable sur une digue rose pour en faire des congères blondes. Une ville où la mer est grise et où le beffroi s'arc-boute dans la tempête.

Le dimanche, nous allions souvent déjeuner chez mes grands-parents pour y manger immuablement un saumon à la chair douceâtre et des tartelettes dont la confiture de pommes débordait au-dessous des losanges de pâte. Assis avec mes cousins à la petite table, nous attendions avec impatience la fin du repas, tandis que nos parents et nos grands-parents évoquaient des histoires de grandes personnes, émaillées de phrases en anglais, afin que nous ne comprenions pas ce dont il retournait.

Nous avions hâte en effet que cette station assise sur les inconfortables chaises Louis XV prenne fin car l'après-midi était toujours riche de surprises. Après avoir pris le café sur le petit guéridon d'acajou, sous les yeux du groupe de musiciens en porcelaine de Saxe, figés dans un éternel XVIII° siècle à la Watteau, mes parents nous abandonnaient à nos grands-parents.

Il nous fallait alors aviser. Que ferions-nous ? Irions-nous en Belgique, dont la frontière n'était qu'à quelques six kilomètres, nous promener à Méli-Park, le parc d'attraction habité de tous les personnages de contes de fées ? Nous y mangions des gaufres dont je n'ai plus jamais retrouvé le délicat goût sucré. Aurions-nous le courage de monter en haut du phare voir les grands bateaux entrer de toute leur stature blanche dans le port ?

Il y avait encore une autre éventualité et celle-là avait ma préférence. « Si l'on allait au cinéma », disait ma grand-mère, en me regardant d'un air de  connivence. Mon grand-père prenait à chaque fois un air hésitant puis il acquiesçait de bonne grâce car il nous adorait et ne refusait jamais rien à son épouse.

Pendant qu'il se coiffait de son chapeau et enfilait son grand manteau bleu marine qui cachait sa vieille écharpe de lainage à carreaux gris et blanc, ma grand-mère se plaçait devant la glace qui surplombait la cheminée. Elle disposait avec difficulté son petit chapeau plat à fine voilette noire, ombrageant encore son profond regard si mélancolique, et mon grand-père l'aidait galamment à revêtir sa pelisse de fourrrure sombre, où elle disparaissait  toute. J'aimais à penser que c'était un pelage de loup ou de grand félin qu'elle portait là sur son dos, lui conférant ainsi une aura animale et sauvage. Puis elle mettait ses gants de fine peau grise à tout-petits boutons, si bien qu'on ne voyait plus que la tache claire de son visage. Elle s'emparait enfin avec empressement de son sac en cuir rigide à fermoir doré, qu'elle avait coutume de toujours tenir bien droit sur ses genoux. Quant à nous, nous ouvrions encore une fois le bocal de bonbons en verre biseauté, pour en dévorer avec gloutonnerie, en façon de viatique, un dernier caramel Sutti, au délicat papier bleu et blanc.

L'équipée commençait dans la vieille Citroën noire dans laquelle notre quatuor de cousins s'engouffrait bruyamment à l'arrière. Ma grand-mère, gênée par son imposante fourrure, s'asseyait avec difficulté à côté de son mari, qui faisait démarrer le moteur dans des pétarades insensées. Je n'oublierai jamais les fous-rires suscités par les violents coups de frein de mon grand-père, sursauts qui nous projetaient sur le dosseret de devant, telles des marionnettes. Quant à ma grand-mère, elle plongeait régulièrement en avant sous la boîte à gants en poussant de petits cris qui redoublaient nos rires mais laissaient de marbre notre chauffeur de grand-père, à l'impassibilité olympienne. Je m'étonne encore qu'elle ne se soit jamais blessée et c'est à l'épaisse fourrure de son manteau que j'attribue cette invulnérabilité.

Arrivés au cinéma Rex, c'était toujours le même cérémonial. L'attente impatiente et bavarde à la caisse, la délivrance tant attendue des billets bicolores, pliés et dentelés, par un homme-tronc à lunettes, derrière la vitre embuée et salie de son petit guichet, l'entrée à pas comptés dans la salle aux gros fauteuils ronds et profonds. Mes grands-parents se plaçaient chacun à une extrémité de la rangée sur laquelle nous avions jeté notre dévolu et, moi, je m'asseyais toujours à côté de mon aïeule. Avant que la séance ne commence et que ne s'ouvre avec une lenteur cérémonieuse le lourd rideau d'un rouge éteint qui dévoilerait l'immense écran tout blanc, je respirais avec ivresse l'odeur ténue de poussière et de transpiration qui faisait comme un halo invisible.

La lumière jaunâtre des petites appliques tarabiscotées sur les hauts murs recouverts d'une moquette vieillotte s'amuissait lentement ; le noir tombait sur nous comme un capuchon que l'on rabat ; mon coeur se mettait à battre la breloque. Le court-métrage, quel qu'en soit le thème, me faisait plonger dans une sorte d'état léthargique et magique, que le petit bonhomme de Jean Mineur Publicité, avec sa serpe et tous les zéros de son numéro de téléphone, rompait à peine. A l'entr'acte, dans un état quasi somnambulique, je regardais l'ouvreuse distribuer à chacun d'entre nous les esquimaux que mes cousins et mon frère réclamaient à nos grands-parents qui, bon princes, ne leur refusaient jamais. Je demeurais dans un silence religieux ; mes compagnons de spectacle riaient et plaisantaient en suçotant leur bâton glacé. " La voilà encore transformée en statue de sel", disait invariablement mon grand-père.

Quand de nouveau l'obscurité se faisait et que le long métrage commençait, il me semblait que j'étais soudain projetée hors de moi-même. Peplum ou western, comédie ou drame, tout m'était à profit et j'enfourchais la machine à rêves. C'est ainsi que, pelotonnée contre la fourrure douce de ma grand-mère, l'ai vu la boudeuse Scarlett mourir d'amour pour Ashley. J'ai pleuré contre elle lorsque la fine silhouette d'Anna Karénine disparaît dans la fumée mortifère de la locomotive. J'ai assourdi mes cris dans la toison souple quand Messala approche dangereusement son char aux roues piégées de celui de Ben-Hur. Je me suis cramponnée à son pelage lorsque les trapézistes du Fou du cirque, avec Danny Kay, s'envolent sous le chapiteau, tels de libres oiseaux... Merveilleux dimanches inoubliés qui m'ont donné pour jamais le goût des salles obscures.

Et voilà pourquoi, quand il m'arrive de caresser une trop rare fourrure noire, me revient au coeur, teintée de rêves, cette présence toute emmitouflée de ma grand-mère, dans l'obscurité cinématographique d'un dimanche d'antan.

 

 

Photo : Spectres du Cinéma 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

A
<br /> Les doigts nous offrent cette belle capacité de mémoire. Ici une fourrure, là une peau fine et nervurée. Et chaque fois, une grand-mère qui nous rassure. Merci pour ce beau partage Catheau.<br /> <br /> <br />
Répondre
C
<br /> <br /> "La mémoire dans la peau" : ce pourrait être, effectivement, un titre de film !  Merci, Anne, de votre commentaire.<br /> <br /> <br /> <br />
E
<br /> il est de certaines choses qui nous font ressurgir des souvenirs de notre enfance,car tout reste tapis au fond de notre mémoire<br /> bonne après-midi<br /> <br /> <br />
Répondre
C
<br /> <br /> Des petites madeleines qui font renaître le passé. Merci, Eva, de votre venue ici.<br /> <br /> <br /> <br />
D
<br /> Bonsoir,<br /> J’espère que cette semaine ne sera pas trop dure *+*+*<br /> Bon Lundi<br /> A bientôt<br /> Domjade<br /> <br /> <br />
Répondre
C
<br /> <br /> Une semaine ensoleillée, il faut l'espérer. Amitiés.<br /> <br /> <br /> <br />
G
<br /> je passe vous faire un petit coucou bonne fin de soirée<br /> <br /> <br />
Répondre
C
<br /> <br /> Merci, Grisou, de cette petite visite.<br /> <br /> <br /> <br />
L
<br /> Merci d'avoir fait revivre ce qui pourrait être des souvenirs communs à toute une génération. je n'aurais pas su en parler de façon aussi imagé. Amicalement Dan<br /> <br /> <br />
Répondre
C
<br /> <br /> Merci, Dan, de ce commentaire. Nous sommes en effet nombreux à être amoureux de la lanterne magique !<br /> <br /> <br /> <br />

Présentation

  • : Ex-libris
  • : Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
  • Contact

ex-libris

 ex-libris

 

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

Recherche