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15 juillet 2019 1 15 /07 /juillet /2019 18:46

 

Jeudi 4 juillet 2019, la pièce, Architecture, de Pascal Rambert, un dramaturge contemporain vivant, faisait l’ouverture du 73ème Festival d’Avignon dans la cour d’honneur du Palais des Papes. Samedi 6 juillet, à 22h 20, la 5 retransmettait le spectacle en direct et je l’ai regardé.

Jacques Weber, le père tyrannique

Cette architecture, c’est d’abord celle d’une famille de bourgeois juifs viennois, des intellectuels humanistes, amoureux de la beauté, et persuadés des vertus performatives de la parole. Sur cette fratrie, qui va se déchirer sous nos yeux, règne en tyran, le père, Jacques (Weber), un architecte néo-classique qui a élevé ses enfants dans la terreur : quand ils ne savaient pas faire le distinguo entre un arc–boutant et un arc en plein cintre, il les traînait par les cheveux autour de la table, sous le regard impuissant de leur mère, qui mourra d’un cancer du sein. Mort peut-être accélérée parce que ce père autocrate est devenu l’amant de Marie (Sophie Ferdane), une jeune femme qui a l’âge de ses propres filles. Mais comme le dit sa maîtresse, qui pratique le violon et la poésie érotique, « on a l’âge de ceux qu’on aime ».

Marie-Sophie Ferdane et Jacques Weber

Les autres membres de cette famille se structurent en couples. Il y a celui d’Anne (Brochet), une éthologue qui ne peut s’empêcher de défendre son père, et de son époux Laurent (Poitrenaux), un journaliste cynique (traité de gibbon par le père), désespéré de découvrir que les mots sont impuissants à empêcher la montée des périls. Sa sœur Emmanuelle (Béart) est une psychanalyste que l’horreur de la Grande Guerre conduira vers la folie : « Je suis coupée en deux – dira-t-elle – d’un côté le chagrin, de l’autre le chagrin. Je suis responsable. Si tout cela est arrivé, c’est de ma faute : 20 millions de morts ! » Elle est mariée à un militaire, Arthur (Nausyciel), un va-t-en-guerre, incapable de la satisfaire sexuellement. Il y a encore le couple formé par un des fils, Denis (Podalydès) – la teigne pour son père – un musicien bègue qui crée de la musique sérielle avec sa femme Audrey (Bonnet), une pythonisse en transes, atteinte elle aussi de bégaiement, qui basculera dans la démence comme sa belle-soeur. Enfin, il y a Stan (Stanislas Nordey), traité ironiquement de génie par son père, un philosophe à la sensibilité exacerbée, qui cache son homosexualité. De 1911 à 1938, date de l’Anschluss, ces personnages, traumatisés par leur enfance, s’affronteront sous le regard du père, tous impuissants à enrayer les horreurs à venir.

La ronde des personnages au son du violon

Sur le grand plateau de la cour d’honneur du Palais des Papes, (sans doute trop grand pour ces duels souvent intimistes – mais le spectacle devait être joué à la Fabrica), dans un décor Biedermeier, tout en blancheur qui évoluera vers l’épure froide du Bauhaus, c’est le déclin du Monde d’hier cher à Stefan Zweig, que décrit ici Pascal Rambert. L’uniformité blanche des élégants costumes 1900 cèdera peu à peu la place à des vêtements de couleur puis à des habits de deuil. En effet, tous les personnages trouveront une mort violente dans une séquence finale de théâtre dans le théâtre, qui les voit, pour certains, interpréter leur propre mort.

Marie-Sophie Ferdane, Jacques Weber, Anne Brochet, Emmanuelle Béart

C’est bien ce monde disparu de la Mitteleuropa que la famille nous fait visiter au cours d’un voyage organisé sous la férule du père. Sous le vol des martinets, de Vienne à Athènes, en passant par Budapest, Skopje, Trieste, Ithaque et Corfou, c’est l’occasion d’évoquer l’enfance, les réalisations architecturales du père, la disparition de la mère aimée, les certitudes, les inquiétudes et les secrets espoirs de chacun, le culte de la beauté, la foi dans la parole et dans les mots. Avec la guerre de 1914, tout s’effritera, les dissensions s’accuseront, les couples se disloqueront, chacun portant en soi les défaites et les horreurs à venir.

Marie-Sophie Ferdane

Si le propos est passionnant à bien des égards, on regrettera cependant la longueur, voire la lourdeur et l’emphase de certains passages, tout comme le choix systématique de donner à chaque comédien un ou plusieurs morceaux de bravoure à défendre. Pascal Rambert, en effet, a écrit la pièce spécialement pour chaque acteur de sa famille théâtrale (Chaque personnage porte le prénom du comédien qui l'interprète), à laquelle il a joint notamment Jacques Weber (qui joue pour la première fois dans la cour d'honneur du Palais des Papes). Certes, on ne saurait dénier le fait que ces comédiens distillent ces longs monologues avec grand talent mais le procédé finit par lasser.

Au demeurant, ils nous proposent ponctuellement des moments d’une intensité forte, et d’une belle expressivité. Je pense ainsi à Marie-Sophie Ferdane et à son interrogation hallucinée sur les gueules cassées de la Grande Guerre : « Qu’est-ce qu’un homme ? » se demande l’infirmière qu’elle interprète devant ces soldats qui n’ont plus ni membres ni visages. J’ai aimé aussi l’évocation de son premier baiser avec Jacques devant le théâtre qu’il a construit : « Si  je t’embrasse, je la tue » lui dit son amant en évoquant son épouse malade, ce à quoi elle répond : « Alors, embrasse-moi ! » Stanislas Nordey m’a émue lorsqu’il avoue enfin son homosexualité à Jacques, et l’appelle « papa », la tête sur les genoux de son père comme Nausicaa sur les genoux d’Ulysse. Je n’aurais garde d’oublier non plus Arthur Nausyciel et son éloge diaboliquement cynique de la guerre. Il n’empêche que nombre de passages alourdissent la pièce qui aurait – me semble-t-il – gagné à être élaguée.

Stanislas Nordey et Jacques Weber

Si j’ai aimé la scène du repas qui m’a fait penser au film Festen, si j’ai été séduite par les intermèdes musicaux d’ « accord » chantés et dansés en ronde par les comédiens au son du violon de Marie-Sophie Ferdane, j’ai été moins convaincue par les scènes d’hystérie jouées par Audrey Bonnet et Emmanuelle Béart (tout en sachant que Freud n’est pas loin !) Quant à la venue sur scène du cheval lors de la mort de Denis, s’imposait-elle vraiment ? (Clin d’œil au spectre à cheval dans le Hamlet de Patrice Chéreau ?) Je suis sceptique aussi en ce qui concerne la séquence finale avec la venue d’une Viviane adolescente, la fille de Denis et d’Audrey. Elle dit en effet : « Tout à l’heure, je n’ai pas très bien compris, vous avez dit qu’il fallait s’attendre à des temps auxquels on n’avait pas pensé. » Je crois que tous les spectateurs, eux, avaient bien compris le propos de la pièce et cela m’a semblé tout à fait superfétatoire !

Laurent Poitrenaux, Marie-Sophie Ferdane, Anne Brochet, Jacques Weber, Audrey Bonnet, Arthur Nausyciel

En dépit de ces bémols, la pièce pose des questions qui trouvent un écho dans l’actualité. Pascal Rambert, dans une interview à Théâtral Magazine, explique en effet : « Je travaille beaucoup en Europe centrale. A chaque fois que je discute avec un directeur de théâtre je suis frappé par la montée des préoccupations nationalistes. » Il se demande aussi comment une civilisation aussi brillante que celle de la Mitteleuropa a pu ainsi sombrer corps et biens. Il interroge encore sur le rôle des intellectuels qui ont été incapables d’enrayer la peste brune. Et l’on songe à la phrase de Paul Valéry dans La Crise de l’esprit (1919) : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. » Ce faisant, c’est bien cette question que pose Pascal Rambert, avec celle plus actuelle de la vulnérabilité d’une Europe minée par ses dissensions internes et par les phénomènes migratoires. Cette pièce (pénalisée par sa durée de quatre heures) est donc le reflet des inquiétudes et des préoccupations du dramaturge. Même si elle apparaît trop bavarde, voire didactique, il me semble qu’elle ne peut laisser indifférent. A travers la décadence et la chute d’une famille d’intellectuels, c’est le sort malheureux de l’Europe de la première partie du XXème siècle qui se joue sous nos yeux et un questionnement sur l'Europe à venir.

Jacques Weber, Audrey Bonnet, Denis Podalydès

Crédit photos : Christophe Raynaud de Lage

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commentaires

M
On ne doit pas sortir indemne de ce spectacle par toutes les questions qu'il pose.<br /> <br /> Et puis,<br /> <br /> Quelle galerie de portraits!
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C
Des portraits incarnés par des acteurs magnifiques. A bientôt, Martine.
A
Magnifique compte-rendu. Merci Catheau
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C
Merci, Alice. Si tu n'as pas vu ce spectacle, je te recommande de le regarder en replay, malgré sa longueur !

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