
Le thème de la disparition d’un frère ou d’une sœur est fréquent dans la littérature. De Jérôme Garcin (Olivier) à Daniel Pennac (Mon frère), en passant par Annie Ernaux (L’autre fille) et bien d’autres, la mort d’un membre de la fratrie est toujours vécue comme une amputation, d’autant plus quand elle prend la forme d’un secret de famille. Avec son dernier opus, Une amie de la famille, Jean-Marie Laclavetine s’empare de ce sujet d’une manière particulièrement originale en proposant une réflexion sur les mécanismes complexes de la mémoire.
Dans ce récit émouvant, le romancier part en quête de sa sœur Anne-Marie, dite Annie, emportée à vingt ans par une vague le 1er novembre 1968, dans la Chambre d’Amour de Biarritz. Un traumatisme tel pour la famille endeuillée que celle-ci choisit de ne plus jamais parler de la jeune fille, dont la mort devint un lourd secret, soudant inconsciemment tous les membres de la famille : « Ce lien intense entre nous tous, il m’est impossible de ne pas l’attribuer à Annie, à l’absence d’Annie, à ce trou noir qui nous aspirait avec une force irrésistible vers son mystère et nous rassemblait. » Ainsi, à des amis qui demandaient à Dominique, le frère du narrateur, qui était la jeune femme de la photo posée sur un meuble, le jeune homme répondit, « après un blanc », « une amie de la famille ». Et il se sentit alors comme saint Pierre au jardin des Oliviers. La famille, « obnubilée par le silence », est enfermée comme « dans une pensée magique » : « Si nous en parlons, cela se reproduira. »
Le narrateur attendra donc cinquante ans, et la mort de ses parents, pour enfin se résoudre à chercher qui était cette sœur aînée à qui l’on avait édifié « un tombeau de silence ». C’est un rêve étrange qui l’incitera à se lancer dans cette entreprise difficile, alors même qu’il se rend compte qu’il n’a « plus de souvenirs d’Annie ou presque », et cela au moment où il prend enfin la résolution de les écrire. Il s’agit « d’un de ces rêves qui s’imposent avec évidence en fin de nuit, dont on se dit qu’on ne les oubliera pas. » Une jeune femme, vêtue d’une robe blanche « toute simple », « une robe de fête », regarde le narrateur. Elle fait signe à un gamin sur le trottoir, dépose quelque chose dans sa main et c’est alors que le « gosse » tend au rêveur un bouquet de fleurs blanches, tandis que la robe blanche s’est évanouie. Longtemps, il croira que cette jeune femme est sa mère et ce n’est que le jour où il découvrira une photo de sa sœur en robe blanche, au mariage de son amie Lydie, qu’il comprendra qu’Annie lui a envoyé un signe : « Ils sont si rares les morts qui pensent à faire signe aux vivants. »
Opérant par cercles concentriques, l’enquête du narrateur va le conduire de ses frères à Gilles, le fiancé d’Annie, en passant par Lydie, l’amie d’enfance de sa sœur. Il dit désirer « que ce récit suive son cours tel qu’il s’élabore de lui-même, au petit vent des réminiscences, des réflexions, des rencontres, et nous verrons ce qu’il en advient. » Il ajoute : « C’est le moyen que j’ai trouvé pour que ce texte ne ressemble pas à un monument funéraire, pour qu’y circule le vent frais d’aujourd’hui. » On reconnaîtra qu’il y réussit particulièrement bien.
Au fil des conversations avec ses frères, qui ont « beaucoup oublié aussi », lors de la lecture de la correspondance entre Annie et Lydie et des lettres d’Annie à Gilles (les mots sont nombreux autour de cette histoire, on y écrit beaucoup), se dessine le portrait d’une jeune fille des années 60, étouffée par « le couvercle de pudibonderie et de moralisme qui étouffait la société d’avant Mai 1968, en particulier les filles ». Le narrateur se découvre une sœur passionnée par la langue espagnole et Lorca, qui voyagea au Mexique, et était amoureuse de l’amour : « Avant Gilles, un Hervé, un Benoît… », un Jean-Louis, un Emilien, qui la firent souffrir. Dans ses lettres des années 67 et 68, c’est un vocabulaire surprenant qui émaille ses lettres à Lydie. On découvre une fille « connue pour son franc parler […], directe, abrupte, désemparée, furieuse, triste parfois, insatisfaite, en même temps aimante, généreuse, rieuse, affamée de vie et de plaisir. » Une femme aussi, en proie à la « solitude et [à] ce corps qui l’encombre » et qui sombra dans l’anorexie. : « Elle pèse trente-cinq kilos à vue d’œil, son regard est vide, elle fait peur à voir, elle a dix-neuf ans et elle en paraît treize. » Il faudra toute la patience et tout l’amour de Gilles pour la « ramener à la surface », la sortir de sa « prison intérieure », pour qu’elle retrouve confiance en elle et accepte enfin d’être aimée. Un bref temps de sérénité que la lame furieuse du 1er novembre 1968 emportera à jamais.
Le portrait d’Annie est complété par quelques photos en noir et blanc – dont le narrateur sait qu’elles ne la lui rendront pas. Conservées par les uns et les autres, elles ponctuent le récit, et certaines sont très émouvantes : ainsi on voit la jeune fille « en train de danser heureuse dans l’appartement familial, au son du Teppaz sur lequel tourne un 78 tours. Au-dessus d’elle, le tableau de la vague. Elle est là tout près, écumante et furieuse. Annie ne la voit pas. Elle danse. » Une autre photo encore sur laquelle Annie marche en forêt avec ses frères, et dont j’aime beaucoup le commentaire : « Elle a été près de nous. Elle nous a aimés, elle a respiré le même air que nous, elle a arpenté les mêmes chemins forestiers. […] Il va de soi, ce jour-là, que la vie ne nous séparera jamais. »
Au cours de cette recherche, le narrateur découvrira aussi l’amour fusionnel de ses parents qui s’écrivirent sans discontinuer de 1947 à 1962, « amour d’une force, d’une profondeur et d’une longévité exceptionnelles ». Il se rend compte alors que ses parents, qu’ils prenaient pour des catholiques traditionalistes, étaient en fait très progressistes et ouverts à la souffrance des humbles. Leurs lettres décrivent « ce qu’était l’univers mental d’une cellule familiale d’un milieu plutôt populaire dans ces années-là, fortement imprégné de culture catholique, traversée par les espoirs et par les doutes de l’après-guerre ». Il apprendra encore qu’il avait eu un frère aîné, Michel, dont on ne lui avait jamais parlé, toujours à cause de la douleur indicible des parents : « Michel existe donc, bien qu’il ait été consciencieusement enseveli dans le silence après un passage de cinq jours parmi les vivants. Les grandes douleurs sont certes muettes, mais elles ne le sont pas naturellement. C’est un vrai travail de parvenir à les faire taire. »
Ce récit permet aussi au narrateur de décrire deux expériences, capitales pour lui, en lien étroit avec sa sœur disparue. La première est « quasi mystique », quand il demeurait immobile, en train de « fixer le voilage dans la chambre d’Annie ». Il se sentait alors au cœur intime « d’une vérité sans âge » et précise : « Jamais je ne me suis senti aussi vivant, jamais je n’ai approché de si près le mystère de ma présence au monde ». L’autre expérience renvoie à son travail d’écrivain. Un ami lui fait remarquer une similitude frappante entre une page de son dernier roman et une autre de son premier roman, écrit trente-cinq ans plus tôt. Dans celui-ci, une femme s’adressait « à un homme mort allongé près d’elle, avec la certitude que les mots auraient le pouvoir de la faire revivre ». Dans l’œuvre récente, un homme s’adresse à la femme aimée, plongée dans le coma. Le narrateur se remémore alors le souvenir vivace de « Gilles à genoux près du lit où repose sa fiancée morte. Il est penché vers son visage. Il lui parle. » Un souvenir intact, toujours présent mais qui crée chez lui un « malaise puissant ». La preuve, selon lui, que « tout vient de là, de cette vague inépuisable », qui irrigue aussi son écriture.
Très vite, dans le récit, il affirme en effet qu’il est « né à quinze ans », le jour de la mort de sa sœur. Et il le redira plusieurs fois : « C’est le cœur battant de ma vie, le lieu et le moment de ma naissance. » Et ce qui est passionnant dans ce récit, c’est justement tout le travail de mémoire qu’il opère pour remonter à cette origine, lorsqu’il se « penche enfin au bord du puits noir », et qu’au début « aucune vérité n’en sort ». Persuadé que « la mémoire est la plus effrontée des menteuses », le narrateur nous donne à voir les errements, les tâtonnements, les fausses pistes où celle-ci l’entraîne. Nombreuses sont les formules qui soulignent les failles du souvenir : « Je suppose… il est possible… il me semble me souvenir… je crois me souvenir… je ne sais plus… » Et d’ajouter : « Pourquoi ai-je cru me souvenir que l’événement s’était déroulé un matin ? Peu importe. Il y a bien d’autres erreurs dans ce que j’ai écrit, bien d’autres approximations, bien d’autres faux souvenirs. Ces erreurs, je les laisserai dans le texte et me contenterai de les signaler a posteriori, au fur et à mesure de leur découverte. » Une démarche originale qui donne force et véracité au récit. Lorsqu’il rencontre Lydie, l’amie d’Annie, on est un 3 mai, et il a oublié que c’est l’anniversaire de sa sœur : « Tout se voile. J’ai oublié, oui, je me souvenais juste qu’elle était née en 1948 ». Et d’avouer : « J’ai oublié tant de choses essentielles ou superflues, toute ce qui fait le tissu de la vie […] Je vis dans un brouillard indifférencié où se mêlent des sensations d’autrefois et des rêves d’aujourd’hui, des images naufragées, des ombres incertaines. » Oui, la mémoire n’est pas fiable.
Dans l’alternance du récit supposé des événements et de la recherche de la personnalité d’Annie, les interrogations se bousculent dans sa tête : la chaîne des Pyrénées était-elle visible ce jour-là ? Marraine, la grand-mère cordon bleu avait-elle préparé du poisson ? Le chat était-il tigré comme il le croyait ? Avaient-ils voyagé dans « l’antique 4L bleu pâle à trois vitesses, ou déjà la flamboyante R16 ? A moins que ce ne fût dans la voiture de Gilles ? A quoi ressemblait la voix d’Annie ? Comment sonnait son rire ? Au moment de l’accident, le narrateur se demande s’il a pu « discerner dans le chaos et le vacarme leurs têtes (celle d’Annie et de Gilles) émergeant de l’écume ». Et il avoue avec humilité qu’il ne sert à rien de « vouloir à tout prix reconstituer ce qui est définitivement brisé, confronter la mémoire à son impuissance ».
Le récit de Jean-Marie Laclavetine pose aussi avec pertinence la question du rôle de la littérature. Sa réponse personnelle est qu’il ne croit absolument pas à « la vertu réparatrice de l’écriture » et j’aime beaucoup la fonction qu’il lui assigne : « La littérature ne répare pas – souligne-t-il – elle rend possible une autre vie, elle permet aux flux vitaux confinés dans l’obscurité de recommencer à circuler, de passer d’un corps à l’autre, d’un cœur à l’autre. » La « parole mémorielle » est même pour lui « une autre forme d’ensevelissement, de déformation, de destruction progressive. Les mots pas plus que le silence – assène-t-il – ne peuvent rien contre la mort. » S’interrogeant de nouveau à la fin de l’œuvre sur l’utilité d’avoir effectué ce travail de mémoire, il affirme que le manque de sa sœur est encore plus aigu maintenant qu’il la connaît mieux et d’affirmer de nouveau : « Les mots ne réparent rien […] J’ai simplement voulu mettre un peu d’ordre dans ce chaos. » Une forme de lucidité réaliste qui résonne en moi.
Le récit s’achève sur le pèlerinage des frères et de Gilles, le 1er novembre 2018 à la Chambre d’Amour de Biarritz, cinquante ans après la tragédie, jour pour jour. Non dans l’idée d’accomplir un « pèlerinage funèbre » mais bien plutôt de tourner la page » et de « sentir sous [leurs] mains l’endroit où tout a commencé ». A la fin de cette démarche de « mémoire volontaire », le lecteur ne peut qu’admirer le narrateur qui a su briser l’omerta familiale et recréer « un nouvel ordre du monde » où sa sœur Annie retrouve sa place pleine et entière. La dernière photo est celle de la montre d’Annie, conservée par Gilles. Demeurée bloquée à 15h 45, elle est « l’heure de la fin de tout et de notre naissance » conclut le petit frère d’Annie.