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2 novembre 2009 1 02 /11 /novembre /2009 14:56

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Le docu-fiction est un genre télévisuel hybride : associant reconstitution d’époque, témoignages et commentaires d’universitaires, il n’est pas souvent convaincant. Pourtant, samedi 31 octobre, le film de Catarina Deus et Gabriele Conrad, diffusé sur Arte, nous a permis de découvrir une femme ignorée des Français et peut-être de nombreux Allemands eux-mêmes.

Les deux réalisateurs ont en effet mis en scène Rahel Varnhagen von Ense, plus connue sous son nom de jeune fille de Rahel Levin, née le 19 mai 1771,, et décédée le 7 mars 1833 à Berlin. Dans une Prusse sous la menace de l’avancée des armées napoléoniennes,  cette jeune femme d’origine juive, fille du commerçant-banquier Markus Levin et de sa femme Chaie, sera l’égérie d’un salon littéraire berlinois, une femme d’esprit à la charnière de deux siècles. Chez elle se presseront les beaux esprits de l’époque. Des poètes Jean Paul, Ludwig Tieck, Heinrich Heine, Friedrich de La Motte-Fouqué,  aux philosophes Friedrich von Schlegel, Wilhelm von Humboldt, Eduard Gans, en passant par l’écrivains Ludwig Börne, le naturaliste Alexander von Humboldt, des membres de la famille Mendelssohn, le duc Hermann von Pückler-Muskau, et surtout le prince Louis-Ferdinand de Prusse, toute l’élite intellectuelle du temps fera de son salon le creuset des idées nouvelles.

Ces grands esprits seront l’université personnelle et les professeurs de cette remarquable autodidacte qui écrivit une énorme correspondance et des journaux, que son mari, l’écrivain, historien et diplomate Karl August Varnhagen von Ense, édita après sa mort en 1833, relayé en suite par sa nièce Ludmilla Assing.

Rahel Levin représente la première génération de juifs allemands qui font la jonction entre les juifs traditionnels, dont elle refuse la langue mystique, et la société allemande nouvelle en train de naître. Selon elle, la religion juive est un obstacle à l'intégration. Dans une Prusse où les juifs sont considérés encore comme des étrangers et ne sont guère persona grata, elle n’aura de cesse de se faire accepter et de devenir une Allemande à part entière. La femme qui conduit le quadrige au sommet de la Porte de Brandebourg, édifiée à cette époque,  pourrait être le symbole de la femme nouvelle qu’elle aspira à incarner. « Je m’en tiens à la force de mon cœur et à ce que m’indique mon esprit », affirmait-elle.

Après une déception amoureuse, qui la voit abandonnée par un jeune aristocrate de sept ans plus jeune qu'elle et qui n'avair rien d'un génie), elle part pour Paris en 1800. Bien que les visées conquérantes de Napoléon Bonaparte inquiètent grandement l’Allemagne, Rahel Levin se rallie à l’homme du 18 Brumaire, défenseur des idées nouvelles. « Je ne veux pas faire partie de ceux qui ne se risquent jamais à rien ! » lance-t-elle.

En France, au printemps 1801, elle rencontre celle qui deviendra son amie d’élection, Pauline Wiesel. En voyage de noces, cette jeune femme libérée pense que le mariage n’est qu’ « une tentative d’enflammer une braise alors qu’on verse de l’eau dessus » ! Entre elles naît une véritable amitié, sans rivalité ni jalousieRahel Levin écrira dans ses lettres que Pauline et elle, à elles deux, auraient formé la femme utopique, la femme émancipée, qui pratique liberté érotique et liberté intellectuelle.

Nous sommes en 1801 et Napoléon campe sur la rive gauche du Rhin. La Prusse est sous sa menace. Si Rahel Levin jouit à Paris d’une grande autonomie, si elle vit une relation amoureuse épanouie et sans contraintes avec un jeune commerçant, Berlin lui manque. Elle est par ailleurs persuadée que ce n’est que par le mariage- si possible avec un aristocrate- qu’elle conquerra la véritable liberté et échappera définitivement à son milieu d’origine.

De retour dans sa ville natale, elle ouvre de nouveau un salon autour de l’Apollon prussien, le prince Louis-Ferdinand de Prusse, que jalouse son cousin et roi, Frédéric-Guillaume III. Généreux, affable, brillant sans affectation, rebelle à l'étiquette et à toute autorité, pianiste prodige et séduisant don juan, ce héros de roman est l’ami de Goethe et de Beethoven. Son cousin cherche à toute force à l’écarter de l’action politique. En effet, le jeune prince ne supporte plus la léthargie qui s’est emparée de son pays et il pousse à l’action guerrière contre Napoléon.

En 1804, Pauline Wiesel, l’amie de cœur de Rahel Levin, séparée de son mari et mère d’une fille qu’elle a eue d’un de ses amants, est de nouveau à Berlin. Elle va nouer avec le prince Louis-Ferdinand une relation passionnée, à l’image de celle que vivent Julius et Lucinde, les héros de l’ouvrage scandaleux de Friedrich von Schlegel, intitulé Lucinde (1799). Pour ces amants, déjà très modernes, l’homme et la femme doivent jouer partie égale en amour et éprouver semblable plaisir dans l’acte sexuel. Rahel Levin est la confidente du prince qui disait d’elle qu’elle était « l’accoucheuse de [son] âme ». Avec lucidité, elle sera l’analyste perspicace de ce couple qui s’aime et se déchire, Louis-Ferdinand menant une double vie avec Henriette Fromme, dont il aura trois enfants.

Dans le même temps, Rahel Levin entretient une correspondance suivie avec les romantiques allemands et les beaux esprits, tissant ainsi tout un réseau de réflexions novatrices, que révèle le style sincère et brillant de sa correspondance.

En 1804, Napoléon a été sacré empereur à Notre-Dame et, en avril 1805, s’organise la troisième coalition contre la France. L’Empereur des Français obtient cependant le soutien de la Bavière, du Wurtemberg et du Pays de Bade tandis que la Prusse demeure neutre.

Louis-Ferdinand, désireux de préserver à tout prix la liberté de son pays et contre la volonté de Frédéric-Guillaume III, engage seul et au plus mauvais moment les hostilités contre Napoléon I. Frédéric-Guillaume dira plus tard : « La Prusse a cru qu’elle avait un avenir parce qu’elle avait un passé. » Napoléon, qui était le héros de Rahel, devient de fait son ennemi.

Louis-Ferdinand est en Thuringe avec ses troupes. Il a trente-quatre ans, il pressent la défaite mais il marche contre les Français. Ses troupes fuient mais son honneur lui interdit de battre en retraite. Il meurt le 10 octobre 1806 d’un coup de sabre, à la bataille de Saalfeld. Ses dernières paroles seront :  « Comment est-ce possible ? » Eu égard à sa bravoure, le maréchal Lannes lui rendra les honneurs. Frédéric-Guillaume III fera en ces termes son éloge posthume  : «  Il a vécu en homme brillant ; il est mort en homme brillant. L’échec est minime, il faut le rattraper. » La défaite d’Iéna, le 14 octobre 1806, sous le commandement du général de Hohenloe, mettra un terme définitif aux velléités belliqueuses de la Prusse.

Berlin subit alors une profonde mutation. Français, juifs femmes, n’ont plus leur place dans les salons. Consciente qu’elles vivent en marge de la société, Pauline demande à son amie Rahel de regagner Paris avec elle. Rahel Levin décline l’invitation et épouse alors l’aristocrate Karl August Varnhagen von Ense, de quatorze ans son cadet. Quant à Pauline, elle voyagera, se remariera, passant de la richesse au dénuement.

Celle qui avait déclaré : « Où est passée notre époque ? Elle a sombré en 1806 », laisse cependant un immense héritage : l’Allemagne du XIX° siècle n’aurait pas été ce qu’elle fut sans cette élite intellectuelle, juive et laïque qui en est à l’origine. « Prophétesse rebelle d’une époque nouvelle », Rahel Levin fut une personnalité remarquable, une intellectuelle à la pensée aussi pénétrante que celle de Rosa Luxembourg ou Hannah Arendt. Ses origines juives perpétuellement reniées furent, malgré elle, un de ses atouts majeurs, et sa riche correspondance est « le post-scriptum de sa vie et de toute une époque ».

Ainsi que le dit Michael Blumenthal, directeur du Musée juif de Berlin et descendant de Rahel Levin, on ne peut qu’admirer le caractère unique de cette « Madame de Staël berlinoise », figure de l’intelligentsia juive laïque à qui le romantisme allemand est grandement redevable.

Soyons donc reconnaissants à Arte de nous avoir donné l’occasion de la connaître.

 

Notons qu’une exposition consacrée au salon de Rahel Levin a eu lieu à Bad Münster am Stein du 06 au 13 septembre 2009.


 Photo-rahel-levin.jpg

  

Lundi 02 novembre 2009

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