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25 septembre 2010 6 25 /09 /septembre /2010 15:14

  bret-easton-ellis 1

  Bret Easton Ellis

 

Jeudi 23 septembre 2010, à La Grande Librairie, François Busnel recevait, Marc Dugain (L’insomnie des étoiles), Maÿlis de Kerangal (Naissance d’un pont), Bret Easton Ellis (Suites impériales) et Jay Mc Inerney (Moi tout craché).

Selon François Busnel, à chaque nouveau livre, Marc Dugain brouille les pistes. Celui qui fut un chef d’entreprise dans une autre vie surprend à chaque fois. Après l’horreur continuée des gueules cassées, dont rendait compte La chambre des officiers, Heureux comme Dieu en France et les ouvrages sur Staline et Hoover, il explore aujourd’hui avec L’insomnie des étoiles les pages blanches de l’Histoire en 1945. Pendant le bref moment où la France occupe l’Allemagne vaincue, un capitaine enquête sur un crime particulier, alors que des milliers d’hommes continuent à mourir de cette guerre. Le personnage remontera ainsi à une des sources du génocide juif, l’extermination des malades mentaux, dès1933. Les nazis ont expérimenté avec ces derniers ce qu’ils ont développé ensuite à grande échelle avec les juifs. C’est une intuition métaphysique qui lui fait ainsi tirer les fils de l’Histoire dans une Allemagne rurale où l’on pourrait croire qu’il ne s’est rien passé.

L’auteur reconnaît que cet officier qui est aussi astronome et plein de secrets, c’est un peu lui. S’il ne se dit pas spécialiste ès fiction, il trouve intéressant de mettre en scène des personnages qui ont une distance et vivent de vraies angoisses métaphysiques. A cette occasion, il dit être allé à la rencontre de Dieu, « pas celui des hommes, mais l’autre ». « J’aimerais croire » poursuit-il, « mais je ne crois pas ». Et quand on ne croit pas, on est affronté à la réalité de sa finitude. C’est un roman sur le remords, « cette pourriture ». Mais si le remords a un lien étroit avec la culpabilité, pour Marc Dugain il est clair que les leaders fascistes sont parvenus à effacer la notion de culpabilité ; ce fut leur grande force et c’est ce qui leur permit de passer de l’idéologie au meurtre de masse.

A François Busnel qui lui demande sa définition du romancier, Marc Dugain compare ce dernier à un musicien qui, au milieu de cinquante interprétations, donne la sienne propre. L’écriture est un éclairage que l’on essaie de donner sur la réalité.

 

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  Marc Dugain

 

Avec Naissance d’un pont, qualifié par son éditeur de « roman à l’américaine », Maÿlis de Kerangal invente, elle, une Amérique inconnue. Dans son dernier opus comme dans les précédents (Dans les rapides, Ni fleur ni couronne, Corniche Kennedy), elle a l’art de trouver un rythme juste. Dans une ville californienne inventée, Coca, elle donne vie à toute une armée d’hommes d’affaires, d’ouvriers, de « misfits » rassemblés pour construire un pont et dont elle entrelace les destins. Marquée par Steinbeck, Faulkner, Easton Ellis, Roth, Joyce Carol Oates, elle a construit son roman sur l’idée de la concession et du compromis, le pont étant le lien entre la ville émergente et la forêt des Indiens.

Ce récit de fondation, très américain, brasse les thèmes de la frontière, d’une époque héroïque où les hommes étaient des pionniers. Comme le roman est la chambre d’écho du monde, le chantier du pont est un microcosme de tensions, de luttes sociales, de « bruit et de fureur ». Ses personnages portent des patronymes symboliques. Grâce à Diderot, philosophe matérialiste, ludique et joyeux, sous la stature de qui elle a « couvé » son roman, et dont elle donne le nom à un personnage, elle revisite la figure du héros, confronté à quelque chose qui le dépasse, lui échappe et à quoi il doit s’atteler. Quant à Catherine Thoreau, du nom du grand écrivain panthéiste américain, elle conduit des engins.

Avec une langue étonnante, musicale et saccadée, l’auteur « fait bruiter l’écriture ». Maÿlis de Kerangal dit attacher une grande importance à l’aspect oral de ses textes qu’elle lit toujours à voix haute avant de les fixer. Il lui en faut régler l’intensité, et en faire respirer la phrase. Alors que la littérature française s’attelle souvent à des romans plus intimistes, elle a adopté dans ce roman d’action un aspect de « grande focale ». A François Busnel qui souligne que l’énergie et la vigueur du roman le font songer à Zola, elle répond que c’est un écrivain qu’elle a beaucoup lu : comme lui, elle capte le réel brut. Elle conclut en disant que la dimension politique n’est pas exempte de son roman, que la lutte des classes est toujours présente dans un collectif instable et qu’il s’agit avec cette œuvre de composer avec le monde intimement et collectivement.

 

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Maÿlis de Kerangal (Photo des livres.com)

 

Avec Suites impériales, Bret Easton Ellis, le « sale gosse» des lettres américaines donne une suite à Moins que zéro, son premier roman, écrit en 1985. Ensuite, on se souvient du héros d’American psycho, trader le jour et serial killer la nuit, de Zombies, portrait noir de l’Amérique des années 80, de Lunar park où le héros se demande qui il est, dans une autobiographie fictionnelle.

Bret Easton Ellis précise qu’on ne décide pas du roman que l’on va écrire, qu’une carrière littéraire n’a rien de logique. Il s’est agi pour lui de trouver ce qu’était devenu son héros Clay, vingt-cinq ans après, à cause de ce qui lui est arrivé, à lui, dans sa propre vie. Ce roman, qui est selon lui le plus sombre de sa carrière, vient des sentiments, des émotions et il n’écrit un livre que lorsqu’il se « sent » d’écrire un roman. Si certains auteurs sont des « moulinets d’édition » en produisant un roman par an, ce n’est certes pas son cas.

Il déclare par ailleurs ignorer d’où provient la violence qui parcourt toutes ses œuvres. S’il reconnaît avoir eu un père violent, son livre n’est pas un livre sur la violence. American psycho était bien un livre sur la solitude ; et ici Clay est aux prises avec la tristesse, la peur, la paranoïa. Certes, le personnage, c’est lui-même mais Bret Easton Ellis n’a pas voulu écrire une autobiographie (« C’est emmerdant ! »). Il s’agit plutôt de transformer une douleur personnelle en quelque chose d’intéressant, de prendre le désespoir et de le mettre dans un contexte dramatique. Il avoue ne pas savoir en quoi consiste exactement le Mal dans la société américaine, même s’il reconnaît que Los Angeles, c’est le Diable ! Mais le Mal a beaucoup de visages et il n’a pas de réponse toute faite.

Il avoue que, s’il était aussi nihiliste que son personnage, il n’écrirait pas de romans. Ce livre peut le libérer de sa souffrance, il représente un espoir. Il indique que la relation entre un auteur et son œuvre n’a pas de commune mesure avec la relation entre un lecteur et un livre, qui n’est qu’éphémère. Et si lui voit son reflet quand il travaille sur son texte, c’est quand même le lecteur, à la lecture, qui décidera de ce dont le livre parle.

Enfin, François Busnel demande à Bret Easton Ellis la signification de la récurrence dans son œuvre de la phrase : « Disparaître ici ». Dans Moins que zéro, c’est un panneau sur Sunset boulevard, une réminiscence de Gastby le Magnifique aussi sans doute. Dans Suites impériales, la phrase apparaît sur une glace écrite au rouge à lèvres. Mais, l’auteur ne livre pas son secret ! Un roman, c’est un rêve et non une logique. Il se déclare très étonné quand il lit les thèses sur son œuvre et ce que les critiques y voient. « Je ne suis pas aussi lucide quand j’écris mes romans », commente-t-il. « Tout le monde ment ! » Et de terminer par une pirouette en avouant qu’il a menti à 30% pendant cet entretien.

Pour conclure l’émission, Jay Mc Inerney est interrogé par François Busnel pour son dernier recueil de nouvelles, Moi tout craché. Lui qui adore le genre de la  nouvelles, celles de Carver notamment, a commencé par ce genre. Il souhaitait en effet maîtriser cet art avant de passer au roman. Après sept romans, il revient à ce qui lui a permis d’entrer en littérature. Selon lui, dans une nouvelle réussie, tout doit être à sa place, à la juste hauteur. S’il considère que son premier roman était le plus flamboyant, il pense que son style est désormais devenu plus subtil. A la faveur de l’allusion par Busnel à la nouvelle au titre intriguant, Au lit avec des cochons, dans laquelle le cochon est une métaphore du narrateur, il avoue qu’avant il était trop plein de lui-même et de son succès et qu’il fait à présent une sorte d’autocritique, que lui permet l’ironie, une des caractéristiques de son œuvre selon Busnel. Pour lui, comme pour Bret Easton Ellis, il importe de trouver une dimension plus frappante que sa petite expérience et de mettre à jour ce je ne sais quoi d’universel qui transcende sa propre vie.

Evoquant le 11 septembre, Jay Mc Inerney constate que l’Amérique ne demeure pas coincée dans un chapitre de son existence, que les choses évoluent et qu’elle a presque déjà oublié. Elle n’a pas de mémoire, elle parle de demain pas d’hier.

Et Busnel conclut l’émission en se félicitant qu’ « heureusement les écrivains existent qui ont un peu de mémoire ».

  McInerney-Jay

Jay Mc Inerney (Photo des livres.com)

 

Samedi 25 septembre 2010

 

 

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5 septembre 2010 7 05 /09 /septembre /2010 13:39

  Elie Wiesel

 

Jeudi 02 septembre2010, c’était la rentrée de La Grande Librairie. François Busnel y recevait Olivier Adam pour Le Cœur régulier, Claudie Gallay pour L’amour est une île, Jim Harrison pour Les jeux de la nuit et Elie Wiesel pour Otage.

Evoquant ce dernier ouvrage, le prix Nobel de la Paix (1986) a expliqué comment il a le sentiment de n’avoir pas su trouver les mots pour dire l’indicible. Rappelant son livre La Nuit (1958), témoignage de son expérience dans les camps nazis et récit fondateur de son oeuvre, il a précisé qu’il avait mis dix ans à l’écrire et qu’il avait commencé par 864 pages en yiddish avant d’en donner la version définitive. Il a cité le très beau proverbe yiddish : « Si tu veux trouver l’étincelle, il faut fouiller la cendre. »

Et à propos de sa dernière publication, Elie Wiesel a souligné comment, au sein de l’univers concentrationnaire, s’était constituée une micro-société avec ses rois, ses mendiants, ses penseurs, ses écrivains. Or, ce qui l’a beaucoup frappé, c’est le grand nombre de ces auteurs qui se sont suicidés après la guerre (Paul Celan, Tadeusz Borowski, …). C’est pour cela qu’il affirme avec force : « J’écris contre le suicide. » Car, au coeur de son œuvre réside un dilemme fondamental, selon l’historienne Annette Wieviorka, qu’elle formule ainsi : « On ne peut pas tout dire, on ne peut pas se taire. »

Encore une fois, avec Otage, c’est cette entreprise qu’il poursuit inlassablement.

 

 

Dimanche 05 septembre 2010

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29 mars 2010 1 29 /03 /mars /2010 12:53

 Modiano-by-Nicolas-Hidiroglou2

Patrick Modiano par Nicolas Hidiroglou 


La présence de Patrick Modiano à la télévision est toujours un événement que savourent ses afficionados. Mais c’est aussi une épreuve pour le journaliste qui l’interroge, ne sachant jamais si son interlocuteur ira jusqu’au bout de sa réponse et ne se perdra pas dans les méandres d’une pensée en perpétuelle recherche de la chose juste qu’il veut exprimer. Pour Modiano aussi, on imagine que c’est un moment délicat que celui où il doit se faire l’exégète de ses propres mots. Et il y a quelque chose de profondément émouvant à voir ce grand écrivain hésiter, balbutier, s’interrompre, et être comme soulagé lorsque le journaliste formule ce qu’il a tenté de dire.

Il en était ainsi jeudi 11 mars 2010, à La Grande Librairie, le soir où François Busnel recevait Modiano pour son dernier roman L’Horizon. L’écrivain a d’abord reconnu être un grand marcheur mais beaucoup moins que du temps de sa jeunesse. Lorsqu’il marche dans Paris, il vérifie comment « ça a évolué » et comment il a intériorisé ce qu’il a vu entre 17 et 25 ans, pour en faire dans ses œuvres un Paris intemporel.

La Place de l’Etoile, le roman qui marque son entrée en littérature, rend compte d’une Occupation neuve et fantasmatique et elle est le fruit d’un long travail de mémoire. Le paradoxe de l’écriture de Modiano réside dans le fait qu’à travers une syntaxe claire, des phrases courtes et simples, un lexique du flou, est à l’œuvre un travail perpétré de livre en livre. « Je vais oublier », dit l’écrivain, alors « je voudrais cerner le truc ». Selon Marie Desplechin, il y a là une démarche assez proustienne et une constante depuis le premier roman.

Le temps de 1940-1945 est pour lui une obsession, d’autant plus que 1945 est la date de la naissance de l’écrivain. Pour lui, ceux qui sont nés en cette année-là sont le fruit de cette période trouble, qui est leur nuit originelle. Les gens nés après la guerre sont le fruit de rencontres hasardeuses. Ainsi, en 1982, dans De si braves garçons, l’écrivain évoque ces « enfants du hasard et de nulle part ». Les guerres favorisant les rencontres fugaces, les mouvements de prisonniers, de travailleurs, en temps normal, selon lui, ses parents ne se seraient jamais rencontrés. N’est-il pas le fils d’une comédienne flamande, Luisa Colpeyn, et d’un juif d’origine italienne ?

A Busnel remarquant qu’il ne parle pas d’amours mais de rencontres, Modiano répond que ces époques de fièvre sont anormales et que ce genre de rencontre ne résiste pas à la normalité. Dans Un Pedigree, il met en scène des jeunes gens qui n’ont pas eu le temps de se stabiliser et qui n’ont donc pas de colonne vertébrale. La guerre a accentué cette sorte de désordre et ils ont abordé cette époque trouble en étant du sable mouvant. Ils sont comme des fleurs qui n’ont pas eu le temps… (d’éclore).

Lorsque Busnel évoque en un condensé brutal les relations de son père avec la bande de la rue Lauriston, Modiano rétorque que son père ne savait pas qui il était et que tout ça était compliqué pour lui. Etranger dans un Paris étrange, il a continué à vivre comme s’il n’avait pas de loi.

Modiano

En ce qui concerne Lacombe Lucien, le film de Louis Malle, dont il a écrit le scénario, Modiano parle à son propos de gens fracassés. Il décrit le personnage comme un jeune paysan qui survit grâce à son instinct de conservation. Son père est prisonnier en Allemagne, sa mère vit avec un autre homme et de ce désordre initial naît son incertitude. Sans repères, il se laisse entraîner et s’oriente vers le mauvais chemin. Et pourtant, il aurait suffi d’un rien, ajoute Modiano, il aurait suffi que quelqu’un l’aiguille autrement. C’est un enfant perdu au départ, ce qui explique sa dérive. Ce film a choqué à l’époque par l’absence de jugement moral porté sur le personnage. L’explication de l’écrivain apporte donc un éclairage sur sa psychologie.

Cependant, à Busnel qui lui demande si cet anti-héros aurait pu s’appeler Patrick Modiano, l’écrivain répond que tout en essayant de le comprendre, il ne peut s’identifier à lui.

Le journaliste rappelle alors le livre de Rober Paxton sur l’Occupation, qui a fait date. On entend ensuite J. P. Rappeneau, le réalisateur du film Bon voyage, qui a travaillé avec Modiano. Il précise que l’écrivain sait tout sur la période de 1940 et racontait de multiples anecdotes. Quelques cinéastes ont été tentés d’adapter l’univers de Modiano. Patrice Leconte notamment l’a fait pour Villa triste avec un film intitulé Le Parfum d’Yvonne, qui essaie de traduire la sensualité et le parfum vénéneux et troublant de l’œuvre.

Dans une interview, Patrice Leconte fait remarquer que Patrick Modiano est en effet réputé pour être un écrivain inadaptable. S’il existe bien une intrigue sur le plan factuel, le flou domine car il n’y a pas de bases réalistes. L’essentiel réside dans tout ce qui n’est pas dit et dans les émotions souterraines. Si Modiano n’est pas le bon ami des cinéastes, c’est parce qu’il fait vraiment de la littérature et la sienne propre !

On peut comparer cette littérature à celle de Simenon. Les romans de ce dernier paraissent sans problèmes alors qu’ils en posent en fait, et de bien réels, car au fur et à mesure tout s’effrite.

La difficulté d’une adaptation de Modiano se situe dans l’existence de nombreuses allées et venues dans le temps, malaisées à rendre au cinéma. Quant aux blancs, ils sont comme de l’acupuncture, qu’il est n'est pas facile de recréer. Et dans un roman, le lecteur peut continuer sur sa lancée. De plus, il n’y a pas de mot « Fin » dans un roman de Modiano.

Dans le dernier roman de l’auteur, L’Horizon, un homme, Bosmans, part à la recherche d’une femme, Margaret Le Coz, dans le Paris des années 1960. Ce sont deux solitudes qui se sentent traquées. Et Modiano d’expliquer comment naît un roman. Au départ, c’est une image cinématographique, une image précise qui l’atteint : rue du 4 Septembre, une fille qui sort d’un bureau. Après, il ne sait plus comment continuer. Il est alors comme un conducteur qui conduit sans visibilité et chaque jour d’écriture est comme une sorte de rattrapage. Il essaie de trouver quelque chose qui puisse suivre, sans savoir vraiment où il va ; il raccroche comme des wagons. Ca  se fait par segments et c’est, comme dans le travail de joaillerie, ce qu’on appelle le « serti invisible ».

L’écriture est toujours une question de détail. Il suffit parfois de rayer deux phrases et de rajouter quelque chose d’infinitésimal. Ecrire donne l’impression de glisser sur une pente en essayant toujours de se rattraper. Le but à atteindre,  c’est une « matière sombre à saisir ».

Pour l’écrivain, il est fascinant de penser aux quarante ans de sa vie, d’y discerner tous les carrefours, d’y retrouver les rencontres qui ne se sont pas développées. La trame d’une vie est enveloppée de ces choses inachevées, de ces débris possibles qui ne sont jamais advenus. Modiano évoque cette vision assez terrible de ce que peut être une vie : comme si votre vie visible était environnée d’une "matière sombre" virtuelle. « Pourquoi avait-il choisi ce chemin plutôt qu’un autre ? »

L’écrivain dit que son mouvement naturel est de se jeter en avant et de ne pas hésiter. Comme dans un  kaléidoscope, il y a tellement de grains, de jeux (je ?), de solutions. La vie aurait pu être différente. La « matière sombre », ce sont ces virtualités, ces choses enfouies et c’est tout cela qui lui a donné l’impulsion d’écrire.

François Busnel remarque que dans L’Horizon, on trouve quelque chose de nouveau que révèle d’abord le titre. Quant au dernier paragraphe, il ouvre vers l’avenir. Et Modiano de répondre que dans un livre écrit à la 3ème personne, on prend le risque d’être Dieu le Père. Avec une fin ouverte, les personnages peuvent s’échapper du livre comme ils peuvent s’échapper d’un tableau.

Modiano est d’accord avec Busnel pour reconnaître qu’Un Pedigree, qui a remporté un immense succès, a permis l’émergence d’une note nouvelle dans l’œuvre. Cet ouvrage autobiographique ne peut se dissocier de ses romans. Il dit que ce texte, c’est comme quand on appuyait sur une touche sur les panneaux du métro et que l’on voyait apparaître le réseau des correspondances. Tous ses romans sont dans Un Pedigree.

L’Horizon se déroule à Berlin et à Paris. Dans un reportage, Jean-Louis Ezine du Nouvel Observateur, parle de ce Paris disparu que Modiano ressuscite. (Et Modiano, qui croyait bien connaître Ezine, précise qu’il n’a su que trente ans après leur rencontre qui il était vraiment, en lisant son ouvrage Les Taiseux, dans lequel il évoque la recherche du père.)

Selon Ezine, Modiano est l’écrivain des villes, l’arpenteur des paysages urbains, celui qui montre comment le passé passe dans les villes. Celui qui n’a pas oublié par exemple que la rue Delaisement, disparue aujourd’hui, faisait le lien entre Neuilly et Levallois, qui sait que telle bijouterie actuelle était une échoppe de livres en 1951, qui connaît dans le XIV° des maisons d’édition désaffectées, qui sont censées avoir disparu, mais qui conservent encore une certaine activité. Ces dernières librairies sont un rempart, un refuge pour l’auteur. Modiano marche vite dans Paris et il en connaît bien les zones périphériques. Sur certains plans ont été conservés nombre de rues qui n’existent plus, rues fantômes qui sont la porte ouverte à son imagination.
Il rappelle l’anecdote qui est à l’origine de La place de l’Etoile, qui se passe en 1942. Modiano a demandé à quelqu’un : « Indiquez-moi la place de L’Etoile ». L’homme lui a désigné la côté gauche de sa poitrine, indiquant ainsi l’emplacement  de l’étoile jaune que furent contraints de porter les Juifs. La Place de l’Etoile symbolise ainsi l’honneur et le déshonneur.


le paris onirique de modiano

                                                                                       Le Paris onirique de Modiano

Modiano est cet écrivain de la rive droite devenu écrivain de la rive gauche, topographie correspondant à son parcours personnel. Le romancier est le spectateur de la vie des cafés, nombreux dans ses œuvres, lieux de passage où se font les rencontres, où se nouent les intrigues.

François Busnel lit alors une phrase à la page 168, qu’il trouve fantastique. Celle-ci dit qu’une ville, c’est une vie et que la forme d’une ville correspond à la forme d’une vie. Modiano ajoute que la ville de Berlin (ville natale de Margaret le Coz l'héroïne) l’a frappé parce qu’elle a grandi avec les gens de sa génération, celle de 1945, et les a accompagnés. La ville a voulu masquer les terrains vagues et essayer de mettre de l’ordre dans les marécages.

Dans L'Horizon, le père de Margaret Le Coz est présenté comme un auteur, dont le narrateur dit que c’était une erreur de jeunesse. Modiano précise, quant à lui, qu’il a commencé à écrire très jeune et qu’il essaie d’éviter de se relire. S’il a la sensation d’être la même personne, il n’en finit pas d’être le père et le grand-père de celui qu’il a été.

Il ajoute que son premier livre aurait pu être autre chose et qu’il aurait voulu écrire une histoire d’amour comme Le Diable au corps, et que l’on regrette toujours. Il dit encore qu’on écrit des livres parce qu’on n’est pas content du précédent et que c’est une sorte de fuite en avant.

Cette fuite en avant conduit-elle Patrick Modiano et ses personnages vers un nouvel horizon ? C’est ce que laisse entendre la dernière phrase du roman : « Il lui semblait atteindre un carrefour de sa vie, ou plutôt une lisière d’où il pourrait s’élancer vers l’avenir. Pour la première fois, il avait dans la tête le mot : avenir, et un autre mot, l’horizon. Ces soirs-là, les rues désertes et silencieuses du quartier étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes sur l’avenir et l’HORIZON. »


                                                           modiano 2
 
                                                                                                     Les escaliers du Vert-Galant, Le Paris de Modiano,
                                                                                                                                   Philippe Loparelli




Lundi 29 mars 2010

 

 

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13 février 2010 6 13 /02 /février /2010 17:45

 

darrieussecq-laurens

                                                                         Marie Darrieusecq et Camille Laurens


Jeudi 21 janvier 2010, à La Grande Librairie, François Busnel recevait le trop rare Jean-Jacques Schuhl (Entrée des fantômes), Marie Darrieusecq (Rapport de police)et Philippe Sollers (Discours parfait). On y a parlé de « ce qui fâche ». En réponse aux accusations de plagiat dont elle fut victime de la part de Marie N’Diaye et Camille Laurens, l’auteur de Truismes vient en effet de publier chez P. O. L un ouvrage, intitulé Rapport de police. Accusations de plagiat et autres modes de surveillance de la fiction. Elle y démonte brillamment, en bonne Normalienne qu’elle est, les rouages de cette campagne calomnieuse dont de nombreux écrivains furent les victimes.

Rappelons brièvement les faits. En 1998, lors de la parution de son deuxième roman, Naissance des fantômes, Marie N’Diyae accuse Marie Darrieusecq de la « singer ».(J. J Schuhl fait remarquer avec humour qu’il l’a à son tour plagiée puisque son dernier roman s’appelle Du côté des fantômes !) Puis c’est au tour de Camille Laurens de lui reprocher un « plagiat psychique » avec Tom est mort, publié en 2007, alors qu’elle-même, en 1995, avait écrit Philippe, récit de la mort de son fils nouveau-né. Marie Darrieusecq lui aurait "volé" sa douleur et l'aurait "copiée". En lisant la définition du mot « plagiat » dans le Robert, quelle n’est d’ailleurs pas ma surprise de voir qu’en 1537, le terme « larrecin plagiant » signifiait « vol d’enfant » !

Il est bien sûr nécessaire de lire les deux ouvrages pour se faire une idée et les critiques littéraire, comme Pierre Assouline et Jacques-Pierre Amette par exemple, sont très divisés. Ayant écouté les arguments de Marie Darrieusecq, lu ensuite l’article de Camille Laurens, « Le syndrome du coucou », mais n’ayant pas lu Philippe, je suis moi-même très partagée. Je voudrais cependant, tout en respectant l’étonnement douloureux de l’auteur de Philippe, reprendre les arguments de Darrieusecq qui m’ont semblé intéressants. En posant le problème du plagiat et de la calomnie, l'auteur pose surtout celui de la littérature et des droits imprescriptibles de la fiction.

François Busnel affirme en effet qu’il faut lire Rapport de police si l’on veut savoir ce qu’est la littérature. Marie Darrieusecq précise que c’est un livre de colère, qu’elle revendique la liberté d’invention, qui a beaucoup à voir avec l’art de lire. Elle rappelle que Camille Laurens, publiée comme elle chez P. O. L (mais qui n'appartient  plus à cette maison puisque l’éditeur a décidé de ne plus la publier), lui dénie d’écrire sur ce qu’elle n’a pas vécu. L’auteur de Philippe, a d'ailleurs riposté avec Romance nerveuse, une autofiction par laquelle elle entend régler ses comptes avec sa « rivale ».

Selon l’ « accusée », le milieu littéraire a besoin de crimes. Certes, elle reconnaît qu’il est normal de s’identifier et de s’imaginer au centre d’un livre quand on le lit. Mais son problème à elle, c’est surtout celui de la calomnie. Marie N’Diyae et Camille Laurens ont tenté de l’assassiner puisqu’elles l’ont attaquée dans son être. Ce fut le cas de Paul Celan qui se suicida, de Daphné du Maurier, empêchée d’écrire pendant une dizaine d’années par une campagne similaire, de Zola, accusé par Edmond de Goncourt d’avoir plagié l’héroïne de Germinie Lacerteux avec le personnage de Gervaise dans L’Assommoir.

Celle qui se décrit comme étant « faite de phrases », dénie à quiconque le droit de projeter sur un livre une quelconque propriété privée. C’est une crispation identitaire qui correspond à la volonté d’interdire à l’autre d’écrire. Selon la romancière, désormais aussi psychanalyste, il y aurait une rage à vouloir être plagié puisque les bénéfices qu’on en tire sont nombreux. On se pose ainsi comme étant un écrivain qui compte, on se place comme  représentant de l’authenticité (un des mots d’ordre du XIX°siècle), on revendique son originalité. C’est ce que firent Léon Bloy et Goncourt, conduits à écrire des « pamphlets puants » contre le libre flux de la parole de l’écrivain,  toujours fait de mots qui viennent d’ailleurs. Philippe Sollers ajoute que, dans cette perspective, tout écrivain véritable ne peut dire que : « Plagiez-moi ! »

Il poursuit en précisant qu’il a été impressionné par le chapitre dans lequel Marie Darieussecq évoque les victimes du régime soviétique qui eurent à souffrir de campagnes de plagiat et furent acculés au suicide et à la mort. Le cas de Mandelstam, notamment, confirme que la poésie, c’est la guerre. Accusé de plagiat, objet de rancœur et de jalousie, l’écrivain soviétique n’avait plus la possibilité de se loger ni de se nourrir. Exclu du milieu littéraire, il mourra au goulag.

François Busnel renchérit sur les belles pages du livre qui évoquent ces années situées entre 1917 et 1950, qui voient encore la manipulation de la Guépéou contre Maïakovski, rival de Gorki, protégé par Staline, et l’épuisement de Chalamov.

L’écrivain serbe, Danilo Kìs, a bien analysé ce phénomène dans Leçon d’anatomie, en y fustigeant la détestation de l’Autre, dont il fut lui-même victime. Il y répond à ses accusateurs et y prophétise la guerre future en Yougoslavie.

Marie Darrieusecq poursuit en indiquant que l’exemple tragique de ces auteurs désignés du doigt montre une implacable mécanique à l’œuvre et que la calomnie est bien une arme de destruction.

A François Busnel qui lui demande alors ce qu’est l’art d’écrire, l’écrivain répond que tout part d’histoires de jalousie et d’envie. Certes, elle reconnaît que le plagiat existe et elle en donne des exemples dans son ouvrage.  Mais  ce qu’elle combat, c’est la « plagiomnie » (un mot-valise créé par elle), qui désigne l’accusation calomnieuse de plagiat.

Sous le prétexte qu’elle n’a pas perdu d’enfant, que la véracité, l’originalité et l’indicible doivent être la loi (concepts hérités du XIX°siècle), qu’il faut rendre à César ce qui est à César, on dénie à Marie Darrieusecq de parler de cette épreuve. Platon déjà s’opposait à Aristote à ce propos. C’est par la fiction choquante qu’on évitera le pire. On doit reconnaître que l’on écrit parce qu’on a été nourri par les livres et que ce n’est pas un péché ! Pour savoir écrire, en effet, il importe de savoir lire. Ce à quoi Philippe Sollers rajoute que pour savoir lire, il faut savoir vivre.

« Je crois à la haine inconsciente du style », écrivait Flaubert. Et ce sentiment est de tous les temps puisqu’il remonte à Epicure et Martial.

Jean-Jacques Schuhl intervient alors pour dire que, dans Entrée des fantômes, il a plagié, fait des samplings et des citations. Il déclare y avoir plagié Opération Shylock de Philip Roth et que l’on n’y a vu que du feu. Pour lui, cette polémique n’a aucun sens. Il évoque aussi l’anecdote selon laquelle il avait souhaité « acheter » une phrase de Passion fixe de Philippe Sollers et que ce dernier, grand seigneur, la lui avait donnée. Il avoue encore qu’il a emprunté le titre, Exit Ghosts, toujours à Philip Roth. Se plaçant à l’ombre du surréalisme, marqué par le hasard, le jeu, l’hypnose, il reconnaît enfin que le titre, Entrée des fantômes, vient d’André Breton.

Dans la littérature, les exemples sont nombreux de ce que Borges appelle le plagiat par anticipation. Ainsi, quand on lit certaines phrases de Maupassant, on peut croire parfois qu’on lit Proust. Or, le style ne se vole pas ni la musique. Michael Jackson en est la preuve, lui qui fut accusé de plagiat et n’eut qu’à chanter devant le tribunal pour être disculpé.

Il ne faut pas croire qu’il existe des frères et sœurs en littérature. Marie Darrieusecq n’avait-elle pas choisi de se faire éditer chez P. O. L parce qu’elle admirait Philippe de Camille Laurens ? Elle parlait alors d’amitié. Mais c’est un leurre puisque vos amis sont les premiers à vous accuser de plagiat. Même si on écrit tout seul, on déclenche des « projections » (selon le langage freudien). C’est le complexe fraternel.

Ainsi, Marie Darrieusecq, pour répondre à Camille Laurens, a préféré prendre de la distance, en se plaçant sur le terrain de la théorie et en écrivant un essai. De cette manière, si son sujet semble être le plagiat, elle s’interroge en fait sur les origines de la Littérature, dont elle affirme qu’elle est fille de la Lecture. « J’écris parce que j’ai lu, parce que je suis faite d’influences et d’apports, c’est une évidence. » On ne la démentira pas.

 

 

A lire :

  • Marie Darrieusecq : « L’accusation de plagiat est une mise à mort », Entretien avec Nelly Kaprièlian, le 09 janvier 2010.
  • www.leoscheer.com/…22-camille-laurens-marie-darrieusecq-ou-le-syndrome-du-coucou
  • Romance nerveuse, de Camille Laurens : les vérités à risque de Camille Laurens, Raphaëlle Rérolle,  Le Monde, le 09 janvier 2010.

 

 

 

 

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29 janvier 2010 5 29 /01 /janvier /2010 10:16

franketienne-buste.jpg
Jeudi 28 janvier 2010, François Busnel organisait une Spéciale Ecrivains d’Haïti, à La Grande Librairie.


On y a vu et entendu les grands écrivains, haïtiens ou non, Dany Laferrière, Louis-Philippe Dalembert, Eddy Harris, Alain Mabanckou et de nombreux autres, tous unis par l’écriture et les mots pour soutenir Haïti, l’île martyrisée.

 

Mais s’il ne fallait retenir qu’une image, c’est celle de l’écrivain Frankétienne dans sa maison vacillante. Dans ce reportage, on l’y entendait évoquer le boa souterrain qui a tout dévasté et lire des extraits de sa pièce prophétique Le Piège. N’avait-il pas écrit le 10 novembre 2009 :


« La terre titube, la terre vacille, la terre vire et chavire en tressaillements de frayeur, en déraillements de terreur, dans le macabre opéra des rats […] effondrements des villes, des bidonvilles, des châteaux et des palais en hécatombe cacophonique. »


Et métaphore symbolique de la résistance culturelle des Haïtiens, l’image de la bibliothèque de Frankétienne, demeurée debout au milieu des gravats !


« La vie doit continuer et la création, comme dit Nietszche, par-delà les tombes, la création continue. » (Conversation entre Frankétienne et Philippe Bernard, le 25 janvier 2010, Etonnants Voyageurs).


Babylone-en-ruines-Gustave-Dore--Vision-de-saint-jean-.jpgBabylone en ruines (Vision de saint Jean), Gustave Doré

 

Vendredi 29 janvier 2010

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15 janvier 2010 5 15 /01 /janvier /2010 15:43

Jeudi 14 janvier 2010, à La Grande Librairie, François Busnel consacrait une grande partie de son émission à James Ellroy, celui pour qui « l’Amérique n’a jamais été innocente », et dont on vient de publier en français le tome III de sa trilogie intitulée Underworld USA, après American Tabloïd et American Death Trip. Ensuite, il recevait Andrei Kourkov, « l’écrivain comique ukrainien » pour Laitier de nuit. Je voudrais cependant m’attarder sur sa troisième invitée, la fragile Kim Thúy, qui vient d’écrire son premier roman, Ru, dont elle a parlé avec une délicatesse et une philosophie qui donnent envie de la lire.


KIM-20THUY_1_Kim-Thuy.jpg


Son histoire d’abord est extraordinaire. D’origine viêtnamienne, elle a dû quitter son pays natal à l’âge de dix ans, a vécu quatre mois dans un camp de réfugiés, pour ensuite s'installer au Québec avec sa famille. Couturière, avocate, restauratrice, elle a écrit ce premier ouvrage dénué de tout misérabilisme, en souhaitant y décrire des sensations, des émotions plus que des faits, et en expliquant qu’il fut « long de faire ce petit livre » de 142 pages.

Elle a précisé que si « ru » signifie « petit ruisseau » en français, en viêtnamien, il a le sens de « bercer », de « berceuse ». Et ce livre est sans doute pour l’émigrée la berceuse qui la rattache à la terre de ses ancêtres.

Celle qui a trouvé dans la langue française une patrie, a aussi proposé les trois livres de son Panthéon littéraire. L’Amant de Marguerite Duras, qui lui fit redécouvrir le Viêtnam ; L’Enigme du retour de Denis Laferrière, son frère en émigration ; et L’Insoutenable Légèreté de l’Etre de Kundera, qui lui donna l’occasion de prendre conscience de la réalité du communisme.

En disciple du bouddhisme, elle souligne que les déchirements de sa vie lui ont enseigné le détachement, qu’il importe en effet de ne pas s’attacher pour ne pas souffrir et qu’on apprend à se dépouiller pour rebondir. Et devant les aléas de la situation politique au Viêtnam, en philosophe, elle fait le constat que « guerre et paix sont en fait des amies et qu’elles se moquent de nous. »

Alors, s’il faut faire un choix de lecture entre l’ogre Ellroy, le drolatique Kourkov et la sereine Kim Thúy, je choisis celle dont la voix est le murmure nostalgique du « ru » de son enfance.

 

Vendredi 15 janvier 2010

 

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11 janvier 2010 1 11 /01 /janvier /2010 18:02



Lundi 04 janvier 2010, on commémorait le cinquantenaire de la mort de Camus dans un accident de voiture, à Villeblevin dans l’Yonne, aux côtés de Michel Gallimard.
 

Camus-de-face.jpg


Jeudi 07 janvier, François Busnel, dans La Grande Librairie, proposait une Spéciale Albert Camus, en hommage à celui qui est tout, sauf « un philosophe pour classes terminales ».  Il souhaitait montrer dans cette émission que "sa trajectoire, jalonnée de rencontres, est un miracle et que sa vie prouve à elle seule qu'il n'y a pas de déterminisme social."
Y étaient présents Jeanyves Guérin (pour Le Dictionnaire Albert Camus chez Robert Laffont), José Lenzini (pour Les Derniers Jours de la vie d’Albert Camus chez Actes Sud), Michel Onfray (La Pensée de midi, Archéologie de la pensée d’un libertaire), Herbert Lottman (Albert Camus, Le Seuil) et Agnès Spiquel, Présidente des Etudes camusiennes, qui a collaboré à la récente édition des œuvres complètes d’Albert Camus par la bibliothèque de la Pléiade. Le documentaire de Joël Calmettes, intitulé Albert Camus, le journalisme engagé, revenait sur la carrière de journaliste de l’écrivain.
(J'y reviendrai dans un autre article.)

L’échange très documenté entre les différents intervenants a fait revivre le trajet remarquable de cette « comète » trop tôt disparue. Traduit dans 60 langues, l’écrivain, natif d’Algérie, a atteint depuis longtemps à l’universalité et acquis l’immortalité littéraire. Toujours reçu comme un passeur de l’idée démocratique, après avoir été découvert entre 1950 et 1960 par l’Espagne, la Pologne, les pays de l’Est, il est maintenant lu en Algérie et en Iran.

On y a rappelé les événements de l’enfance de celui qui naquit  en 1913 à Mondovi, en Algérie, d’un père mort à la guerre de 1914 et d’une mère analphabète et femme de ménage. On y a fait mémoire de la découverte de la langue française par un adolescent timide grâce à son instituteur Louis Germain. C’est ce jeune homme qui affirmera qu’il n’a qu’une patrie, cette même langue française que l'Ecole lui avait donnée. Il reconnaîtra l'habiter, l'avoir acquise et aimée, conscient de ses capacités alors que sa mère la parlait mal. Il est toujours demeuré au fond de lui ce gosse de pauvre, à qui son instituteur donne à lire La Douleur (1931) d’André de Richaud et qui en est ébloui.

On y a mentionné la passion pour le football (« Ce que je sais de plus sûr sur la morale, c’est au sport que je le dois, là où l’on fait quelque chose ensemble. ») et l’attrait pour la philosophie suscité par Jean Grenier en 1930, l’éviction au concours de l’agrégation de philosophie à cause de la tuberculose, la participation à Alger-Républicain (1938).

On s’est arrêté sur sa passion pour le théâtre, lorsqu’il fonde le Théâtre du Travail et qu’il parcourt le pays dans la troupe de Radio-Alger, avec des mises en scène de textes de  Malraux ou de Dostoïevski. Camus ne disait-il pas : « La scène de théâtre est le seul lieu où je sois heureux » ? On sait qu’il était capable de remplacer au pied levé des comédiens et qu’il préféra toujours la compagnie des gens de théâtre à celle des intellectuels, avec qui il avait l’impression d’être coupable. Il retrouvait dans le monde du théâtre cette camaraderie du football ou de l’équipe de rédaction d’un journal.  Si un écrivain se juge lui-même dans la solitude, un jour vient où il a besoin de la collectivité.

Ensuite, fut soulignée la consécration du Prix Nobel en 1957, qui montrera au monde un visage plus jeune de la France qu’on ne le pensait généralement.

Si l’enfance n’est pas un des sujets de prédilection de Camus, il fut cependant un enfant heureux, marqué par la tendresse maternelle et le soleil, malgré et avec la pauvreté.

Herbert Lottman, un Américain, s’est lancé dans l’écriture de la biographie de Camus quand il s’est rendu compte qu’il n’en existait pas qui soit digne de ce nom (de même que, selon lui, il n’y en a pas non plus pour Flaubert). Il a donc commencé « avec rien » et a rédigé une biographie à l’américaine. Il s’y est efforcé de « tout dire », multipliant les détails, car-dit-il- on ne sait pas à l’avance ce qui sera important. Réalisant une véritable enquête de mille pages, il a fait parler nombre de faits, nombre de témoins, des lettres d’amis et ce faisant a « recomposé » Camus. Le biographe américain a beaucoup enquêté sur les origines du père de Camus dont on a longtemps cru qu’elles étaient alsaciennes. C’est à Nantes, où est rassemblé l’Etat-civil des pieds-noirs, qu’il a retrouvé dans les archives l’arbre généalogique de Camus, dont les ancêtres venaient de Bordeaux, ce que l’écrivain lui-même n’aura jamais su. De même, il nous apprend que si l’auteur de Révolte dans les Asturies (1936) n’a jamais révélé pourquoi il avait quitté le parti communiste en 1936, c’est parce qu’il en avait été expulsé.

Michel Onfray indique que deux professeurs furent décisifs pour l’auteur de L’Etranger (1942) et que la culture l’arracha à la misère. Louis Germain, l’instituteur, lui fait connaître Dorgelès et Jean Grenier le distingue, lui ouvrant les textes de Nietszche et le taoïsme. Camus lui dédiera L’Homme révolté (1951). Ayant eu la conviction intime qu’il mourrait jeune, Camus éprouva toujours un amour débordant de la vie. Ce goût lié à la maladie le rendit prêt à brûler son existence et il ne méprisa jamais le bonheur, comme il est de bon ton de le proclamer chez certains philosophes ! Un film d’archives de mai 1959 montre Camus s’exprimant sur ce sujet. Il explique que, pour beaucoup, le bonheur est une activité originale dont il faudrait se cacher, comme des Ballets roses, dont il faudrait s’excuser. Il reconnaît que les puissants sont souvent des ratés du bonheur : « N’avouez jamais que vous êtes heureux, ce serait votre condamnation ! »

Devant des interviews de Camus qui n’apparaissent pas très naturelles, José Lenzini fait remarquer qu’il s’efforce d’y réfréner son accent pied-noir. Ne disait-il pas : « Quand je suis avec un intellectuel, j’ai toujours l’impression d’avoir quelque chose à me faire pardonner » ?  Sa fille Catherine Camus explique l’aspect artificiel de ses interviews par le fait qu'il en apprenait les textes par cœur. Mais ce manque de naturel n’avait rien à voir avec une quelconque rigidité de l’homme.

En fait, Albert Camus est avant tout un homme de soleil, de pauvreté et de silence. Il a vécu dans un monde de silence, celui de son père absent, de sa mère analphabète, de son quartier pauvre de Belcourt, et c’est auprès des taiseux qu’il se ressourcera. Son écriture blanche et silencieuse saura être le porte-voix de ceux qui n’ont pas la parole.

En 1942, la réception de L’Etranger est un succès et Sartre lui-même, à cette époque, l’estime.  Depuis l’âge de 17 ans, Camus sait qu’il sera écrivain En 1937, il avait rédigé un essai narratif intitulé La Mort heureuse et il écrira L’Etranger d’un seul jet. C’est une sorte de « mythe animé » qui cherche à montrer ce qu’est la réalité de l’absurde. Avec l’incipit célèbre (« Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. » A noter que « Cela ne veut rien dire » renvoie au télégramme !), on est en présence d’une écriture déjà affirmée. On admire de suite cette structure en miroir qui fait réécrire l’histoire de Meursault par la justice, tandis que le dernier chapitre constitue la réconciliation du personnage avec un univers dénué de sens. Luchino Visconti sera le seul metteur en scène à adapter le roman en 1967 avec Marcello Mastroianni, dans le rôle de Meursault, et Bernard Blier dans le rôle de l’avocat.

Les invités de Busnel ont évoqué la publication posthume par Catherine Camus en 1994 de Le premier homme, sorte de roman miroir de L’Envers et l’Endroit (Camus disait que toute son œuvre se trouvait condensée dans cet essai). Inachevé, il devait être le premier d’une trilogie que la mort interrompit et qui devait conter l’aube de l’humanité. Les invités sont divisés sur le texte, certains faisant le constat que Camus n’y fait pas mention des Arabes. Selon Michel Onfray, le livre n’étant pas fini, ce n’est qu’un document, à considérer comme un fragment posthume. Pour Lenzini, le livre était publiable et il souligne que les personnages savent que les Arabes existent. Agnès Spiquel mentionne que dans l’Algérie de Camus existaient des possibilités de convivialité entre Arabes et Français malgré la scission ethnique et qu’au chevet de la mère malade de Camus, c’est une femme arabe qui se tenait. Le roman inachevé serait le reflet d’une Algérie dont il rêve.

Cette œuvre, qui n’en était qu’au tiers de sa rédaction et aurait été énorme, ne doit pas être considérée comme une autobiographie. C’est bien un roman où Camus scrute le passé de l’Algérie et le sien.

En 1947, La Peste, roman vendu à 100 000 exemplaires, reçoit Le Prix des Critiques. Et Camus déclare avec humour : « Elle a fait plus de morts que je ne croyais ! »

En ce qui concerne la philosophie de Camus, pour Michel Onfray, Noces (1939) et L’Envers et l’Endroit (1937), sorte de promenade antique, s’apparentent à la prose des présocratiques et exaltent un véritable "hédonisme tragique". Il s’élève contre l’idée, largement répandue, qui fait de Camus « un philosophe pour classes terminales. » Et s’il en est un à qui ce qualificatif s’applique, c’est plutôt Sartre avec La Nausée ou L’existentialisme est-il un humanisme, œuvres sur lesquelles transpirent les malheureux lycéens ! Si Camus déclarait qu’il n’était pas un philosophe (comme on en fait à l’Ecole Normale s’entend), il est clair cependant qu’il a mené une vie philosophique, écrivant « pour sauver sa peau », dans une pratique réellement existentielle. Moraliste et styliste, Camus est loin d’avoir une pensée simpliste comme on le lui a parfois reproché. Se situant sur le versant littéraire de la philosophie, il n’est tout simplement pas académique.

Sa réflexion sur le suicide, l’absurde, la révolte procède d’une expérience existentielle, fondée sur la mort du père et l’illettrisme de la mère, contingence expérimentée. Dans L’Homme révolté, Camus critique l’hégélianisme et le surréalisme. Michel Onfray voit en lui un libertaire qui fait l’éloge de la pensée anarchique et de l’anarcho-syndicalisme, notamment pendant la période de Combat. Il le situe dans une vraie logique libertaire, celle qui veut que l’on ne soit tenu à aucun catéchisme. Il ne souscrit donc pas à la thèse d’un Camus social-démocrate.

José Lenzini apporte la nuance que si le cœur est libertaire, la raison est sociale-démocrate. C’est à la sociale-démocratie, selon lui, que vont ses sympathies. C’est un réformiste radical et non pas un révolutionnaire, qui remet en cause le capitalisme et le consumérisme américain, tout en faisant l’éloge du travaillisme scandinave.

Les intervenants ont bien sûr rappelé la polémique célèbre de décembre 1957. Les rectifications nécessaires ont été apportées. Le journal Le Monde a été clairement mis en cause, accusé d’être un faussaire, puisqu’il avait cité la phrase de Camus en la sortant de son contexte, laissant entendre que l’écrivain avait fait l’éloge de l’injustice. Ce dernier n’a jamais dit : « Je crois à la Justice, mais je défendrai ma mère avant la Justice. » Voici les faits. En résidence à Stockholm, Camus participait à une conférence de presse. Un jeune Algérien l’interpelle en lui reprochant son silence sur ce qui se déroule en Algérie. Camus lui demande à plusieurs reprises quel âge il a et finit par lui dire : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. » Et ensuite, la rumeur a déformé les paroles et elles sont devenues celles-ci : « Entre la Justice et ma mère, je choisis ma mère. » « Camus n’opposait pas la justice à sa terre natale, mais dénonçait en situation le terrorisme. » (Philippe Lançon). Il faut savoir que ce jeune homme, admirateur de Kateb Yacine, et qui avait pris à partie Camus, de retour en Algérie, « tombe » sur Actuelles et sur « Misère en Kabylie ». Défait, il comprend qu’il a méconnu le message de Camus. Quand il contactera Jules Roy pour aller s’excuser auprès de l’écrivain algérois, ce dernier sera mort. Le jeune étudiant ira déposer des fleurs sur sa tombe à Lourmarin…

En 1949, dans Les Justes, Camus avait fait une analyse du terrorisme en défendant la thèse que la fin ne justifie pas les moyens et que la mort des femmes et des enfants est un prix trop fort à payer. Sa réponse au jeune étudiant était ainsi dans la droite ligne de ce qu’il avait toujours prôné.

Dans une sourate du Coran, on peut lire : « Le paradis est aux pieds des mères et la justice aussi. » Pourquoi Camus n’aurait-il pas été dans la peau de la mère ? Quant au président Bouteflika, il a surenchéri : « N’importe qui aurait répondu ce qu’a répondu Camus. Il est des nôtres ! » Alors qu’en France, on veut faire entrer l’écrivain au Panthéon, en Algérie, il est enfin sorti du purgatoire. Il est désormais lu dans les lycées et les Algériens le revendiquent comme appartenant à leur patrimoine et, juste retour des choses, ils parlent très bien du journaliste qui décrivit les misères de la Kabylie.

Si Camus a aimé des femmes, Simone Hié, Francine Faure, Maria Casarès, qui furent des rencontres déterminantes dans sa vie, il n’est pas exact de dire qu’il fut un « homme à femmes ». Il entretint, malgré la séparation, une relation durable avec Simone Hié et fut fidèle à sa manière à l’expérience de ses rencontres. Respectueux du bonheur et des gens heureux, Camus a cherché la femme idéale, peut-être en souvenir de cette mère à qui il ne pouvait rien dire. Catherine Camus, sa fille, nous apprend que, lorsqu’il écrivait, il aimait qu’une femme silencieuse se trouvât dans la pièce d’à côté. José Lenzini insiste sur le fait que l’engagement, la résistance, la révolte sont « beaucoup plus importants que toutes ces histoires ».

Alors, faut-il imaginer Camus heureux ? Comme l’Envers et l’Endroit, on est en droit de l’imaginer heureux et malheureux en même temps.

Quant au transfert de ses cendres au Panthéon souhaité par Sarkozy, les avis divergent. Pour Onfray, c’est Tipasa qui eût été le plus beau panthéon. Ecrivain-symbole des plus importants, il le considère comme irrécupérable. Selon Lenzini, Lourmarin est le Colombey de Camus et il doit y demeurer. Herbert Lottman pose insidieusement la question de savoir si celui qui a proposé ce transfert est sincère.  Il pense que c’est à Catherine Camus qui vient tous les jours sur la tombe de son père de se prononcer. (On croit savoir qu’elle n’y serait peut-être pas hostile mais que son frère jumeau n’est pas du même avis.)

Et pour laisser le dernier mot à Albert Camus lui-même, ne disait-il pas : « L’Eternité est une idée sans avenir » ?

 

Lundi 11 janvier 2010

camus-songeur

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5 décembre 2009 6 05 /12 /décembre /2009 08:56


Jeudi 03 décembre 2009 à La Grande Librairie, on pouvait faire la  rencontre passionnante  du peintre Gérard Garouste, venu parler de L’Intranquille, Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, livre « coup de poing » selon François Busnel. Gérard Garouste, un « peintre moins moderne qu’on ne le croit et qui refonde la modernité ».

De ses premières scénographies avec Jean-Michel Ribes à la préparation de son exposition sur le thème de Faust, en passant par le décor du Palace, la mythique boîte de nuit, et ses illustrations de Dante, Cervantès ou Rabelais, c’est un peintre mystérieux et angoissé, grand lecteur de la Bible et de la Torah, qui se livre dans son autoportrait.

Se définissant comme le fils d’un « petit salopard » antisémite (dont il dit : « Il était mort et j’étais soulagé »), le peintre s’inscrit en faux contre le mythe de l’artiste maudit, idée romantique et mythe éminemment bourgeois. Nombre de grands artistes ont eu une vie heureuse que ce soit Velasquez, Le Greco ou de Chirico. Longtemps maniaco-dépressif lui-même, encore soigné régulièrement, il se déclare « juste fou, je veux bien »- puisqu’un fou a tout perdu, sauf la raison- et affirme qu’un véritable artiste n’a rien à voir avec la folie. Selon lui, si Van Gogh avait connu la psychanalyse, il aurait été encore un meilleur artiste. Il déclare peindre « débarrassé de l’excitation du succès » et ne redouter que le prochain internement.

A Jean Van Hamme, qui vient d’écrire La malédiction des trente deniers, il affirme que le nom de Judas est devenu la pire insulte qui soit, alors que c’est le plus beau mot de la Torah, le tétragramme, et la porte ouverte sur le divin. Quand il s’est trouvé dans une impasse existentielle, comme au jeu de l’Oie, il est retourné à la case départ. Il a appris l’hébreu, ce qui lui a permis un retour au classicisme, aux textes fondateurs, et aux sources de sa religion.

Dans cet ouvrage de moins de deux cents pages, et dans une atmosphère à la Modiano, qu’il a d’ailleurs illustré, un grand artiste se livre en avouant : « Je veux peindre ce qu'on ne dit pas." 
 Samedi 05 décembre 2009
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11 novembre 2009 3 11 /11 /novembre /2009 14:42


Antoine Arnauld 

                                                               Antoine Arnauld, dit Le Grand Arnauld (1612-1694).

Jeudi 05 novembre 2009, François Busnel recevait entre autres à La Grande Librairie Christian Bobin, l'ermite du Creusot. Celui-ci a fait poétiquement l'éloge de Claude Lévi-Strauss : "C'est un immeuble qui s'effondre en laissant une poussière d'images", a-t-il dit. Dans le grand anthropologue il a décelé des racines intuitives et poétiques et un goût affirmé pour la musique. Dans la structure de l'humble fleur du pissenlit, "petit soleil à portée de main", l'auteur de Tristes Tropiques eût reconnu la structure de l'univers.
Christian Bobin était l'invité de François Busnel pour sa dernière œuvre, Les ruines du ciel, suite d’aphorismes, de pensées, de rêveries et de phrases lapidaires, au service d’une réflexion sur les contradictions du Grand siècle. Si l’on se plonge dans la lecture de celui qui sait parler aux anges, aux pâquerettes et aux animaux, on rencontrera Racine, Philippe de Champaigne, Pascal, Le Grand Arnauld, en même temps
que André Dhôtel, Jean Grosjean et Jean Genet.

De son bureau ouvert sur un jardin, entre les œuvres de La Fontaine et le Nouveau Testament, Christian Bobin écrit une œuvre à mi- chemin du mysticisme et du minimalisme, un éloge du rien, qui a ses afficionados passionnés. Celui qui a vécu « prisonnier dans le cloître des lectures » dit avoir voyagé dans le Grand siècle afin de comprendre son propre siècle, être allé très loin pour voir très près.

Dans cet ouvrage inclassable, il évoque l’affrontement entre cette « centrale d’or » et de courtisans que fut Versailles et la petite poignée d’hommes et de femmes de Port-Royal-des-Champs, désintéressés des honneurs, dans une volonté de résistance contre « cette royauté qui avalait la France ». Ce faisant il fustige ce monarque invisible qu’est l’argent et en cela ce livre nous parle aujourd’hui. Versailles.jpg

Le mélange d’anecdotes choisies, de considérations sur l’écriture, Bach ou le pissenlit, peut sembler déroutant. Pour Christian Bobin, c’est comme une tapisserie où tout est mêlé, le passé et le présent, les vivants et les morts. « Je lis Pascal et je fais mes courses au Creusot », ajoute-t-il.

A Busnel  qui lui demande comment il concilie sa nostalgie profonde de l’enfance et sa gaieté foncière, l’écrivain-poète répond qu’il est joyeux et amoureux. La vie, c’est du courage et ce courage est gai. On ne sait rien, on ne comprend rien, mais on a besoin de quelques étincelles. Il éprouve « la joie éternelle de se sentir mortel ».

Selon lui, il n’y a aucune différence entre croire et vivre. Même celui qui s’en va se pendre recherche un bien. La vie, c’est l’espérance mais une espérance qui n’est captive d’aucun dogme. « Les cristaux de l’air froid me giflent le visage et je sais que Dieu existe. » Le froid l’oblige à être vivant. Et quand Busnel lui dit qu’il est un mystique, il affirme avec modestie qu’on le couvre d’un manteau d’hermine !

Ecrivain à part entière, il affirme que « ce n’est pas compliqué d’écrire, il suffit d’y donner chaque seconde de sa vie ». Il souffre de la maladie joyeuse d’écrire et de lire, et dans l’échec même sait demeurer joyeux.

Pour lui, une seule chose est grave, c’est le tort qu’on fait aux faibles, à ceux qui n’ont pas de mots. Comme le peintre Hokusai dans sa vieillesse, il faut s’efforcer d’accéder à une liberté totale, s’affranchir du « grand embarras de soi », car « on s’alourdit d’être en compagnie de soi-même ».

A l’écart du monde, Christian Bobin nous convie avec ce livre à une méditation sur l’aspiration à l’exigence.

 

Port-Royal.jpg

Bibliographie de Christian Bobin
Les ruines du ciel, éditions Gallimard, 2009
La Dame blanche, éditions Gallimard, 2007
Une bibliothèque de nuages, éditions Lettres Vives, 2006
Prisonnier au berceau, éditions Mercure de France, 2005
Louise Amour, éditions Gallimard, 2004
Mozart et la pluie, suivi de Un désordre de pétales rouges, éditions Lettres Vives, 2002
Le Christ aux coquelicots, éditions Lettres Vives, 2002
Paroles pour un adieu, éditions Albin Michel, 2001
L’enchantement simple et autres textes, éditions Gallimard, 2001
La Lumière du monde, éditions Gallimard, 2001
Ressusciter, éditions Gallimard, 2001
Tout le monde est occupé, éditions Mercure de France, 1999
La présence pure, éditions Le temps qu’il fait, 1999, Gallimard 2008
L’équilibriste, éditions Le temps qu’il fait, 1998
Geai, éditions Gallimard, 1998
Autoportrait au radiateur, éditions Gallimard, 1997
La plus que vive, éditions Gallimard, 1996
Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, éditions Gallimard, 1996
Le jour où Franklin mangea le soleil, éditions Le temps qu’il fait, 1996
L’homme qui marche, éditions Le temps qu’il fait, 1995
La folle allure, éditions Gallimard, 1995
L’inespérée, éditions Gallimard, 1994
Le Très-Bas, éditions Gallimard, 1992
Une petite robe de fête, éditions Gallimard, 1991
Éloge du rien, éditions Fata Morgana, 1990
La part manquante, éditions Gallimard, 1989


Mercredi 11 novembre 2009.
espacetransp
espacetransp

 

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26 octobre 2009 1 26 /10 /octobre /2009 18:19

Jeudi 22 octobre 2009, à La grande Librairie, François Busnel recevait l’académicien Michel Déon pour son Journal (1947-1983), ses Lettres de château, et la publication du Cahier de l’Herne qui lui est consacré. Il était entouré de Patrick Besson pour Mais le fleuve tuera l’homme blanc, Catherine Mavrikakis, écrivain américain d’origine française et grecque, pour Le ciel de Bay City et Antonio Caballero, auteur colombien, pour Un mal sans remède.
On y a beaucoup parlé du roman, des personnages et du style. Voici quelques phrases glanées au cours de la conversation et qui font mouche.

 


Stendhal.

La politique venant couper un récit […] peut faire l’effet d’un coup de pistolet au milieu d’un concert.

l
l faudrait pouvoir changer ce mot ridicule, « coup de foudre », et pourtant cela existe!


Michel Déon.

Quand on m’a dit : « Tu es un styliste, j’ai senti le danger. » Selon moi, le roman doit être simple; trop de raffinement constitue un obstacle. 

Flaubert, c’est le style, Stendhal, c’est l’idée.

Balzac est un désordre magnifique.

On écrit certaines histoires pour soi-même et d’autres contre soi-même.

ll me faut parfois des personnages avec qui je peux me battre.

Les romans n’imitent pas la vie mais ils la condensent.

 


Patrick Besson.

J’aime mes personnages. Si je peux porter sur eux un jugement poétique ou romanesque, il  n’est jamais moral.


La fiction est le meilleur moyen de comprendre une époque.

Ce qu’on sait de l’Afrique, on l’a appris de Gérard de Villiers.

Les mauvais écrivains vivent vieux parce que personne n’a voulu les tuer.


Catherine Mavrikakis.



J’écris de façon sauvage, avec une matière archaïque. Ensuite, je travaille, je fignole comme Flaubert.

Mon personnage cherche Dieu. Ce qui reste de lui, c’est le ciel mauve de l’Amérique, un bleu un peu sale. Le ciel est la métaphore de quelque chose de sacré qu’elle ne peut atteindre. Elle est pilote de ligne mais elle est incapable de s’élever.

 

 

Antonio Caballero.

Mes personnages sont des forces, ils sont là. Je ne les juge pas. Le roman les appelle, pas moi.

Quand Flaubert dit : « Madame Bovary, c’est moi ! », il est aussi Charles, le cheval ou la carriole.

La fiction est le meilleur moyen de comprendre une époque.

La mission de l’écrivain n’est pas politique ; elle est d’écrire.

Le poète, c’est l’écrivain dans le plus haut sens du mot.

La tauromachie est proche de la poésie.
 


Lundi 26 octobre

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Des blancs ruisseaux de Chanaan

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