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4 janvier 2011 2 04 /01 /janvier /2011 16:56

  cop Le Monde marc-dugain

Marc Dugain (Photo Cop Le Monde) 

 

Avec son dernier roman, L’insomnie des étoiles, paru chez Gallimard, Marc Dugain poursuit son investigation romanesque du champ historique, entamée avec La chambre des officiers et Une exécution ordinaire. Ce faisant, il demeure fidèle à ce que dit Jorge Semprun : « Sur l’Histoire, on aura beau faire et beau dire, ne restera que les romans. » Il précise à ce sujet que, lorsqu’on veut parler de l’Histoire, il existe deux solutions :  soit on la prend à bras le corps comme Tolstoï et on écrit les trois mille pages de Guerre et paix, soit on fait passer l’époque à travers quelques personnages, peu nombreux, mais suffisants pour avoir le sentiment d’être entré dans la période évoquée. C'est ce propos qu'il réalise avec ce livre. 

La belle métaphore poétique du  titre s’est imposée à l'écrivain dès le début de ce roman sur les prémices du crime de masse, pratiqué par le nazisme. « Les étoiles même mortes nous observent comme jadis les dieux de l’Olympe et ce qu’elles voient ne facilite pas leur sommeil. »  Les étoiles sont bien au cœur du roman et sont au service du dévoilement de l’horreur absolue que raconte l’intrigue. Aussi peut-on lire : « Des étoiles par millions, toutes plus mortes les unes que les autres. Comme si elles attendaient que la nôtre les rejoigne dans le grand concert du silence sidéral. On n’en est pas passé loin cette fois-ci. »

L’auteur met donc en scène, à la fin de la guerre en 1945, un officier français, le capitaine Louyre, qui est chargé d’administrer un canton d’une Allemagne en pleine débâcle, dans la région de Heidelberg. En parallèle de la découverte par les Alliés des camps de concentration et du génocide juif, le lecteur assiste à la mise en lumière par cet officier de « l’euthanasie par faveur », dont furent victimes, dès le début des années 30, les malades mentaux et, par extension, les opposants politiques.

Ne disposant pas encore d’une solution scientifique et industrielle pour les exécutions de masse, les nazis les éliminèrent dans des camions, dont le tuyau d’échappement était inversé, les condamnant ainsi à une mort atroce suivie de l’incinération. Ce programme fut précédé d’une stérilisation destinée aux malades mentaux, considérés comme incurables, et dont le but était d’éviter la déchéance aux Allemands de souche. Le processus d’ « euthanasie par faveur », dit T4, fut arrêté en 1941, car l’Eglise protesta avec vigueur en la personne de monseigneur van Galen, l’évêque de Munster, qu’Hitler envisagea de faire assassiner. C’est après ce tragique prologue que débuta la « solution finale ».

Le roman s’ouvre de manière intrigante et déroutante, en focalisation interne, avec des chapitres qui évoquent la vie solitaire d’une jeune fille qui « n’a pas l’âge d’être une ennemie », Maria Richter, une sorte d’enfant sauvage dont le père est parti sur le front de l’Est. Dans sa ferme abandonnée, elle essaie de survivre, dans le froid et le dénuement le plus total. Marc Dugain excelle à créer une atmosphère de fin du monde, sur laquelle flotte une menace indéterminée. Sauvée inexplicablement par un policier d’un viol certain, elle assiste peu après aux violences, faites au jeune homme qui voulait la violenter, par le même policier, et à son assassinat. Demeurée seule avec le corps, elle le brûle et le dissimule. A travers ce personnage, Marc Dugain a souhaité évoquer la banalisation du viol en temps de guerre et l’extrême misère sexuelle, révélatrice de cette époque. Selon lui, le sexe est au cœur de la problématique nazie, ainsi que le montrent des films comme Portier de nuit ou Les Damnés.

La suite du récit se fait à travers le personnage du capitaine Louyre, qui découvre la jeune fille en même temps que le cadavre brûlé de l’inconnu. Saisi d’une intuition inexplicable (« Dans mon puzzle, je vois une ombre se former »), celui qui n’a « de goût que pour les mystères métaphysiques » va entreprendre une enquête pour résoudre cette énigme. Elle le mènera dans les abysses du mal.

La personnalité de Louyre est un des éléments-clés de l’œuvre et lui confère sa puissance. L’officier français, qui a fait toute la campagne de Sicile, sait qu’il n’est qu’ « un officier d’appoint qu’on ne blâme ni ne récompense », et il est incapable de se réjouir de la fin de cette guerre. Il pratique le difficile métier du doute car, « en refusant le doute, on est certain de se priver de la vérité ». « Spectateur amusé » de la vie, il a suffisamment la foi en Dieu pour se « poser la question de son existence ». Celui qui était astronome dans le civil ne prononce-t-il pas cette phrase sibylline : « J’allais à la rencontre de Dieu. Pas le Dieu des hommes, l’autre » ?

Le roman va donc voir s’affronter ce sceptique lucide, qui accepte la finitude de l’homme, et le médecin psychiatre nazi, Halfinger, qui est allé jusqu’au bout de sa vérité et de sa certitude absolue. Ainsi tout oppose celui qui questionne l’univers et qui s’abstient de réponses rapides et celui qui a renoncé à sa condition d’être humain. Louyre apprendra de sa bouche qu’il a orchestré « l’euthanasie par faveur » dans la maison de convalescence de la petite ville, et qu’il est à l’origine de la mort de Julia Richter, la mère de Maria, qu’il a laissé mourir de faim, après lui avoir permis d'échapper à trois convois. Les chapitres XXIV à XXXI sont l’acmé du roman et montrent la perversion d’un système, fondé sur des  médecins aveuglés par l’idéologie du Reich de mille ans et sur des nazis, déresponsabilisés par un système bureaucratique implacable (« Un scrupule ne doit jamais briser une chaîne de responsabilités. »)

J’aime beaucoup ce personnage du capitaine Louyre qui, contre vents et marées, conduit par sa seule conviction intime, cherche à percer le mystère du mal : « Il y avait dans cette guerre quelque chose de définitif à comprendre dont les contours étaient mal définis. » On retiendra ces quelques lignes, dans lesquelles, alors qu'il déambule dans la petite ville allemande, on le voit appréhender ce que put être la réalité de l’horreur : « C’est là [dans les tavernes enfumées], pensait-il, qu’on avait désigné les boucs-émissaires, sous une lumière tamisée par un halo de fumée, dans le bruit des chopes, et que s’était libérée la ferveur d’un monde nouveau. C’est là aussi que s’était opéré le miracle de la simplification, quand l’idéologie prend forme et se radicalise afin de balayer les derniers sceptiques et ceux dont la conscience n’est pas encore tout à fait obscurcie par la haine. »

J’apprécie la lucidité de cet homme, blasé certes, mais exigeant et intègre : « Il voulait toucher au fond, sans jamais se mentir, y patauger, se prétendre l’intime de l’insondable dans sa descente vertigineuse » car « quand le mal atteint de tels sommets, le bien ne connaît plus de plaines. »

Je ne peux qu’admirer la prescience aiguë de la relativité des choses qu’a le capitaine Louyre. Comme le dit Marc Dugain lui-même : « Le nazisme vu des étoiles, c’est ridicule ! » C’est cette même idée qu’exprime l’officier dans un dialogue avec Halfinger :

« - Qu’est ce que vous regardez ? lui demanda le médecin.

- Je regarde la lune. Elle est pleine et parfaitement ronde ce soir.

Il observa un long silence avant de poursuivre :

- Vous savez à quoi tient la vie ?

Halfinger attendit sa réponse, intrigué.

- A  la couche d’atmosphère. Imaginez que cette sphère soit la terre. Songez encore qu’on l’ait enduite d’une couche de vernis. C’est à ce vernis que tient toute la vie, cette couche minuscule, qui nous permet de respirer.

Il se retourna.

- Et maintenant, imaginez une couche de vernis sur les ongles d’une femme qui vit sur cette terre. C’est l’épaisseur de notre civilisation. Y avez-vous jamais pensé ? »

Personnage révélateur de l’horreur absolue, le capitaine Louyre, rendu à la vie civile, demeure fidèle à lui-même à la fin du roman. Alors qu’il est dans un train avec Maria et qu’il traverse « les Ardennes rendues à la France », il observe la jeune femme « dans une lumière de crépuscule ». Il la sent « lente à renaître, comme méfiante, et il se dit qu’elle avait raison. »

Ainsi, dans ce roman à l’écriture sobre, incisive et claire, un écrivain moraliste transforme une quête policière en enquête métaphysique.

 

Sources :

Interview de Marc Dugain, Arte Journal, 22/09/10

Entretien de Marc Dugain avec Dominique Antoine, Le Figaro Magazine, 26/11/10

 

 

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