La Madeleine au désert, 1845, Eugène Delacroix,
Musée Delacroix
Samedi 31 janvier 2015, j’étais avec ma fille dans le joli musée Delacroix, rue de Fürstenberg. C’était l’avant-dernier jour pour visiter l’exposition consacrée au voyage de Delacroix au Maroc, Objets dans la peinture, souvenir du Maroc, et les amoureux du peintre de la couleur y étaient nombreux.
Eugène Delacroix découvrit le Maroc lorsqu’il accompagna de janvier à juillet 1832 le comte de Mornay lors d’une mission diplomatique auprès du sultan Abd er-Rahman. Suite à l’occupation de l’Algérie en 1830, Louis-Philippe souhaitait en effet régler la question des frontières entre les deux pays. Tandis que se déroulaient les négociations, le peintre découvrait l’Orient avec émerveillement : « C’est un lieu fait pour les peintres… le beau y abonde… le beau court les rues… Je suis dans ce moment comme un homme qui rêve. »
Emerveillé et fasciné, le peintre consignera ses impressions dans de petits carnets, ses « calepins ». Notes et croquis – parfois repris à l’aquarelle - y voisinent dans le désordre sans aucun souci de composition, témoignant de son ardeur à retenir le maximum de choses. « Tout ce que je pourrai faire, dira-t-il, ne sera que bien peu de choses en comparaison de ce qu’il y a à faire ici. »
Chevaux se battant dans une écurie, Eugène Delacroix
On sait pourtant que ce voyage, qui lui enseigna la lumière, fut à l’origine de quatre-vingts tableaux, dont certains parmi ses plus beaux : Femmes d’Alger et La Noce juive au Louvre, ou encore Le Sultan du Maroc ou Fantasia marocaine, exposés dans le musée Delacroix. Dans cette exposition, pour ma part, j’ai particulièrement été impressionnée par la toile intitulée Chevaux arabes se battant dans une écurie, située dans l’atelier. Le peintre aurait été témoin d’une scène similaire à Tanger et il la restitue avec force et mouvement. La lumière venue de la fenêtre de l’écurie exalte le blanc de la robe du cheval mordu à l’encolure et vient répondre au blanc du burnous d’un Arabe qui lève les bras dans l’affolement de la scène. La grande expressivité du Combat du Giaour et du Pacha témoigne encore de la fascination de Delacroix pour le cheval arabe.
Le Sultan du Maroc, entouré de sa garde et de ses principaux officiers, Eugène Delacroix
On comprend ainsi combien le peintre fut particulièrement sensible à la beauté et à l’élégance du pur-sang arabe présent dans nombre de toiles. La noblesse de ce cheval se retrouve encore dans l’attitude de la monture du sultan dans le tableau Le Sultan Mulay Abd al-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Meknès, entouré de sa garde et de ses principaux officiers. Les nombreuses études et croquis du harnachement du cheval, souvent rehaussés de rouge, révèlent aussi cette admiration.
Cuirs et faïences (Photo The Museum Channel)
Originale et émouvante, cette exposition présente un fonds du musée constitué par une centaine d’objets marocains que le peintre avait rapportés de son périple. On sait que ces faïences, vêtements, coffres et autres instruments de musique furent les compagnons du peintre de 1832 à 1863 et on en retrouve des traces dans les tableaux postérieurs. Venant compléter les notes et les croquis réalisés sur le moment par Delacroix, ils contribuèrent à nourrir son œuvre, tout en favorisant une remémoration poétique où précision et imagination se mêlèrent.
Ces objets de l’artisanat marocain contribuent à rendre vivante cette exposition. Coffres peints, cuirs colorés, plats et pichets aux éclatantes couleurs, panneaux de bois, fusils de fantasia, élégants caftans, autant d’objets qui fournissent un écho concret à ce voyage qu’on pourrait qualifier d’initiatique. Ils m’ont aussi personnellement rappelé une histoire familiale où l’Afrique du Nord est présente.
L'atelier du Musée Delacroix
(Photo ex-libris.over-blog.com, samedi 31 janvier 2015)
Au cours de cette visite, ce qui m’a pourtant fascinée, c’est l’étrange tableau intitulé La Madeleine au désert, complètement étranger à l’exposition. Placé sur un chevalet, dans l’angle de l’atelier dominant le jardin que le peintre affectionnait, il attire invinciblement le regard. Déjà, lors de son exposition au Salon de 1845, la toile avait intrigué et passionné. Delacroix la chérissait particulièrement puisqu’il la présenta à l’Exposition Universelle de 1855.
Si on se réfère au titre, Madeleine dans le désert, on ne peut qu’être surpris car de désert, il n’y en a point ! Dans un cadre resserré, le visage à la carnation blafarde, aux yeux mi-clos, dans l'esquisse d'un demi-sourire, de celle qui aima le Christ, remplit quasiment tout l’espace, ne laissant apparaître dans le coin droit qu’un ciel bleuté d'orage sur un rocher sombre et austère.
Dominique de Font-Réaulx, conservateur du musée, souligne toute l’ambiguïté de cette tête extatique : appartient-elle à une religieuse ou à une amoureuse ? Dans cette toile est sans doute enclos le mystère du personnage de Marie-Madeleine qui fascina des générations d’artistes. Sa légende, véhiculée par les Evangiles apocryphes, raconte qu’elle était certes attachée au Christ mais qu’elle en était aussi sans doute secrètement amoureuse. Aux frontières de l’amour sacré et de l’amour humain, ce symbole de l’extrême féminité est souvent représenté les cheveux dénoués, dans des poses alanguies, baignant de parfum les pieds du Christ, et cela jusqu’au bas de la Croix.
Baudelaire, dès 1845, avait fait remarquer cette ambivalence du personnage. Dans ses Curiosités esthétiques, il disait combien il était subjugué par « cette fameuse tête de la Madeleine renversée, au sourire bizarre et mystérieux, et si surnaturellement belle qu’on ne sait si elle est auréolée par la mort, ou embellie par les pâmoisons de l’amour divin ». La Madeleine de Delacroix, à la lourde chevelure auburn, est-elle en proie à la « petite mort » de l’ivresse amoureuse ou mystique ou est-elle déjà déjà touchée par l’aile de la mort ? Les coloris, tout en beige et rose, ne se décomposent-ils pas en mauve et même en vert, sur un cou où l’on se demande si le souffle de la vie y palpite encore ?
On ne peut ainsi manquer d’établir ici un parallèle entre cette Madeleine et les grandes saintes mystiques pour qui l’extase en Dieu s’accompagna de souffrances. C’est notamment le cas de sainte Thérèse d’Avila qui écrivait : « Je brûlais, dit-elle, je me voyais mourir du désir de voir Dieu et je ne savais où trouver la vie si ce n'est dans la mort... Mon cœur à chaque instant était près d'éclater et il me semblait que l'on m'arrachait l'âme. » L’art de Delacroix réside ainsi dans cette subtile alliance entre Eros et Thanatos : « Je meurs de ne pas mourir. Je vis sans vivre en moi », disait encore sainte Thérèse.
L’énigme de ce visage absent au monde, dont on dit qu’il fut le tableau préféré de Baudelaire, n’en finit pas d’interroger les amateurs d’art. Et l’on ne peut que souscrire à ce commentaire inspiré du poète à propos du peintre : « Nul ne peut imaginer, à moins de la mort, ce que l’artiste a mis de poésie intime, mystérieuse, romantique, dans cette simple tête. »
Delacroix, Autoportrait au gilet vert, 1837
Sources :
Présentation de La Madeleine dans le désert par Dominique de Font-Réaulx, conservateur du Musée Delacroix link
Catalogue de l'exposition : Delacroix, Objets dans la peinture, souvenir du Maroc, Louvre Editions, Le Passage
Lien vers mon poème sur Marie-Madeleine : link