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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 14:44

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Dans Le Jardin des Supplices d'Octave Mirbeau, je crois avoir lu il y a longtemps qu'il existe un supplice chinois des plus horribles. Il consiste à introduire par l'anus un rat qui vous dévore de l'intérieur. Eh bien, je suis ce peintre  tourmenté qui est rongé par l'aspiration à réaliser la forme parfaite. Et pour moi, cette forme unique et absolue, c'est la courbe.

J’aime la sphère, la volute, la circonvolution, le méandre, l’arabesque, tout ce qui sinue et s’insinue, ce qui s’enroule et se déroule, se ploie et se déploie, se plie et se déplie. Enfant, j’étais fasciné par le tournoiement de derviche de la toupie ; je passais des heures près de l’étang à y lancer des cailloux et à observer l’ondulation des cercles concentriques ; l’été, sur la dune, je ne me lassais pas de suivre du regard les sinusoïdes des cerfs-volants et les festons d’écume dessinés par les vagues.
Quand j'ai choisi de devenir peintre, pendant des années, chaque nuit, j'ai fait un rêve récurrent.  D'un tour de main parfait, je réalise devant un aréopage d'artistes célèbres le rond plein et  lisse de Giotto, et tous s'en émerveillent. Parfois encore, je suis Frenhoffer, le peintre, héros  du Chef-d'oeuvre inconnu de Balzac, qui détruit le portrait de la femme idéale, mais n'en laisse subsister qu'un pied, dont les rondeurs sont d'une absolue perfection. Je suis obsédé par le front rasé et bombé des femmes sévères, celles qui ne sourient pas dans les tableaux flamands. J'éprouve un amour immodéré pour le dos arrondi des blanches odalisques d'Ingres, dont paraît-il la plastique n'est pas fidèle au squelette féminin. Je ressens une horreur jubilatoire et sacrée devant les têtes de Gorgone sur lesquelles se contorsionnnent et se dressent des noeuds gordiens de serpents. Quant à l'enroulement de la vague d'Hokusai, il n'a cessé de se déployer en moi.

Lassé par les cours des académies occidentales qui ne m'apportaient plus que frustration et insatisfaction, je m'embarquai un jour pour la  Chine dans le dessein de me former à la calligraphie chinoise. Je ne souhaitais qu'une chose : me perdre dans la forêt de ses signes, leurs nuances et leur esthétique. Guidé par une aspiration maladive à la perfection, je désirais réaliser un jour lointain l’idéogramme parfait.
                                                                            
alphabet-chinois.gif
C'est ainsi que j'avais fait retraite auprès d'un vieux maître chinois aux doigts tordus par l'arthrose mais dont le geste était demeuré d'une sûreté étonnante. Il m'avait enseigné avec persévérance et patience cet art du trait qui métamorphose le pinceau et l'encre en cellule vivante. L'équilibre harmonieux entre les pleins et les vides, le subtil dosage entre le trait appuyé et l'esquisse m'avaient fait approcher la philosophie du yin et du yang, à laquelle nos esprits cartésiens sont si rebelles. Grâce à la calligraphie, autre porte ouverte aux vents de la peinture, je m'étais difficilement initié à la concentration et à la méditation et j'avais tenté de dépouiller de moi le "vieil homme" occidental.
Cependant, ma "bête" intérieure ne cessait pas de me ronger, m'incitant à aller toujours plus avant dans la quête de la quintessence de la courbe idéale. Ravagé par l'élan et la rage de parvenir à l'épure formelle, combien de fois n'ai pas brisé mon calame, renversé d'un revers de main exaspéré l'encrier ou encore jeté au feu des rouleaux entiers d'idéogrammes ! Je tombais alors dans un marasme, une oisiveté et une déréliction qui duraient parfois des mois. Le maître me contemplait sans mot dire et posait sur moi son regard éclairé et serein. Quand la crise me désertait, à pas comptés et retenus, il s'approchait doucement de ma silhouette effondrée. Il se contentait de m'apporter de nouvelles encres et de me fournir des calames
et des papiers de riz toujours plus raffinés.
                                                                                   pinceau-encre.jpg
Notre compagnonnage silencieux dura ainsi plusieurs années. Puis la vitalité du vieux sage déclina comme se consume une flamme. Un soir d'hiver, recroquevillé sur sa natte, tel un rameau desséché, il me délivra d'une voix étonnamment calme ce que je pris pour son testament.
- Tu dois encore franchir de nombreux précipices avant d'atteindre la sagesse, me dit-il. Tu n'as pas apprivoisé le tigre qui feûle en toi. Modère tes désirs, sinon il te dévorera.
Et il prononça surtout cette phrase qui, désormais, guide ma vie d'artiste :
- Tu es comme l'archer qui veut atteindre de suite la cible de la perfection. Mais ceci n'est que leurre et illusion. Je te l'affirme : "Le meilleur calligraphe n'est pas celui qui ne se trompe jamais mais celui dont les ratures conservent un peu de sens et un reste de beauté".

                                                                                                       calligraphie_chine_gr.jpg

Pour papierlibre.over-blog.fr : sur un symbole chinois (associant bête et violence).

Dimanche 14 mars 2010.

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commentaires

A
<br /> L'histoire révèle bien le dur labeur du peintre et la rencontre avec le vieux maître nous plonge dans ce monde difficile de la calligraphie peu connu, je pense.<br /> J'ai lu des livres de François Cheng, mais je ne me souviens pas de roman sur le thème décrit.Un très beau texte bien agréable à lire. Amitiés<br /> <br /> <br />
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