Jacqueline de Romilly (1913-2010) vient de nous quitter pour son dernier séjour dans Les Champs-Elyséens. Celle qui fut première en tout, première femme reçue à L’Ecole Normale supérieure (1933), première femme reçue au Collège de France (1973), première femme élue à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres (1975), était une amoureuse passionnée de la Grèce et un professeur avide de transmettre son savoir.
Pour honorer la mémoire de celle qui avait reçu la nationalité grecque en 1995, je voudrais citer ces quelques lignes de son discours de réception à l’Académie française (1988), où elle fut la deuxième femme à siéger après Marguerite Yourcenar. Elle y exprimait avec conviction l’apport capital de la Grèce dans la formation :
« Pour l’apprentissage du français, le lien est si évident que j’ose à peine le rappeler. Les mots de notre vocabulaire ne prennent-ils pas leur transparence lorsque l’étymologie les éclaire ? L’attention lucide aux structures grammaticales ne s’acquiert-elle pas plus sûrement au contact des langues anciennes, où tout peut se raisonner ? Et je ne parle pas de la merveille qu’est cette langue grecque encore sans bavure, concrète et rigoureuse, qui donne d’emblée le goût de l’expression juste. Rien que pour le français, par conséquent, ce serait déjà une pitié que de voir toutes les entraves aujourd’hui imposées à ces études, qui pourtant auraient des adeptes.
Mais la langue française n’est pas seule en cause, ni les études classiques seules en danger. Est-ce la griserie du progrès scientifique ? Est-ce l’urgence d’obtenir, dans un monde difficile, un gain immédiat ? Certains en tout cas semblent s’être imaginés que l’on pouvait, du coup, mettre en veilleuse les études littéraires dans leur ensemble. Peu à peu les examens, les horaires, les méthodes mêmes ont évolué en conséquence. On paraît avoir oublié que ces études, par le contact avec les textes, assurent la formation de l’esprit et de la sensibilité.
Comprendre la pensée exprimée dans les œuvres, aiguiser et entraîner son aptitude au raisonnement, et en même temps se pénétrer des valeurs et des rêves des hommes de tous les temps – sans oublier ceux qui sont à l’origine de la civilisation occidentale – voilà ce qu’elles apportent à l’élève ; et, si la qualité de l’enseignement est toujours et partout essentielle, elle décide ici des forces mêmes que cet élève acquiert pour l’avenir. C’est pourquoi, Messieurs, il m’est si précieux de penser que vous avez sans doute voulu, à travers moi, marquer solennellement votre attachement à cette culture littéraire, qui pourrait bien n’être pas moins menacée que la faune des mers ou que l’eau des rivières. »
Ayant enseigné avec bonheur pendant vingt-cinq ans la littérature française en lycée, je ne peux que souscrire à cette profession de foi, doublée d’une inquiétude de Cassandre, qui, hélas, me semble-t-il, n’était pas vaine.