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23 avril 2009 4 23 /04 /avril /2009 17:07



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Portrait de Madame Adélaïde et de Madame Victoire.

 

L'affreux fourgon mortuaire, couleur de prune blette écrasée, venait de disparaître au fond de l'allée Sainte-Catherine, emportant vers un cimetière pluvieux et éventé d'une ville du Nord, le corps parcheminé de notre grand-tante. A un an de distance, elle suivait dans la mort sa sœur de deux ans son aînée.

Durant la cérémonie religieuse, on avait évoqué l'histoire commune de ces deux sœurs d'une fratrie nombreuse, qui ne s'étaient jamais quittées ni mariées. J'avais lu quelques vers de Pierre Emmanuel et leur vie m'avait semblait contenue toute dans ces quelques mots :

[...] Tout est bleu là-haut.

Après la nuit viendra l'étoile.

Parfois souffrir est un caillou. 

En effet, quelles joies avaient-elles connues ces deux femmes nées avant la Grande Guerre, qui s'étaient « consacrées » à leurs parents, à qui on n'avait jamais accordé le droit d'avoir une vie amoureuse ? Dans toutes les familles bourgeoises, il a existé de ces « vestales » dont la race tend à s'éteindre, sacrifiées sur l'autel de la famille et maintenues sous la tutelle du père et des frères pendant toute leur vie.

Au décès de leurs parents, elles étaient restées un temps dans la grande maison familiale. Elles avaient eu une vie étale et sans aspérités qui se partageait entre l'entretien du parc de la propriété et l'église. Les fleurs qu'elles faisaient pousser dans les plates-bandes du jardin étaient destinées à orner l'église pour la messe dominicale en de délicates compositions. Les reposoirs qu'elles créaient pour la Fête-Dieu étaient de véritables œuvres d'art, mais qui s'en souciait? Les kermesses paroissiales étaient le temps fort de chaque année ; elles rosissaient de plaisir lorsqu'on les félicitait pour les nappes  et les mouchoirs finement brodés pendant les soirées d'hiver interminables, où elles avaient fatigué leur yeux bleu porcelaine à la lueur pâle des lampes.

Leur fortune, dont elle n'avait pas la jouissance directe, était demeurée dans l'indivision familiale. Les autres héritiers ayant eu un besoin impérieux d'argent, on les avait « déménagées » à cet âge où tout déplacement est un arrachement et un déracinement. Elles avaient été sommées de quitter la belle maison des Marronniers et avaient obéi sans mot dire mais c'était comme si on leur avait piétiné le cœur. Elles n'entendraient plus les abeilles bourdonner dans la vigne vierge et le râteau du jardinier zen racler le gravier avant l'arrivée des visiteurs.

Elles ne possédaient pas la signature des carnets de chèques et n'avaient eu qu'à se taire et à obtempérer. L'argent de la vente de la maison familiale était allé renflouer des estaminets enfumés où venaient s'abrutir des marins en bordée dans un port embrumé de la mer du Nord. Au début de chaque mois, elles recevaient  comme un cadeau toujours le même chèque qui leur permettait de vivre chichement mais elles ne se plaignaient pas. Elles ne savaient pas que les dunes bordées d'oyats dont elles étaient les propriétaires étaient devenues des terrains à construire, que les co-héritiers attendaient de vendre afin d'en obtenir le prix fort.

Elles avaient été transplantées dans un appartement sur les bord de la Loire. Le grand jardin d'autrefois était devenu petite terrasse, d'où elles regardaient l'eau couler vers la mer. Les mouettes criardes leur rappelaient les plages grises de la mer du Nord où elles étaient nées, mais elles sentaient qu'on les avait déjà laissées sur le bord de la route.

Je pense à elles deux et une impression douloureuse et étrange m'étreint car elles furent toujours pour moi éminemment poétiques. Quand je les voyais arriver l'une derrière l'autre dans le salon de mes beaux-parents, je songeais immanquablement aux filles de Louis XV, portraiturées par Nattier avec des rubans de satin et des petits bichons frisés.
L'aînée surtout possédait cette amabilité et cette élégance aristocratiques des grandes duchesses russes, portée à son comble la dernière fois que je la vis. Elle avait quatre-vingt-quinze ans et, rien ne la retenant plus à l'existence, elle ne s'alimentait plus. Le visage tourné vers la lueur blafarde de la fenêtre, elle était recroquevillée sur son lit d'hôpital dans sa longue chemise de linon blanc brodée, et caressait d'une façon mécanique son collier de perles. Elle avait eu un ultime geste de courtoisie en repoussant d'un geste malhabile ses cheveux, tout en s'excusant de nous recevoir alors qu'elle était décoiffée ! Je lui avais caressé la main et elle avait sursauté en sentant la froideur de mes doigts : « Comme tu as les mains glacées ! » m'avait-elle lancé avec effroi, elle qui ne parlait plus. Peut-être avait-elle cru que j'étais la Faucheuse et je m'en veux de lui avoir causé cette peur ultime.

Tout comme Louis XV qui avait affublé ses filles de surnoms familiers peu agréables, tels Coche ou Chiffe, nous les avions toujours connues sous les appellations de Mimi et Nénette, alors qu'elles portaient chacune un des beaux prénoms de la reine martyre Marie-Antoinette. Ces « petits noms » les renvoyaient inéluctablement à un statut d'éternelles petites filles. Et c'est bien ce qu'elles étaient restées, vivant dans un état d'ingénuité et d'innocence perpétuelles.

Leur principal passe-temps était de tricoter de leurs doigts délicats et agiles des carrés de laine pour les bébés qu'elles auraient voulu avoir et qui étaient ceux de femmes qui n'en voulaient pas ! Elles se plaisaient encore à confectionner de naïves poupées dont les grands yeux de tissu bleus ou verts regardaient comme elles-mêmes le monde avec surprise et étonnement. Jusqu'à la fin de leur vie, elles avaient aimé avec passion jouer aux dominos, aux dames et au scrabble. Assises à leur fragile petite table de bridge aux jambes grêles, recouverte d'un napperon aux broderies éteintes, elles poussaient des cris de contentement extasié lorsqu'elles trouvaient un mot particulièrement long. Elles s'applaudissaient mutuellement d'un bravo sonore où persistait à pointer la pesante intonation de l'accent du nord de la France qui ne les avait jamais quittées. Elles prenaient de graves airs offusqués lorsque l'une d'elle se risquait à un mot grivois, puis elles se mettaient à rire à gorge déployée.

Régulièrement, chaque été, leur sœur un peu plus âgée, qui avait retrouvé un statut de demoiselle semblable au leur à cause d'un veuvage précoce, venait passer un mois chez elles. Leur trio sororal se retrouvait dans la même petite chambre, recréant ainsi le cocon familial de leur enfance, quand elles s'endormaient en se tenant par la main, sous le regard absent de leur nurse anglaise.

Elles étaient assez différentes l'une de l'autre. L'aînée avait un caractère bien trempé et elle aurait été une maîtresse de maison parfaite. Elle était d'une intelligence pragmatique et pleine de finesse. La seconde n'était pas une intellectuelle mais elle aimait versifier et nous aimions écouter ses poèmes, qu'elle nous lisait avec application.

J'aime l'oiseau qui chante,

J'aime du papillon

La caresse inconstante

Aux épis du sillon.

Si sa sœur était de caractère égal, elle prenait plus facilement la mouche. Elle parlait parfois indéfiniment de menus choses et de pacotilles et son frère la traitait de « babelore », qui signifie "bavarde" en flamand. On la voyait alors rougir, se lever d'un bond et quitter la pièce sans un mot, de sa démarche faussement martiale, dans un sursaut de dignité qui faisait rire tout le monde.

Dans leur cœur, nulle méchanceté, aucune animosité, mais toujours, jusqu'au bout, j'en suis sûre, le fol espoir qu'elles se marieraient ! Menées de lieux en lieux de plus en plus rétrécis, jusqu'à cette maison de retraite au nom prétentieux d'Aliénor d'Aquitaine, qui sentait le désinfectant et l'urine, je ne les ai jamais entendu se plaindre.

J'ai souvent imaginé leurs songes et leurs aspirations. Je voudrais être certaine que maintenant, dans un jardin qui ressemble à celui où elles cueillaient des fleurs pour les reposoirs, après presque « cent ans de solitude », quelqu'un, enfin, les aime de l'amour dont elles rêvèrent toute leur vie.

 

 

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