Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
13 avril 2009 1 13 /04 /avril /2009 14:58

 
Fusillej_laisne.jpg

                                                                                     Fusillés, Jacqueline Laisné.

Le secrétaire Empire que je venais d'hériter de mon père, disparu l'année de la chute du mur de Berlin, avait trouvé sa place dans mon petit appartement parisien sous les combles. Lors du partage, j'avais abandonné à ma sœur Aude et à mon frère Martin les gros meubles et j'avais, outre le secrétaire, choisi surtout des tableaux et de l'argenterie. J'étais artiste-peintre et mon lieu de séjour tenait plus de l'atelier que de l'habitation.

J'affectionnais inexplicablement ce meuble que j'avais toujours vu dans le salon bleu de la belle maison de famille, toute en brique blanche, de Saint-Winoc-La-Vallée. C'était ma malle à souvenirs : mon secrétaire, en acajou plein, d'un beau rouge flammé, dont chaque montant s'ornait de deux curieux dessins suggérant des grappes de raisin, signature sans doute cryptée de l'ébéniste. L'abattant s'ouvrait en grinçant sur huit petits tiroirs et sur deux niches, où nous déposions les menus objets ramassés au cours de nos promenades enfantines avec notre grand-mère Amélie, qui était veuve de guerre. Le dessus, en marbre gris, était l'autel consacré aux photos des militaires de notre famille.

Petite, j'avais coutume de m'asseoir auprès du feu sur une banquette basse en tapisserie mille fleurs confectionnée par ma grand-mère. J'aimais voir les lueurs du feu finissant jeter des éclairs sur les cadres chantournés vieil or. J'y devinais mon père, François-Marie de Chambrannes (1915-1989), en Saint-Cyrien, promotion « Soldat inconnu », le jour du Triomphe ; et mon grand-père François-Xavier (1875-1917), lieutenant au 43° d'Infanterie, avec sa veste au col et parements d'astrakan et brandebourgs. Le casoar et le sabre éveillaient en moi un sentiment ambigu, mélange de crainte sourde et d'admiration devant cet univers viril, dont l'accès m'était cadenassé.

En effet, dans notre famille, on était soldat ou on n'était pas ! Peu d'hommes en noir mais combien d'hommes en rouge ! Cette tradition militaire remontait au lointain ancêtre, le colonel-comte François-Emile de Chambrannes, émigré sous le dolman vert à parement rouge et tresse jaune des Hussards de Choiseul. Au service de son roi, il avait débarqué sur l'île d'Yeu au secours des Vendéens et avait porté haut l'honneur de ses armoiries, de gueules à l'épée haute d'or en pal, et sa devise : Chambrannes. Devant, par sainte Jeanne !

A ma naissance, en 1953, à la veille de partir pour Dien-Bien-Phu, mon père, en tenue de parachutiste, était venu faire ses adieux à ma mère et connaître son premier-né. En se penchant vers mon petit visage poupin, rouge et fripé, il avait imperceptiblement murmuré un « Hélas ! » qui avait laissé sa femme meurtrie et désemparée d'avoir failli à sa tâche de pourvoyeuse de mâles au service de la Nation. « Je vous autorise quand même à la prénommer France ! » lui avait-il jeté d'un ton cassant dans l'embrasure de la porte, en la quittant. Alors pourquoi cette dilection particulière pour le secrétaire Empire, je n'aurais su le dire...

Mon mari, qui aimait restaurer et bricoler, avait entrepris de rendre son lustre d'antan à mon héritage. Il avait doucement frotté le bois du meuble avec la célèbre popote des antiquaires; il avait ravivé les ornementations de cuivre ciselé, à décor de navire et de renommée, avec du jus de citron. Minutieusement, il avait réparé les colonnettes des niches et fixé les petits boutons d'or des tiroirs. Un soir, alors qu'il était en train de huiler le tiroir central, son doigt accrocha un petit panneau de bois qui se souleva avec un claquement sec, découvrant une cachette.

J'étais en train de peindre lorsqu'il m'appela d'une voix pleine de surprise et d'excitation.

-         France, viens voir ! Il y a un tiroir secret !

J'abandonnai mes pinceaux et ma toile et m'approchai avec hâte et curiosité de la petite cavité qu'il avait mise à jour. Avec empressement j'y glissai la main et j'en retirai un minuscule livret de cuir crevassé, à la tranche dorée, fermé par un cordon élastique d'un rouge terni.

- C'est un carnet de bal ! m'écriai-je en l'ouvrant fiévreusement, tandis que défilaient rapidement sous mes yeux les noms inconnus de jeunes cavaliers pour la danse.

Dans ma fébrilité à feuilleter, un petit papier plié en quatre tomba à nos pieds que je ramassai prestement.

-         Regarde ! Regarde ! C'est une vieille photo.

Devant nos yeux écarquillés, le visage sépia d'un jeune soldat apparut, un peu déformé par la pliure du temps. Et il nous dévisageait par-delà les années de son regard  pâle. Au képi à la visière arrondie, à la capote en drap de coupe croisée aux boutons frappés de la grenade, nous reconnûmes sans hésiter l' « uniforme meurtrier » des fantassins de la Grande Guerre. Au verso de la photo, une main avait inscrit d'une élégante écriture anglaise, mais légèrement tremblée, un prénom : Emilien.

Qui était-il ? Un soupirant de ma grand-mère Amélie? C'était peu plausible, il semblait si jeune... Un ami de mon grand-père François-Xavier, mort au champ d'honneur ? Peut-être. Mais alors pourquoi sa  photo aurait-elle été dissimulée dans cette cache? Nous étions perplexes et nous perdions en conjectures. Fascinés par ce visage qui surgissait des ténèbres, nous nous mîmes à le scruter. Il ressemblait à mon grand-père : même regard transparent, front haut identique, et surtout cette beauté à la grecque, qui faisait la renommée des hommes de la famille et avait fait tourner la tête à bien des femmes. Il était cependant de moindre corpulence et il émanait de sa silhouette une troublante vulnérabilité, en dépit de la posture martiale qu'il s'efforçait de prendre.

-         Cette ressemblance...dit songeusement mon mari. Sans doute un cousin éloigné de ton grand-père.

-         Comment ? Mais tu sais très bien qu'il n'avait pas de cousins !

Mon esprit en proie à une angoisse diffuse se mit à tourbillonner et en un éclair je me remémorai la fratrie de mon grand- père, composée de trois enfants. François-Xavier de Chambrannes  était l'aîné et le héros de la famille. Après être passé d'abord par le 43° d'Infanterie à Lille, il avait été nommé au 6° Bataillon du 1er Etranger au Maroc et en Algérie. A l'occasion de ses trop rares permissions, il rapportait à son épouse esseulée des roses des sables et des bracelets  berbères en argent. Il était mort au champ d'honneur, tué par un obus de 155, le 17 avril 1917, dans l'attaque de la redoute allemande d'Auberive, près de Mourmelon, lors de la bataille du Chemin des Dames. Il avait eu deux sœurs dont la vie n'avait pas voulu. Thérèse, morte de convulsions en bas âge (1881-1882), et Mathilde, née en 1894 et décédée de la grippe espagnole comme Apollinaire, en 1918.

C'est ainsi qu'en quelques années, mes arrière-grands-parents avaient vu disparaître leurs trois enfants. Le père, François-Hector (1848-1930), mutilé lors de la bataille de Sedan, vivait cloîtré dans sa chambre, passant son temps à lire et relire les traités de Clausewitz et les Mémoires de Napoléon et à ruminer les clauses humiliantes du traité de Francfort. Pour lui, la guerre de 1914 avait été l'occasion de la revanche et, lorsqu'on lui avait appris la mort de son fils, sa seule oraison funèbre avait été : «Notre honneur est sauf. La France est vengée ! »

Ma grand-mère Amélie avait ainsi élevé seule mon père, Francois-Marie. Avec elle, il rendait une fois l'an une visite rituelle à ce grand-père taciturne et d'un autre siècle. Ce dernier ne lui posait jamais aucune question mais lui lisait invariablement une page de l'Iliade. Un jour que mon père était en veine de confidence, il s'était laissé aller à évoquer l'atmosphère funèbre de cette maison où les cœurs étaient clos comme les rideaux toujours fermés. Il se souvenait de la silhouette muette et diaphane de mon arrière-grand-mère Eugénie, mater dolorosa aux ordres de son époux, qui servait le thé dans des tasses d'une porcelaine aussi blanche que son visage chlorotique. Quand la visite était terminée, elle raccompagnait à la porte sa belle-fille et son petit-fils. Elle prenait le visage de mon père entre ses mains et le dévisageait avec une intensité douloureuse tandis que les larmes coulaient lentement sur ses joues. Il avait l'impression qu'elle voyait quelqu'un d'autre, son fils François-Xavier sans doute, et l'enfant qu'il était en éprouvait un grand frisson.

Le prénom d'Emilien, inscrit au dos de la photo, et la ressemblance avec mon grand-père me persuadèrent bientôt que ce jeune soldat ne pouvait être étranger à notre famille. Notre aïeul, le Hussard de Choiseul, ne s'appelait-il pas François-Emile ? Etait-il possible que mon grand-père ait eu un autre frère ? Cette idée me semblait démente. Et pourtant...Ce soir-là, je me sentis comme au bord d'un précipice où j'appréhendai de tomber. Dès lors, toutes mes forces furent tendues vers un but unique: découvrir l'identité du jeune fantassin au regard clair.

Possédée par une mystérieuse certitude intérieure, je m'empressai de tenir au courant de ma découverte ma sœur Aude et mon frère Martin, qui en éprouvèrent la même stupéfaction et la même inquiétude.

L'une était pianiste et l'autre, qui avait repris la propriété de famille de Saint-Winoc-La-Vallée, était médecin de campagne. Ma sœur et moi-même avions hérité des dons artistiques de notre arrière-grand-mère qui sculptait remarquablement. La maison de Saint-Winoc regorgeait de ses œuvres, marquées au sceau du deuil et de la souffrance. Groupe de Niobé pleurant ses enfants, statuettes de pietà, bustes de Christ à la couronne d'épines, Saint Sébastien mourant sous les flèches, ses sculptures étaient d'un dolorisme exacerbé mais d'une beauté âpre. Martin, quant à lui, avait fui la carrière des armes au grand dam de notre père qui lui en avait beaucoup voulu. Il avait même rompu avec son fils quand ce dernier avait commencé ses études de médecine. Plus tard, après la guerre d'Algérie où il avait eu, en tant que colonel de parachutistes, une conduite exemplaire en permettant à nombre de harkis d'échapper aux représailles des fellaghas, il avait quitté une Armée française qui avait bafoué ses idéaux. Le père et le fils s'étaient alors retrouvés.

Pour élucider le mystère de la photo, notre trio organisa un plan de campagne en se partageant les tâches. L'entreprise s'avérait difficile- il n'y avait quasiment plus de survivants de la Grande Guerre- mais elle s'imposa à nous avec la violence d'un impératif moral qu'aucun d'entre nous ne discuta.  Mon frère entreprit de passer au crible la maison de famille à la recherche du moindre indice. Au cours de ses visites médicales dans la campagne flamande, il questionna tous ses patients les plus âgés qui auraient pu posséder quelque souvenir de notre famille pendant la Grande Guerre. Il ne recueillit que le témoignage de la fille d'une domestique de mes arrière-grands-parents. Sa mère lui avait souvent raconté que, le 11 novembre, jour de la Saint Martin, à chaque commémoration de l'Armistice, mon arrière-grand-mère Eugénie conduisait au monument aux morts son mari impotent dans sa chaise roulante. Quand leur groupe douloureux mais fier apparaissait sur la place, le silence se faisait. La cérémonie achevée, ils repartaient sans un mot, cuirassés dans leur digne chagrin, et tout le village, qui avait de même payé un lourd tribut à la guerre, en avait le cœur serré.

Martin avait encore consacré de nombreux weeks-ends infructueux à la visite des nécropoles nationales, des cimetières et des carrés militaires de la Somme, de l'Aisne, de la Meuse et de la Marne. Il en revenait harassé et désespéré par l'ampleur de la tâche.

Ma sœur et moi-même avions décidé de visiter les services de l'état-civil et les archives de l'Armée qui étaient accessibles. Nous savions qu'après la bataille de Sedan, notre arrière-grand-père, bien qu'il fût devenu infirme, s'était mariée en 1873 avec une jeune infirmière, Eugénie de L'Estoile, qui l'avait soigné à l'Hôpital militaire de Lille. Dans cette ville, l'administration nous confirma la naissance de notre grand-père François-Xavier de Chambrannes, le 6 mai 1875. La mairie de Saint-Winoc-La-Vallée nous rappela aussi la naissance et la mort de nos deux arrière-grands-tantes, Thérèse et Mathilde. Nous fîmes un périple dans les mairies des villes militaires de l'est où le régiment de notre arrière-grand-père avait pu stationner. Nous n'y trouvâmes aucune mention d'un quelconque Emilien de Chambrannes. Notre immense déception se mesurait à l'aune de l'étrange amour que nous sentions grandir pour le soldat perdu. Mais à quoi d'autre pouvions-nous nous attendre ? Comment faire surgir un fantôme qui n'avait jamais existé, dont nous n'avions, jusqu'à cette trouvaille photographique, jamais soupçonné l'existence ?

Avant de poursuivre à l'aveugle nos recherches auprès des services administratifs de l'Armée, ma  sœur eut l'idée de consulter un camarade de promotion de notre père, son ami de longue date, et qui était féru d'Histoire. Ce très vieil homme, encore raide comme une badine de cavalier malgré son grand âge, nous reçut chez lui dans un capharnaüm indescriptible, où la Vie des Hommes illustres et Le Prince voisinaient avec de vieilles cartes d'état-major, traités militaires, essais de stratégie, entassés pêle-mêle. Après avoir pris connaissance de notre projet fou, il contempla en silence avec une attention avide la photo de l'inconnu.  Puis, nous regardant avec toute l'acuité que lui permettait encore sa vue déclinante, il prononça ces quelques mots qui sont demeurés  marqués au stylet dans notre cœur.

-         Il n'est pas en mon pouvoir de vous interdire d'aller au terme de votre entreprise. Je peux seulement vous dire qu'à la capote croisée, aux brodequins et au passepoil clair du pantalon, on reconnaît en ce jeune soldat un « homme de pied » de la classe 17.

S'armant d'une loupe, il s'inclina sur la photo jusqu'à la toucher. « Sur le col de sa capote, vous pouvez lire le chiffre 34, c'est-à-dire qu'il appartient au malheureux 34° Régiment de la 18° Division d'Infanterie. Vous savez ! Celle qui a participé au début de mai 1917 à l'offensive des monts de Champagne et à l'attaque du village de Craonne. »

Ma sœur et moi, nous échangeâmes un long regard. Craonne, c'était l'« offensive brusquée » du général Nivelle, les mutineries et les « fusillés pour l'exemple ». Le début du refrain de la chanson de sinistre mémoire résonna en nous comme un glas. : 

Adieu la vie, adieu l'amour,

Adieu toutes les femmes,

C'est bien fini et pour toujours

De cette guerre infâme. 

Le regard du vieux général s'était brusquement éteint et il allait de ma sœur à moi- même.

-         Je crois que vous pensez à la même chose que moi, murmura-t-il avec peine. Vous venez d'ouvrir la boîte de Pandore. Et il ajouta dans un souffle : « Il faut laisser les morts enterrer les morts ! »

Nous étions pétrifiées car au fond de nous-mêmes une vérité commençait à venir à la lumière, qui nous horrifiait. Nous ne pouvions plus reculer. Devant notre détermination, le vieil ami de notre père nous conseilla de poursuivre nos recherches aux Archives Nationales, au Service Historique de l'Armée de Terre et auprès du Ministère des Anciens Combattants.

Alors, notre quête insensée ne connut plus de cesse. Il nous fallait rendre vie au soldat inconnu. Le nom du vieux militaire devint notre sésame. Nous pûmes ainsi consulter plus aisément les archives militaires et obtenir certaines dérogations. Nous eûmes accès aux dossiers de justice militaire, interdits de consultation avant un délai de cent ans. Pleines d'une infinie compassion, nous découvrîmes l'existence des soldats mutilés, des soldats fusillés, des soldats honnis, des soldats oubliés...parfois des soldats réhabilités. Un soir que nous avions dépouillé avec des gestes las des dizaines de documents pliés dans de vieilles enveloppes de carton beige, j'entendis Aude pousser une sorte de cri étranglé qui me fit relever la tête.

-         France ! France ! Je crois que j'ai trouvé !

De nos yeux fatigués par la recherche, de nos yeux qui se remplissaient de larmes, nous lûmes avec difficulté le procès-verbal d'un commis-greffier, en date du 23 mai 1917, à Roucy (Marne). Il rapportait en termes sèchement administratifs « l'exécution de la peine de mort avec dégradation militaire, prononcée par le Conseil de guerre, en réparation du crime de mutilation volontaire en présence de l'ennemi, pendant l'attaque du 5 mai 1917, contre le nommé Chambrannes (de) Emilien-Hector, du 34° Régiment d'Infanterie, né le 11 septembre 1897 à Biarritz (Basses-Pyrénées). »

Le sentiment que nous avons toutes deux éprouvé ce soir-là est indicible. Soulagement d'être parvenues au bout de nos peines, exaltation diffuse d'avoir pressenti la terrible vérité, mais surtout tendresse poignante à l'égard de notre jeune oncle. Il y avait eu un benjamin chez les Chambrannes, notre grand-père avait eu un frère ! Dans la mort, le héros disparu au champ d'honneur rejoignait le fusillé pour l'exemple et il n'étaient que les deux visages en miroir du bouclier de la guerre.

D'ailleurs, s'était-il vraiment mutilé volontairement ? N'avait-il pas malencontreusement laissé glisser sa main en haut de la tranchée ? Ou les gaz  de combat ne l'avaient-ils pas rendu fou et conduit à cet acte ?

Cette découverte qui bouleversa notre trio familial fut la porte ouverte à de multiples questions et nous obligea à repenser tout ce à quoi nous croyions et étions attachés, tout ce que nous savions sur notre histoire familiale.

Il nous fut bien sûr aisé de retrouver mention de la naissance d'Emilien-Hector de Chambrannes à l'état- civil de la mairie de Biarritz. 1897 ! L'année où Alexandre de Serbie devint fou d'amour pour Draga Maschin, dame d'honneur de la reine Nathalie! Nous ignorions que nos arrière-grands-parents avaient fait partie de ces happy few qui avaient contribué au lancement de la station balnéaire et que notre arrière-grand-mère avait choisi cet endroit battu par les vagues pour mettre au monde son dernier enfant.

Nous n'avons pu qu'imaginer l'enfance et la jeunesse stricte de ce jeune garçon, élevé comme son frère aîné dans le culte des armes et l'amour de son pays. Nous comprenions le sentiment d'orgueil qu'avait dû éprouver notre arrière-grand-père quand son fils aîné avait choisi le métier de soldat. Nous savions que cette fierté lui avait permis de supporter la mort au champ d'honneur de son premier-né, à qui on avait remis sur son brancard d'agonisant la cravate rouge de la Légion d'honneur et la Croix de Guerre.

Mais qu'en avait- il été d'Emilien, le « bleuet » de la classe 1917, né en 1897, et qui n'avait jamais eu vingt ans ? A un mois d'intervalle, notre grand-père étant mort le 17 avril, on était venu annoncer à notre aïeul la mort de son dernier-né, le 23 mai, dans des circonstances infamantes. Nous avons cent fois songé à cette scène: notre arrière-grand-père figé dans sa chaise roulante et notre arrière-grand-mère, aux limites de l'évanouissement, agrippée de toutes ses forces au dossier du fauteuil. Nous avons tout lieu de penser qu'en statue du Commandeur, stupéfiée par la douleur et l'opprobre, notre ancêtre ait décidé d'effacer toute trace de son second fils et de le bannir du monde de ceux qui avaient été vivants et du monde des morts.

Et notre arrière-grand-mère ? Comment cette mère, qui avait déjà perdu deux enfants et allait en voir mourir une quatrième en 1918, avait-elle pu accepter qu'on ne prononce plus le nom d'un fils qu'elle avait porté, qu'elle avait chéri et que son mari reniait à tout jamais ? Qui dira le lent martyre de cette femme, soumise à l'implacable loi des hommes, et renfermant à double tour dans son cœur à vif l'image infiniment recommencée de son enfant qui s'effondre sous des balles françaises ? Oh, la douleur tragique et muette de notre aïeule, modelant de ses vieilles mains saint Sébastien affaissé contre sa colonne !

Quant à notre grand-mère Amélie, il ne faisait aucun doute qu'elle avait tout connu et tout celé. Ayant reçu la même éducation rigide que sa belle-mère, elle se sentait à son image détentrice de ce secret familial et elle eût été incapable de le violer. Si nous lui en avions tenu grief un temps, ce sentiment était venu à résilience et nous lui avions pardonné d'avoir gardé le silence.

Nous ne saurons sans doute jamais où repose le corps d'Emilien-Hector de Chambrannes. Mais pour Aude, Martin et moi-même, cela n'a plus guère d'importance. Il nous suffit de savoir qu'il a vécu, que nous lui avons redonné son nom et que nous l'avons ramené parmi nous.


                                                                                                                                                                                                 Mars 2008  

                                                                                                                         

 

 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Ex-libris
  • : Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.
  • Contact

ex-libris

 ex-libris

 

Voie lactée ô soeur lumineuse

Des blancs ruisseaux de Chanaan

Et des corps blancs des amoureuses

Nageurs morts suivrons-nous d'ahan

Ton cours vers d'autres nébuleuses

 

La chanson du Mal-Aimé, Apollinaire

Recherche