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3 avril 2014 4 03 /04 /avril /2014 15:37

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Jocelyne Tournier  

Samedi 22 mars, pour clôturer le Printemps des Poètes 2014, Claude, un ami de mon groupe de poésie, nous recevait chez lui. Il y avait invité  les Parisiennes Sophie Schneider et Jocelyne Tournier pour un spectacle poétique en appartement, intitulé Dans tes rêves.

Nous avions déjà rencontré Sophie Schneider, venue à Saumur pour Les Poétiques 2013, et membre du groupe des Coquecigrues. Rassemblés à l’initiative de Paul Guerre, directeur de la Maison de la Poésie, les participants de ce groupe disent « par cœur » des textes de poésie (http://www.franceculture.fr/emission-ca-rime-a-quoi-claude-guerre-et-les-par-coeuristes-2012-10-28). Sophie Schneider est par ailleurs professeur des écoles et la poésie lui est d’une grande aide dans l’apprentissage de la lecture.

Elle forme ici un duo avec Jocelyne Tournier, qui est comédienne et chanteuse. Mezzo-soprano, celle-ci a participé à de nombreux spectacles : La Funambule, Le cabaret de Melle Arthur, Chansons coquines et raffinées, Le cirque de Brigitte, Les 7 péchés capitaux ou la chanson de Barbara et, plus récemment, Faux départ, un spectacle ludique et fantaisiste.

Ce soir-là, dans la pénombre de l’appartement, éclairées seulement par une petite lampe de bureau, elles nous ont proposé une trentaine de textes exaltant la sensualité, le corps féminin, les vibrations et les déboires de l’amour. Vêtues d’élégantes robes noires, les jambes gainées de bas à résille, les lèvres maquillées de rouge, assises de part et d’autre d’une petite table ronde, chargée d’ouvrages de la collection Poésie/ Gallimard et de grands ou petits cahiers renfermant leurs textes, elles ont offert à leur public les mille et une facettes de l’art d’aimer.

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Sophie Schneider

Les poèmes alternaient avec des chansons chantées a capella par Jocelyne Tournier, accompagnés parfois d’un orgue de Barbarie miniature. Un minuscule moulin à musique égrenait aussi de temps à autre sa petite musique mécanique. Le spectacle s’est ainsi ouvert avec « Mon secret » de la « garçonne » Suzie Solidor. L’icône des années 1930 y distille le sentiment troublant de l’attente amoureuse :

 

« […] mais je n’ai qu’un rêve

Joie immense et brève

De te revoir

Chaque soir

Mon espoir […] »

 

« Nana », en espagnol, nous a donné à entendre une tendre berceuse de la veine populaire de Manuel de Falla, à laquelle a succédé un peu plus tard « Luccellino » de Vivaldi.

La « Chanson du feu » m’a fait découvrir Nicole Louvier (1933-2003), un auteur-compositeur-interprète et romancière des années 1950, que Maurice Chevalier avait surnommée « Le petit Radiguet de la chanson ». Dans ses Chansons interdites, elle dit l’ivresse des corps et le « jeu chinois de l’amour ».

La grande Barbara - à laquelle d’ailleurs Jocelyne Tournier m’a souvent fait penser – était à l’honneur avec « Joyeux Noël ». Cette chanson de la « dame en noir » prend avec humour Noël à contrepied avec la description d’un intermède amoureux, prétexte à « un Noël comme on n’en fait pas ». Mais le temps de la fête ne dure jamais bien longtemps et la routine reprend ses droits…

Grande admiratrice de Brigitte Fontaine (elle lui a consacré un spectacle), Jocelyne Tournier a chanté encore « La bouche des bébés ». « Après un rêve », une mélodie de Fauré, a évoqué le déchirement du réveil qui succède aux rêveries romantiques de la nuit tandis que « Rossignolet du bois » a appris à l’amant comment il faut aimer : « Faut aller voir la fille, faut l’aller voir souvent… »

Ce sont enfin « Les Passantes », qui ont clôturé mélancoliquement ce spectacle dédié en grande partie à la Femme. Il s’agit d’un texte d’Antoine Pol (1888-1971), que Brassens regretta toujours de n’avoir pu rencontrer, lui qui avait superbement mis son poème en musique :

« […] Alors, aux soirs de lassitude,

Tout en peuplant sa solitude

Des fantômes du souvenir,

On pleure les lèvres absentes

De toutes ces belles passantes

Que l’on n’a pas su retenir. »

 

En ce qui concerne les poèmes, Sophie Schneider et Jocelyne Tournier ont puisé dans un répertoire très varié. Passionnée par Guy Goffette, avec qui elle avait dit en duo des poèmes lors des Poétiques de 2013, Sophie Schneider avait choisi les quatre sonnets de « L’Attente » dans la partie II de La vie promise et un extrait en prose du poète belge.  Les quatre sonnets rapportent les paroles d’une femme à l’homme aimé. « […] Reste si tu viens pour rester » lui dit-elle. Et pourtant elle sait qu’il n’y a pas « le moindre/ écho de [lui] dans ce désert immense », qu’elle « reste à  [l’] attendre,/ seule et glacée, sous [ses] caresses. »

 

« […] Oui, c’est dans une île, dans une île

qu’il aurait fallu ouvrir l’un après l’autre,

peu à peu, notre unique trésor, et non

 

l’étaler comme ici, parmi les rognures du temps,

tout jouer d’un coup de dés sur le tapis

et puis demander au plafond l’heure du train. »

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L’extrait de Elle par bonheur et toujours nue raconte comment l’écrivain fit la connaissance de Marthe Bonnard. Entré dans un musée pour échapper aux accablements conjugués de la chaleur et des sentiments, Guy Goffette se retrouve devant Marthe, le modèle puis l’épouse du peintre, "dont j'ignorais tout, sinon qu'elle était nue, sinon qu'elle était belle, et son éclat d'un coup me rafraîchit jusqu'au ventre ». Mais si l’écrivain s’attache à la femme, c’est sans doute pour mieux parler du peintre !

Prévert était aussi présent deux fois dans ce florilège. Il l’était avec drôlerie et dérision avec « L’amour à la robote », un poème dans lequel un homme qui écrit une lettre d’amour sur sa machine à écrire est piégé par cette même machine, qui finit par le tromper « avec un machin un machin à mourir de rire ». Un texte qui prend toute sa saveur à l’ère du tout numérique…

Avec « Déjeuner du matin », dont l’apparente simplicité n’est qu’un « trompe-l’œil », c’est une facette plus mélancolique du facétieux poète qui nous est dévoilée. La polysémie de ce texte simplissime (qui est le « je », qui est le « il » » ?) se dévoile au fil d’actions routinières et banales qui conduisent à un drame intime :


" [...] Et il est parti

Sous la pluie

Sans une parole

Sans me regarder

Et moi j'ai pris

Ma tête dans ma main

Et j'ai pleuré."


D’au-delà de la Méditerranée, le Marocain Abdellatif Laâbi (emprisonné de 1972 à 1980 et exilé en France depuis 1985) était convoqué avec deux poèmes « Comme un lierre » et « Celui qui n’a jamais » tandis que Boris Vian affirmait « Il y a des îles ».

Patrice Delbourg, une des jongleurs de mots des Papous dans la tête sur France-Culture, nous a invités à cuisiner voluptueusement en sa compagnie avec « Faim d’elle » Quant à la latino-américaine Isabel Allende, elle nous a recommandé « L’omelette », un texte extrait d’Aphrodite, un ouvrage où elle distille les plaisirs de la chair et de la bonne chère. Cette épicurienne y recommande l'omelette. Luxure et gourmandise ne sont-elles pas « les deux péchés capitaux auxquels il importe de s’adonner » ?

Avec « Idéal maîtresse » (1923) de Desnos, la femme est célébrée par l’écriture automatique des surréalistes :

« […] Eh quoi, déjà je miroir. Maîtresse tu carré noir et si les nuages de tout à l’heure myosotis, ils moulins dans la toujours présente éternité. »

« La muse sexuelle » (in Eros émerveillé) de André Velter a métamorphosé pour nous le poème en corps féminin :

 

« Poème en pente douce

De la nuque jusqu’aux reins

Des épaules aux chevilles

Des tempes au creux des seins

Et des lèvres jusqu’aux lèvres […] »

 

Dans « Magie » extrait de Lointain intérieur (1938), Henri Michaux explore le monde intérieur et ses fantasmes amoureux. Il nous invite à nous pencher sur la force et les déceptions du désir :

 

« […] Elle sentit un grand froid et qu’elle s’était trompée tout à fait sur mon compte.

Elle s’en alla la mine défaite et creusée, et comme si on l’avait volée. »


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 Gérard Philipe et Maria Casarès dans Les Epiphanies de Henri Pichette en 1947


Nos deux diseuses avaient encore convoqué deux grands chantres de la sensualité, Henri Pichette et Mahmoud Darwich. Elles ont ainsi modulé avec ferveur « Le Duo d’Amour Fou », extrait de la célèbre pièce Les Epiphanies du premier. On sait que c’est en 1947 que Gérard Philipe, Maria Casarès et Roger Blin la créèrent au Théâtre des Noctambules. Dans ce « mystère profane », ce dialogue amoureux et incandescent à nul autre pareil, embrase les amants « au soleil de midi, l’été, entre plaine et forêt », et on se souvient de leur litanie :

 

« […] Le Poète : Je t’imprime

L’Amoureuse : je te savoure

Le Poète : je te rame

L’Amoureuse : je te précède

Le Poète : je te vertige

L’Amoureuse : et tu me recommences […] »

 

Avec « L’art d’aimer » du poète palestinien Mahmoud Darwich, ce sont les subtilités et les flamboyances orientales que les deux amies  nous ont fait savourer dans ce poème construit sur l’anaphore : « Attends-la ! »

 

« Auprès du bassin, des fleurs du chèvrefeuille et du soir,

Attends-la […]

Jusqu’à ce que la nuit te dise :

Il ne reste plus que vous deux au monde.

Alors porte-la avec douceur vers ta mort désirée

Et attends-la !... »

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Dans cette alternance entre douceur et violence, « Commande » de Julio Cortazar, extrait de Crépuscule d’automne, a exprimé une forme de renaissance violente par l’amour :

 

« Ne m’accorde pas de répit, ne me pardonne jamais.

Harcèle mon sang, que chaque cruauté soit toi qui reviens.

Ne me laisse pas dormir, éloigne de moi la paix !

Alors je gagnerai mon royaume

et lentement je naîtrai. […]

 

Je n’aurais garde d’oublier que le Verlaine de Hombres (qui fut « Imprimé sous le manteau et ne se vend nulle part », 1891), consacré à l’homosexualité masculine, était aussi présent dans ce choix de textes sur l’amour, avec une suite de quatrains, à interdire aux oreilles jeunes et chastes. Considéré par Jacques Borel « comme une nouvelle fuite de l’être en désarroi […], l’envers et la rançon du songe », ce recueil n’a pas trouvé sa place dans les Œuvres poétiques complètes de La Pléiade.

J’ajouterai que la « Douzine cubiste » de Ian Monk, fervent oulipien, ponctuait le spectacle dans le désordre d’un corps féminin, sens dessus dessous et que cinq poèmes ont encore été dits dont je n’ai pas retrouvé les références.

Ainsi avec ce beau spectacle en ombre et lumière, tout en sensualité et en poésie, Sophie Schneider et Jocelyne Tournier, les deux jouteuses passionnées, nous ont convaincus que la poésie doit se dire à voix haute. Claude Guerre n’affirme-t-il pas « qu’il faut la dire, cette poésie qui nous occupe tant. Qu’il faut se la sortir des tripes. Qu’il faut se battre avec. On ne peut plus juste la photocopier avec la bouche. Il nous faut autre chose. Il faut la cracher avec le nous-mêmes tout entier » ?

 

 

Pour retrouver textes et auteurs :

"Mon secret", Suzie Solidor link

"Idéal Maîtresse", Desnos link

Les Epiphanies, Pichette link

Guy Goffette link link

Nicole Louvier link

"Joyeux Noël", Barbara link

Ian Monk link

Mahmoud Darwich, "L'art d'aimer" link

Brigitte Fontaine link

"L'amour à la robote", Prévert link

"Après un rêve", Fauré, link

Patrice Delbourg, link

"Rossignolet", link

Cortazar, link

"Magie", Michaux, link

Isabel Allende, link

"La muse sexuelle", André Velter, link

"Déjeuner du matin", Prévert,link

"Les Passantes", Antoine Pol, link


 

 

 

 

 

 

 

 

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commentaires

N
Une belle soirée dont vous évoquez la densité poétique. Merci.
Répondre
C
<br /> <br /> Merci, Noune, c'est bien ce que j'ai essayé de transmettre.<br /> <br /> <br /> <br />
C
Merci pour ce récit d'une belle soirée qui constitue aussi pour nous qui en sommes les lecteurs une belle "anthologie" de poésie moderne.
Répondre
C
<br /> <br /> Deux diseuses qui nous ont proposé une belle variété de voix amoureuses. J'aime ainsi découvrir des poètes ignorés.<br /> <br /> <br /> <br />

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