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20 décembre 2013 5 20 /12 /décembre /2013 22:32

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 Yann Quaraquillo (Emile Ajar et Paul Pavlowitch) dans Pseudo

Crédit Photos : Ernesto Timor


Jeudi 19 décembre 2013, les spectateurs du Théâtre Beaurepaire à Saumur avaient rendez-vous avec Emile Ajar, alias Paul Pavlowitch, alias Romain Gary… Seul en scène pour interpréter une adaptation de Pseudo, dans une mise en scène de Lucie Gougat et Jean-Louis Baille, le comédien Yann Karaquillo les a entraînés dans son délire existentiel sur les affres de la création littéraire et les questionnements identitaires.

Pendant une heure trente, ils ont vécu les angoisses de ce personnage interné dans la clinique danoise du docteur Christianssen, qui lutte avec son double et ses fantômes. Car le je qui s’exprime ne sait plus quelle est la part de lui-même (Ajar ou Pavlowitch)— qui a écrit La vie devant soi, ce roman du mystérieux Emile Ajar, lauréat du prix Goncourt en 1975.

C’est en effet en 1976 que paraît Pseudo, l’œuvre qui met en scène la célèbre mystification qui permit à Romain Gary – fait unique dans l’histoire littéraire – de recevoir deux fois le prestigieux prix, Les Racines du ciel l’ayant obtenu déjà en 1956. Peut-être est-ce dans une phase dépressive que Gary demanda à son petit-neveu Paul Pavlowitch (33 ans) de se prêter à ce jeu de rôles des plus hasardeux, jeu déjà entamé en 1974 lors de la publication de Gros-Câlin sous le patronyme d’Ajar, à l’insu même de son éditeur. On peut lire dans Pseudo : « J’ai signé le nouveau contrat comme le précédent : Emile Ajar. J’étais inquiet : ça faisait deux fois que j’utilisais le même nom, et j’ai une peur bleue de la mort. Mais le docteur Christianssen m’avait rassuré. Allez-y, le destin ne vous cherchera pas plus sous le nom d’Ajar que sous un autre. Il s’en fout. »

Gary lui propose alors à son petit-neveu d'endosser ce nom d’emprunt. Pavlowitch aime son oncle, il a lu tous ses livres et il accepte. Quand le Goncourt est attribué à La Vie devant soi, Gary fait écrire à son neveu une lettre de refus. Hervé Bazin, président de l’Académie Goncourt, répond que « l’Académie vote pour un livre, non pour un candidat. Le prix Goncourt ne peut ni s’accepter ni se refuser, pas plus que la naissance ou la mort. M. Ajar reste couronné. » Romain Gary conçut en fait un plaisir secret tout particulier à se voir décerner deux fois le Goncourt tandis que son neveu assurait le rôle de l’auteur auprès des médias et de l’opinion publique ; il n’avoua jamais la supercherie de son vivant. « Je suis Emile Ajar, écrit-il avec orgueil dans Pseudo. Je suis le fils de mes propres œuvres et le père des mêmes ! Je suis mon propre fils et mon propre père ! » C’est à Apostrophes, en juillet 1981, que Pavlowitch révèlera l’imposture mais son oncle s’était suicidé sept mois plus tôt (02 décembre 1980).

Celui que l’on connaît de son pseudonyme le plus célèbre, Romain Gary, s’appelait en réalité Roman Kacew : Ajar et Gary ne furent d’ailleurs pas ses seuls pseudonymes. En effet, il est aussi l’auteur d’un polar politique sous le nom de Shatan Bogat, Les Têtes de Stéphanie, et d’une allégorie satirique signée Fosco Sinibaldi, L’Homme à la colombe. On sait que Roman Kacew  chercha longtemps le bon pseudo avant de se décider pour celui de Gary. On remarquera que « gary » en russe signifie « brûle » et que « ajar » a le sens de « braise », toujours en russe. Cela n’est pas anodin pour un auteur passionné, en quête de lui-même, qui passa sa vie à «brûler ses vaisseaux ». Ce jeu complexe sur le double et le pseudonymes m'a fait penser à la pièce de Fernando Pessoa, Mort d'un hétéronyme, qui avait été jouée aussi à Saumur.

Le comédien, passionné par ce texte (c’est lui qui a demandé aux metteurs en scène de le diriger), est assis à l’avant-scène en position quasi fœtale sur un tabouret. Tout vêtu de gris, avec une simple écharpe de soie d’un rouge éteint, les mains et les genoux joints dans une attitude de repli sur soi, Yann Quaraquillo est étonnant dans le rôle de ce malade qui murmure à voix basse, de peur d’être entendu par le médecin, les infirmières, le monde entier peut-être. Il semble se méfier de tout et de tous et vouloir à toute force se protéger – protéger son manuscrit – des agressions extérieures.

Le monologue se transforme parfois en dialogue lorsqu’il converse avec Tonton Macoute, Pinochet, Plioutch, ou lorsqu’il s’affronte à un flic dans la ville de Cahors tout en promenant en laisse son python de compagnie. Sa voix jusque là atténuée, susurrée, murmurée, en sourdine, s’exaspère en violence pour hurler la souffrance du schizophrène incompris, de l’écrivain supplanté par son double. Cette présence obsédante du double se manifestera par un jeu de masque avec l'écharpe rouge, l'apparition d'une fausse barbe et d'une moustache postiche, par l'exhibition d'une tête monstrueuse pendant l'un des cauchemars.

Dans une logorrhée hallucinée qui mélange considérations cliniques et questions métaphysiques, l’homme s’interroge : tout chef d’œuvre ne s’écrit-il pas toujours au prix de l’horreur ? La vie n’est-elle pas sans cesse aux prises avec la peur ? On retrouve dans ces multiples questionnements angoissés le pessimisme affiché de Romain Gary : la crainte du réel, l’interrogation sur son identité (de son vrai nom Roman Kacew, il se demandait s’il n’était pas plutôt le fils d’un artiste du muet, Ivan Masjoukine), la méfiance innée vis-à-vis des politiques, la question de la judéité, le rejet d’un espoir illusoire. C’est bien le « spleen slave », ainsi que le dit sa première femme Lesley Blanch, qu’exprime ici ce « déprimé chronique ».

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Les rêves du malade

Crédit Photos : Ernesto Timor

Les nuits du malade sont habitées par des créatures inquiétantes que fait apparaître la mise en scène : un homme à tête de souris, un homme avec un sac sur le chef, semblable à ceux que portent les prisonniers au secret, des mannequins décapités et blafards, silhouettes démultipliant une personnalité inconnue. Ces apparitions terrifiantes  naissent parmi des bruits discordants de courts-circuits (ceux des neurones qui disjonctent peut-être), des grésillements de postes de radio et, vers la fin de la pièce, des bruits de combats (explosions, sirènes…). La pièce se termine quand ces créatures monstrueuses envahissent le fond de scène tandis qu’un blanc nuage les recouvre peu à peu. Signifient-elles que l'auteur s'est définitivement laissé envahir par ses démons et qu'il a été pris à son propre piège ? Quant à Franck Roncière, on notera que son travail sur la lumière est particulièrement au service de cet univers cauchemardesque.

Lucie Gougat et Jean-Louis Baille ont adopté un parti pris radical pour adapter ce texte qui peut se lire comme l’itinéraire d’un écrivain tourmenté –  sinon maudit. Le spectateur qui n’est distrait par aucun détail – il n’y a pas de décor -  doit certes faire un effort pour s’accrocher à ce monologue singulier, non dénué d’un humour grinçant, dont le sens se révèle à lui peu à peu. S’il ignore le contexte de la supercherie littéraire que fut l’affaire Gary/Ajar, il risque de s’ennuyer et de décrocher. C’est le cas de quelques spectateurs qui ont profité du noir sur scène pour quitter discrètement la salle.

Quant aux autres, dont je fus, qui ont persévéré dans l’écoute, qui ont prêté une oreille attentive aux errements d’un créateur en proie à ses démons intérieurs, ils n’ont pu qu’acquiescer quand Ajar alias Pavlowitch leur a demandé : « Vous appelez ça folie, vous ? Pas moi. J’appelle ça légitime défense. »

 

A lire :

gary.corneille-moliere.com

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Le monde onirique de Pseudo

Crédit Photos : Ernesto Timor

 

 


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commentaires

F
que de spectacles en ce moment
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C
<br /> <br /> Les hasards d'un abonnement. Joyeux Noël à vous, Flipperine.<br /> <br /> <br /> <br />

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