Jacques Weber dans Eclats de vie (Photo sortir82.fr)
Vendredi 04 mai 2012, au théâtre Beaurepaire à Saumur, le comédien Jacques Weber a permis à des spectateurs jubilatoires de se venger de l’école, ainsi qu’il le dit lui-même. Dans son spectacle en solo, intitulé Eclats de vie, pendant une heure et demie, il leur a donné à entendre avec délectation et puissance les mots de ses écrivains favoris, ceux-là même qui lui faisaient peur lorsque, jeune collégien, il devait les réciter.
Cette soirée de textes, « ni lecture ni représentation », est le résultat d’un long compagnonnage avec les amis de sa bibliothèque. Au fil des années, en une lente maturation, de Deux heures sans savoir à ce one-man show, en passant par Faena, Seul en scène (que je me rappelle avoir vu dans l’élégant cadre du Plessis-Macé) et A vif, est né ce florilège de textes, nourri par quarante années de théâtre. C’est un spectacle éminent vivant, sans cesse repris et modifié, une sorte d’autoportrait du comédien, réfracté à travers les écrivains qu’il chérit. « Une parenthèse jouissive et ludique », dans laquelle Jacques Weber insère désormais des pages écrites de sa main.
S’il fait disparaître peu à peu les morceaux de bravoure des grands textes classiques, souvent destinés à montrer le savoir-faire de l’artiste, il sait faire la part belle à des textes moins connus ou d’autres qui, détachés de leur contexte, prennent une force nouvelle. « Un enjeu de ce récital », avoue Jacques Weber, « c’est un peu de pervertir les grands textes ». Car ce qui compte pour lui, c’est « la façon dont les choses bougent sous le discours ». Et celui qui incarna Galilée, VGE et Solness le Constructeur précise qu’il n’aime rien tant que « le courant de la pensée, le continu et le zig-zag ».
Ainsi, en dépit de la trame du spectacle qui suit le jeune collégien puis l’adolescent amoureux jusqu’à l’apprenti comédien fou de théâtre et l’homme mûr, bouleversé par le tragique de la vie et l’inéluctable de la mort, le spectateur est sans cesse surpris par la diversité des choix.
Le fantôme de Cyrano bien sûr (qu’il interpréta plus de deux cents fois ainsi que le personnage du comte de Guiche dans le film de Rappeneau) ne pouvait manquer de débuter le spectacle. Quant à la fable, « Le Corbeau et le Renard », il nous invite à l’entendre dans une fabuleuse leçon de diction, digressive et inénarrable. Le Perdican de Musset (On ne badine pas avec l’amour, acte II, scène 5) et le poète aux sandales de vent (« Roman ») nous diront les émois des premières amours. Et cet « athée qui doute » nous donnera à entendre avec une sonorité neuve la tirade de Sganarelle sur les preuves de l’existence de Dieu dans toute sa séduction burlesque (Dom Juan ou le Festin de Pierre, acte III, scène 1).
La violence hédoniste de Boris Vian (« Je voudrais pas crever »), le cynisme littéraire d’Antonin Artaud (« Le Pèse-Nerfs »), l’écriture blanche de Marguerite Duras (« Le Coupeur d’eau ») sont encore convoqués pour exprimer la tragique beauté et l’horreur de la vie. Quant à Vladimir Maïakovski, on le découvre affronté sans espoir au mutisme forcené du monde dans une poignante apostrophe à la mère et à Maria (« Le Nuage en pantalon »).
Parmi ces textes-phares, la voix personnelle du comédien se fait entendre dans les transitions et les « Histoires de théâtre » qui se souviennent de Louis Jouvet ou de Laurence Olivier. On aimera particulièrement sa rêverie devant la mer (« Le ciel est à l’eau ») ou le si juste portait des marins bretons (« Le Marin »).
C’est Christine Weber, son épouse et complice depuis plus de vingt ans, qui a concocté la mise en scène du spectacle ; et l’on sent bien que ces deux-là travaillent ensemble depuis longtemps. Le comédien sait qu’il peut lui faire entière confiance car « elle a la logique savante des mères qui voient tout ».C’est elle qui organise le fil du discours, limite justement les improvisations (pas toujours pourtant! François Baroin caricaturé en petit marquis sortant de Bercy, c’est drôle mais était-ce nécessaire ?), éclaire avec art les différentes phases de la représentation. Sous une lumière bleue, elle fait irradier la chemise immaculée ouverte sur le simple costume gris et la léonine chevelure blanche.
Le comédien, souvent assis à jardin sur un petit tabouret, parfois debout à l’avant-scène ou déambulant sur le plateau, donne libre cours à son immense talent d’interprète. Sa voix profonde, « d’un moelleux de plume et de velours », est toute en nuances ; son sourire tendre ou ironique, ses mains expressives et virevoltantes, son autodérision, son aisance de gros chat font merveille. Et quelle palette expressive pour incarner un Corneille vieillissant et cacochyme dans les « Stances à Marquise » ! (Mais n’est-ce pas vain à cette occasion d’évoquer NKM au soir de sa vie ?) Quelle pudeur aussi, toute en émotion contenue, pour dire l’intensité du drame d’une « jeune mère arriérée », victime offerte au « Coupeur d’eau » de Marguerite Duras !
Si Jacques Weber excelle dans la truculence et l’excès (on le verrait bien en Falstaff), peut-être n’est-il jamais meilleur et vrai que lorsqu’il jugule sa formidable force intérieure. N’est-ce pas en nous apprenant avec retenue à « dénicher le frémissement d’une phrase » qu’il nous révèle le mieux la fêlure du monde ?
Sources :
L’avant-scène théâtre, n°1302 : « Jacques Weber, auteur et interprète, A. H ; « Un récital arrivé à maturité, Rencontre avec Jacques Weber », Propos recueillis par Gilles Costaz
Voir la vidéo du spectacle de Jacques Weber :