C’est à une entreprise de ressuscitation d’un amour fracassé par les « événements » d’Algérie que Francine de Martinoir convie ses lecteurs dans son dix-huitième et mélancolique ouvrage. Hospitalisée en 2003, son héroïne, Octavie Delgodère, apprend par la télévision la mort du commandant Tancrède Préfailles, qui fut trop brièvement son mari lors de sa première année d’enseignement au lycée Fromentin d’Alger. Elle avait vingt-trois ans, lui quarante. Elle entreprend alors de retrouver les traces de cet amour impossible, qui demeure l’amour de sa vie, à travers des souvenirs faillibles et des rêves révélateurs.
La guerre d’Algérie n’a pas souvent été évoquée par des femmes et, d’ailleurs, l’est-elle vraiment dans ce roman ? L’on y rencontre plutôt une femme, en proie à la solitude depuis toujours (son père, un héros de la Résistance corse, se suicida dans une prison d’Ajaccio sans avoir parlé), qui se jette à corps perdu dans sa passion pour un officier, dont les illusions ont été englouties à vingt ans à Buchenwald puis en Indochine, « pays où la distance entre les êtres humains était abolie ».
Alger à la veille du putsch est le cadre de ces « événements » auxquels une Octavie, assoiffée d’amour, ne comprend rien. Ecartelée entre ses amis et collègues enseignants (Agnès et Gildas Bazaine, leur cousin Etienne Bazaine et Emmanuel Brézolle), dont les sympathies vont au FLN, elle est pourtant bien de la famille du soldat perdu Tancrède Préfailles, cet homme à l’ « immense indifférence », qui lui dit lors d’une de leurs premières rencontres : « Octavie […], nous sommes tous les deux ce que l’on appelait en 45 des personnes déplacées, vous dans le temps, moi dans l’espace. » Et pourtant, elle le quittera, ne voulant pas être, comme les femmes corses de sa famille, de celles qui attendent toujours l’homme parti à la guerre.
Francine de Martinoir brosse un superbe portrait du commandant Préfailles, un officier cultivé, un homme d’honneur, personnage qui lui fut inspiré par Hélie de Saint-Marc, et qui nous dit avec ferveur que tous les officiers français ne furent pas des tortionnaires. Octavie ne pénétrera jamais le mystère de son mari, ce soldat « prêt à verser son sang pour des gens qu’il n’estime pas » mais pour qui « le champ de bataille, c’est le seul endroit du monde où [il se soit] fait une place ». Et elle s’en voudra toute sa vie d’avoir pu douter de lui, d’avoir envisagé qu’il ait pu prêter la main à la disparition et à l’exécution de son ami Etienne Bazaine, retrouvé près d’une décharge publique entre Alger et Kouba ». Ce n’est qu’après qu’elle comprendra celui qui lui disait : « Tu crois vraiment, Octavie, qu’après avoir été interrogé et torturé par la Gestapo, j’infligerais ce procédé aux autres ? » Cet homme mystérieux lui sera plus pleinement révélé lorsqu’elle retournera dans leur ancien appartement parisien du neuvième arrondissement dominant la statue de l’Abbé de l’Epée, dans la cour de l’hôpital des Sourds-Muets, et dont elle avait toujours gardé le trousseau de clés. Elle y fera la connaissance de la fille adoptive du commandant Préfailles, Zora, la fille de Mounir, son chauffeur, massacré en juin 62 […] par des gens du FLN qui le connaissaient bien. » Après ses dix années « au secret » (mais ne l’aura-t-il pas toujours été ?) pour avoir participé au putsch des généraux, il avait retrouvé Zora et sa mère et avait adopté la jeune fille. Celle-ci dira à Octavie : « Vous savez, le commandant a toujours attendu votre retour, il restait persuadé qu’un jour vous reviendriez. »
Or, c’est parce qu’elle avait voulu « en avoir le cœur net » sur son amour pour elle et sur ses agissements qu’Octavie avait rompu avec son mari, son « aimé de juillet », l’amant des quelques heures éperdues à la Villa Matarese, l’homme qui lui « avait été prêté » et qui lui avait dit : « Le cœur n’est jamais net Octavie. » La réponse à sa question venait trop tard et elle n’avait plus le pouvoir de lui ramener Tancrède. Car son amour pour lui s’était passé « dans une combustion intérieure se nourrissant d’elle-même » et elle n’était « jamais parvenue à déchiffrer le présent lorsqu’[elle] le vivait. » Elle n’avait jamais su où elle se situait, « dans un entre-deux sans doute, là où il ne faut pas rester. »
Dans la lumière d’un Alger dont « la vivacité, et la profusion » de la lumière « semblaient annoncer ou promettre une certaine condition amoureuse », et que ceux qui y ont vécu reconnaîtront avec émotion, grâce à une phrase élégante et digressive dans les méandres d’une mémoire en miettes, Francine de Martinoir dresse la géographie d’une ville et d’un amour disparus. Un exemplaire déchiré du dernier ouvrage de Balzac, L’Envers de l’Histoire contemporaine, une fascination pour la Basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, une remontée temporelle dans le labyrinthe souterrain des Bains de Neptune fréquentés par les Algérois, une évocation historique de la vente par les Gênois de la Corse à la France, la description d’un tableau de Hopper, Summertime, la petite musique de la chanson de Paul Anka, You are my destiny, sont autant de jalons d'un parcours amoureux que l’héroïne s’efforce de restituer. Ils permettent à l’auteur d’évoquer cette femme brisée, qui avait écrit dans sa lettre de rupture, cette phrase terrible de Kafka : « On attend le dimanche existentiel et c’est le samedi qui ne finit pas. »
« Et ma cendre sera plus chaude que leur vie », ce vers d’Anna de Noailles, qui trotte dans la tête de la narratrice alors qu’elle descend la rue Michelet, est une des clés de ce très beau roman sur la mémoire. N’est-ce pas cette cendre que Francine de Martinoir parvient à ranimer par l’écriture et qui réchauffera son héroïne le temps qui lui reste à vivre ?
Le 21 septembre 2009