Lucy (Jessica Haines) et son père, David Lurie (John Malkovich), juste avant l'agression dont ils vont être victimes
Lundi 21 octobre 2013 à 22h 35, ARTE diffusait Disgrâce (2010), un film de Steve Jacobs, adapté du roman (1999) de John Maxwell Coetzee, prix Nobel de littérature sud-africain en 2003. Ayant récemment entendu le poète Antjie Krog évoquer la période post-apartheid, j’ai eu envie d’entendre l’écho d’une autre voix sur ce sujet douloureux. N’ayant pas lu le roman, je ne puis dire si le film de Steve Jacobs lui est fidèle mais je sais qu’il m’a laissé une impression de grand malaise. Ce film, très noir, est en effet très oppressant et les personnages mis en scène d’une grande complexité.
L’histoire est celle de David Lurie (John Malkovich), un professeur de littérature romantique à l’université du Cap, qui est contraint de démissionner car il a eu une relation- quasiment non consentie- avec une de ses élèves métisses, Melanie Isaacs (Antoinette Engels). Pratiquant un hédonisme sexuel forcené, il exerce implacablement son droit de cuissage sur ses étudiantes sans aucun état d’âme, allant jusqu’à utiliser le Satan de Byron pour justifier ses excès. John Malkovich interprète ici ce personnage comme il le fit du Valmont des Liaisons dangereuses de S. Frears, avec autant de cynisme et de froideur malgré quelques années en plus.
Le professeur David Lurie (John Malkovich) et l'étudiante Melanie Isaacs (Antoinette Engels)
Objet du scandale et tombé en disgrâce, il s’en va dans le veld auprès de sa fille Lucy (Jessica Haines), qui exploite une petite propriété agricole dont elle vend plantes et fleurs au marché local. Elle partage ses biens avec un Noir du nom de Petrus (Eriq Ebouhaney )qui, peu à peu, et avec son accord, prend possession de ses terres. Un jour, trois très jeunes Noirs pénètrent chez elle et la violent, tandis que son père est enfermé dans les toilettes et manque d’être brûlé vif. La jeune femme se refuse à porter plainte et son père sent monter en lui une violence irrépressible contre les agresseurs de sa fille et Petrus, qui a peut-être télécommandé l’agression afin de faire fuir Lucy et de s’emparer de ses terres.
David Lurie et sa fille Lucy sur la propriété agricole de la jeune femme dans l'arrière-pays
Le film montre ainsi l’atmosphère de revanche et de violence qui est celle de l’après-apartheid. Chaque personnage vit ce basculement d’un monde à sa manière, complexe et souvent opaque. Lucy, alors que son père souhaite qu’elle retourne aux Pays-Bas près de sa mère, s’y refuse absolument. Elle s’oppose encore violemment à lui lorsqu’il s’en prend au jeune Noir qui l’a violée. Elle accepte de façon assez incompréhensible que celui-ci revienne même habiter non loin d’elle chez Petrus. Elle s’obstine enfin à vouloir garder l’enfant issu du viol. On croit comprendre que, pour elle, c’est un moyen de payer sa dette de femme blanche vis-à-vis de l’homme noir, longtemps soumis. Elle est même prête à épouser Petrus et à devenir la femme de celui-ci qui est appelé à devenir le nouveau maître des terres. Je dois dire que j’ai bien du mal à comprendre ce personnage et à nommer ce qui constitue l’essence de ses choix : attachement viscéral à la terre, pardon, résilience, soumission, abattement, masochisme, sidération, acceptation d’une évolution inévitable…
L’attitude de Petrus, le fermier noir qui habite sur les terres de Lucy, est aussi très hermétique. Uniquement préoccupé par l’exploitation et l’irrigation de son terrain, il semble dénué de toute empathie envers la jeune femme qui travaille avec lui, et dont il est, peut-être, à l’origine du malheur. La dernière image du film laisse entendre qu’il a achevé de construire sa maison, et que désormais il va cohabiter avec Lucy.
David Lurie (John Malkovich), le professeur de littérature anglaise
Le film montre surtout l’évolution de David Lurie, le professeur de littérature tout-puissant, qui voit s’effondrer toutes ses certitudes d’homme blanc supérieur. Le viol que subit sa fille, l’attitude incompréhensible de celle-ci, l’agression sauvage dont il est victime, l’impunité des agresseurs, tout cela représente pour lui l’humiliation suprême, qui le ravale au rang de l’animalité. Ainsi, lorsque sa fille lui dit : « Oui, c’est humiliant. Mais c’est peut-être un bon point de départ pour recommencer. C’est peut-être ce que je dois apprendre à accepter. Repartir du sol. Sans rien. Sans atouts, sans armes, sans propriété, sans droits, sans dignité », il lui répond : « Comme un chien. »
Le viol que subit sa fille remet en cause sa propre attitude vis-à-vis des femmes. Dans la voiture qui le ramène avec sa fille vers Le Cap, Mélanie lui dit en substance que, pour un homme, soumettre une femme doit créer un sentiment qui doit s’apparenter à la toute-puissance et au désir de mort. Il reconnaît alors à demi-mot que c’est le cas pour certains hommes. On comprend bien sûr qu’il fait partie de cette sorte d’hommes. Sa renonciation à ce qu’il fut passe aussi par une visite à la famille de l’étudiante qu’il a séduite. Non content de leur dire qu’il est « désolé », ce dont le père de la jeune fille (David Dennis) ne se satisfait pas, il est amené à s’agenouiller devant la mère de famille et une autre des filles pour leur demander pardon. On mesure ainsi tout le parcours de cet homme, plein de morgue au début du film, qui finit par venir à résipiscence et à abdiquer tout ce qu’il fut. Il semble qu’il n’y ait plus aucun avenir pour lui dans le nouveau monde qui se fait jour
On l’aura compris, Disgrace est un film dur, implacable, sans grâce aucune. Le décor sec et rude de la terre sud-africaine se prête particulièrement à cette réflexion sans concession sur le basculement d’un monde. L’omniprésence des chiens que l’on dresse, que les jeunes noirs abattent au fusil, que la gardienne du chenil euthanasie, que David Lurie transporte dans des sacs de plastique noir pour les brûler au crematorium, confère à ce long-métrage une atmosphère de violence, d’animalité brute et de mort. On perçoit le danger à chaque instant, comme sur cette route du Cap où le père veut s’arrêter et où la fille lui dit que c’est trop dangereux..
A la fin de ce film d’un pessimisme absolu, sans guère d’espoir de rédemption, où l’on ne sait plus où est le Bien et où est le Mal, j’ai pensé aux derniers vers extraits du poème, « Jadis dame Justice avait les yeux bandés », d’Antjie Krog :
« car finalement la culpabilité l’injustice et la corruption
demeurent
mais plus dangereuses encore sont les mains propres »
David Lurie (John Malkovich) et Lucy (Jessica Haines) avec leurs chiens
Crédit Photos : Allo-Ciné