Amira Casar (Dora Maar) et Thierry Frémont (Picasso)
( Crédit Photo, Jacques Morell, France 2)
Une femme, qui plus est, une artiste, peut-elle vivre aux côtés d’un génie sans y perdre son âme ? C’est cette douloureuse question que pose le téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe, diffusé sur France 2, mercredi 16 février 2011. Le réalisateur y retrace, à travers quelques dates de 1935 à 1973, la relation passionnée et mortifère que la photographe Dora Maar, qui avait 28 ans, et qui était connue pour ses collages surréalistes, entretint pendant sept ans avec Pablo Picasso, alors âgé de 54 ans, et au faîte de sa gloire.
D’emblée, le ton est donné par Georges Bataille, un des amants de la jeune femme, lorsqu’il affirme, au sein de cette compagnie d’amis où l’on pratique l’amour libre, qu’en amour « ce sont les hommes qui choisissent, pas les femmes ». Après avoir été « choisie » par le peintre espagnol, Dora Maar sera contrainte d’accepter les innombrables allers et retours de son génial amant vers sa première femme Olga Khokhlova, et celle qu’elle appelait la « crémière », Marie-Thérèse Walter, la mère de sa fille très aimée Maya. Elle sera finalement abandonnée pour une « jeunesse » Françoise Gilot (qui sera la mère de Claude et de Paloma).
Le metteur en scène met en lumière le sentiment ambigu, mêlé d’admiration, de passion et de masochisme, qui liait la photographe à l’artiste. Lui-même, un temps, ne sait plus où est la frontière et il demande à sa maîtresse : « Tu m’aimes ou tu admires le peintre ? » Et elle de répondre : « Ton talent m’inspire. » Et lorsque Nusch, la femme de Paul Eluard (l’ami qui écrit les vers merveilleux : « Tous se devaient l’un à l’autre une nudité tendre/ De ciel et d’eau d’air et de sable ») lui conseille d’arrêter d’être son modèle, consciente de son génie sans limites, elle répond : « Je ne peux pas, je suis l’œuvre ! » Quant à Picasso, alors que Dora Maar et Marie-Térèse Walter se disputent comme des chiffonnières, il soupire : « Les histoires de femme, ce n’est pas mes affaires", et il retourne à la création de Guernica : ne se reconnaît-il pas comme un peintre « en guerre » ?
Jean-Daniel Verhaeghe brosse en effet un portrait au vitriol d’un Picasso macho et égoïste, qui sacrifie tout à son art. Celui qui avoue qu’il existe deux types de femmes, « les tapis-brosses et les déesses », celui qui détaille devant son épouse et ses deux maîtresses, réunies au Grand Hôtel de Royan, les mérites respectifs de chacune (« Olga, c’est la femme classique, Marie-Thérèse, ce sont les rondeurs… »), vampirise Dora Maar, allant jusqu’à lui déclarer : « J’aime ta souffrance et je te peins. » Et tandis que la jeune femme s’essaie à la peinture, il lui lance avec mépris : « Tu es incapable de créer, tu es incapable d’être enceinte ; c’est peut-être tes ongles que tu peins le mieux ! »
A l’aube de la guerre, consciente qu’elle « passe [son] temps à [l’] attendre", qu’elle s’étiole et se sacrifie en vain, Dora Maar s’écrie : « Il faut que je fasse une exposition, sinon je vais mourir étouffée. » Alors qu’il peint Guernica, elle obtient de lui l’autorisation de photographier la genèse de la toile, continuant ainsi sur la voie de la dévotion à l’œuvre de son amant. Après la guerre, elle sombrera dans la neurasthénie, subira des électrochocs et finira ses jours dans la maison de Ménerbes qu’il lui avait offerte en guise de cadeau d’adieu et dont il s’était dessaisi à regret à l’été 1946.
Dora Maar, qui avait été « la muse sulfureuse des surréalistes", qui avait tenu tête à Picasso qui la considérait « comme un homme », deviendra telle qu’il l’avait peinte dans son tableau, La Femme qui pleure au Chapeau rouge, la « fille de la Douleur et de la Tristesse ». Tout comme le peintre disloquait dans sa peinture « les visages et les corps pour que ça fasse mal à l’œil comme des bombes », il disloquera sa maîtresse, au point de lui faire reconnaître ce terrible constat d’anéantissement : « J’ai trente-six ans, je suis stérile, je ne serai plus jamais amoureuse. » « Quand on a aimé Picasso, qui reste-t-il à aimer, sinon Dieu », dira-t-elle.
La Femme qui pleure au Chapeau rouge, Picasso, 1937
Jean-Daniel Verhaeghe fait ainsi le portrait d’un génie destructeur à qui Dora Maar hurle : « Tu ne sais que détruire, dans ta vie et dans ta peinture ! » Olga mourra abandonnée de tous ; Marie-Thérèse Walter se suicidera, tout comme Pablito, son petit-fils, et Jacqueline Roque-Picasso, sa dernière femme, qui se tirera une balle dans la tête. Tous victimes et proies d’un Minotaure qui était lui-même et que Picasso avait si souvent représenté.
Thierry Frémont et Amira Casar sont les deux interprètes de ces artistes passionnés et malheureux. Ils ont particulièrement travaillé leurs rôles : ils se sont apprivoisés, ont fait de nombreuses lectures du scénario à la table, ont beaucoup réfléchi sur leurs personnages avant le tournage. Ils ont proposé de nombreuses suggestions à Jean-Daniel Verhaeghe pour ajouter de la crédibilité aux deux amants furieux, truffant notamment les dialogues d’expressions et de mots espagnols. Les deux acteurs ont reçu le prix d’interprétation au Festival de la fiction TV 2010 à La Rochelle
Amira Casar a été fascinée par le personnage de Dora Maar, et on lui a souvent dit qu’elle lui ressemblait. Elle s’est sentie investie d’une « mission secrète et enflammée : rétablir Dora Maar à sa juste place en tant qu’artiste ». Elle a souhaité « donner sur elle, à travers le connu et l’inconnu, à travers ce que l’on sait d’elle et ce que l’on ignore – et à travers ce qu’elle évoque en [elle], dans le labyrinthe des [ses] pensées et de [ses] passions, un point de vue sur elle ». Elle joue avec justesse ce difficile personnage de femme blessée, consumée par une passion destructrice, qui s’enorgueillit de faire partie de l’Histoire de la peinture, et s’anéantit elle-même dans un amour suicidaire.
On regrettera cependant que Thierry Frémont, qui avait été remarquable dans le rôle de Francis Heaulme, le « routard du crime », force ici le trait pour nous donner l’image d’un Picasso, cynique et priapique, roulant de grands yeux furibonds. Ce fabuleux comédien nous avait habitué à plus de nuances
Toujours est-il que ce téléfilm, en dépit de ces quelques restrictions, séduit avec ce portrait d’un couple mythique, qui, par bien des aspects, ne peut pas manquer de faire songer à celui que Rodin constitua avec Camille Claudel.
Minotaure une coupe à la main avec une jeune femme, Picasso, 1933