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2 octobre 2009 5 02 /10 /octobre /2009 23:17

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Ce qui frappe dans ce court roman, c’est que le pays hongrois est au cœur de l’intrigue. Nous en avons pour preuve, le titre des quatre chapitres : Randonnée dans les steppes, Maison dans les steppes, Passé des steppes et Présent des steppes.

Dès la page 12, nous apprenons que le roman va se passer à l’Est de la Hongrie, dans une « Putszta aussi somptueuse que déserte, comme seule la Hongrie peut nous en offrir ». De suite, le narrateur est saisi par la grandeur du spectacle : « L’air caressant vibrait autour de moi à l’infini, la steppe embaumait, et l’éclat de la solitude de glissait partout et par-dessus tout. »

Le regard qu’il porte sur cette plaine hongroise est quasi ethnologique, les descriptions en sont d’une extrême précision  et il ne sait pas quel ami il va rencontrer dans ce paysage (p 18) : « Autant l’image que j’en avais eue jadis s’était, à cause de mon ami, confondue avec celle de l’Italie, autant à présent, elle se cristallisait étrangement en quelque chose de totalement autonome. J’avais traversé des centaines de ruisseaux, de rivières et de fleuves, dormi souvent avec les bergers et leurs chiens à poils longs, je m’étais désaltéré à ces puits solitaires dont les sinistres potences se dressent très haut vers le ciel, je m’étais abrité sous des toits de roseaux très pentus- j’avais vu se reposer le joueur de cornemuse, s’envoler sur la lande le postillon alerte, éclater de blancheur le manteau du gardien de chevaux- et souvent je m’étais demandé à quoi allait ressembler mon ami dans ce paysage. »
On sent le pinceau du peintre que fut Stifter lorsqu’il décrit page 19 « la lueur pourpre de la prairie, les milliers de petits points blancs que formaient les troupeaux de bœufs de la région, la terre sous mes pieds d’un noir profond […] j’aimais ses villages à l’infini, ses collines sous les vignobles, ses marécages et ses roseaux, et voir palpiter au loin le bleu délicat des ses montagnes. » Peter Handke, dans sa pièce, Les gens déraisonnables sont en voie de disparition, évoque les livres de Stifter en disant qu’ils sont de ces livres conçus «  avec le sérieux, la patience et la conscience d’un restaurateur de tableaux. » (Marie Alstadt, Lire, Avril 2004.)
Le regard se fait aussi historique lorsque le narrateur décrit le château d’Unwar. Il évoque les « grandes effigies en pierre, avec de larges bottes et des robes à traîne. Il devait s’agir des rois de Hongrie. » (page 31). Il remarque les « armes de différentes époques. Elles avaient jadis probablement fait partie de l’histoire de la Hongrie.[…] Hormis les armes, étaient suspendus également des vêtements hongrois conservés depuis des temps très anciens, dont certains en soie, flottants, avaient sans doute appartenu aux Turcs ou même aux Tartares. (Page 33)

Il nous apprend que dans la chambre qui lui est dévolue, il y a des livres écrits en langue allemande et que « dans chacune des pièces se trouvait un lit, recouvert, non d’une couverture, mais de l’ample vêtement traditionnel que l’on nomme bunda. C’est généralement un manteau en peau, dont le côté bourru est placé à l’intérieur, alors que le côté lisse et blanc est à l’extérieur. Il est souvent orné de lanières diverses et colorées et d’applications décoratives en cuir de toutes les couleurs. » (pages 33-34).
Un autre intérêt du roman réside dans la description de l’organisation des domaines du major Stephan Murai. On y découvre des serres où poussent des camélias, des jardins, des vergers ; on assiste aux foins, au repas des bergers ; la bergerie, les haras sont évoqués ainsi que la variété des céréales. C’est une sorte de propriété idyllique où le maître appelle les paysans  « mes enfants » et dont il rêve de faire un pays idéal. Sa profession de foi est la suivante : «  Notre constitution, notre histoire sont très anciennes, mais beaucoup de choses restent encore à faire ; nous avons été préservés en elles comme une fleur dans un album de famille. Ce grand pays est un joyau plus vaste qu’on pourrait le croire, mais il a besoin encore et davantage d’être serti. Le monde entier entre dans une lutte pour devenir plus productif, et donc, nous aussi. De toute la floraison et de toute la beauté dont est encore capable aujourd’hui le corps de ce pays, il faut extraire autant l’une que l’autre. […] Le peuple est très divers, certains sont comme des enfants à qui l’on doit montrer comment faire pour entreprendre quelque chose. Depuis que je vis au milieu de mes gens, sur lesquels j’ai davantage de droits que vous ne le supposez, depuis que je chemine avec eux dans leurs vêtements, partage leurs coutumes et me suis acquis leur considération, c’est finalement comme si j’avais gagné quelque bonheur qu’autrefois je cherchais dans tel ou tel pays lointain. »
C’est le rêve de l’Eden enfin retrouvé ou c’est l’empire austro-hongrois d’avant la faute! « Friedrich Hebbel, dramaturge autrichien très en vue dans les années 1850, ne croyait pas si bien dire lorsqu’il écrivait sarcastiquement à propos de Stifter qu’ « il présuppose comme lecteurs, de toute évidence, Adam et Eve. De fait, les romans de Stifter ont ce don d’emporter dans des temps immuables, de pause universelle, qui évoquent l’Eden. L’impression de sérénité vaporeuse, l’écriture limpide exercent sur qui les lit un vrai pouvoir magique. » (Marie Alstadt, Lire, avril 2004).
« Pourtant, dit cette critique, une étrange inquiétude affleure » et elle va naître avec le personnage de Brigitta. En effet, l’intérêt essentiel du roman réside dans ce personnage féminin, qui nous est assez vite brossé dès la page 21 quand le narrateur la rencontre pour le première fois, vêtue à la mode locale et montant à cheval comme un homme. Celle qu’il prend d’abord pour une intendante se révèle à lui serviable et aimable et il souligne « la rangée de très belles dents » de son sourire.
Le mystère de ce personnage féminin est distillé au cours du roman lorsqu’à la page 60, le narrateur découvre dans le cabinet de travail de Stephan Murai « l’image réduite dans un beau cadre doré d’une jeune fille d’environ vingt, vingt-deux ans- mais fait étrange, de quelque manière que le peintre ait tenté de masquer la chose, ce n’était pas l’image d’une jeune fille belle, mais laide au contraire- le teint sombre du visage et la morphologie du front étaient singuliers, avec cependant comme de la force et de l’énergie, et le regard farouche était celui d’un être résolu. » Le narrateur comprend que cette femme a joué un rôle dans la vie de son hôte et il se demande pourquoi il ne s’est jamais marié.

C’est par Gömör l’associé de Brigitta Maroshely qu’il apprend qui est cette femme dont le major lui dit qu’elle est la femme « la plus merveilleuse du monde ». Il lui apprend que « son mari l’avait quittée et n’était jamais revenu », l’abandonnant avec leur fils Gustav. A cette époque, avec son enfant, elle était apparue dans sa résidence de Maroshely. On ne peut deviner quels sont les liens réels qu’ils entretiennent puisque le major « condamnait son époux qui s’en était allé jadis.. »
Cette femme devient alors l’objet des rêves du narrateur : « Je me tenais sur la lande devant l’étrange cavalière qui, à l’époque m’avait cédé ses chevaux, ses beaux yeux m’envoûtaient… » (page 68).
C’est vraiment au fil de l’histoire que le mystère va se dissiper : « Le moyen par lequel j’ai pu arriver à une connaissance si approfondie de l’état des choses qui sont décrites ici sera la conséquence de mes relations avec le major et Brigitta, et s’éclaircira de lui-même à la fin de l’histoire sans qu’il soit nécessaire de révéler avant l’heure ce que je n’ai pas non plus appris avant l’heure, mais par le développement naturel des événements . » (page 69).
Ce livre est encore une réflexion sur la beauté. « Elle est dans l’univers, elle est dans un regard, et elle ne sera pas forcément dans les traits d’un visage conformes aux canons établis par les gens sensés. Souvent la beauté n’est pas perçue parce qu’elle est dans un désert, ou parce que l’œil qui pourrait l’apprécier ne s’est pas présenté… » C’est en fait le cas de Brigitta dont la mère détournait le regard de « son petit visage ingrat ». « Ainsi le désert devint de plus en plus grand . »
Stifter fait  ainsi une description terrible de l’enfant que l’on ne regarde pas et qui n’est pas aimé parce qu’il est laid (page 72).
Lorsqu’elle rencontre enfin celui qui va la remarquer, elle dit : «  Je sais que je suis laide, et à cause de cela, j’exigerai un amour plus grand que ne le ferait la plus belle fille du monde. » (page 84). L’évocation du premier baiser est magnifique : «  Elle n’avait jamais connu de baiser, puisque même sa mère ni ses sœurs ne l’avaient jamais embrassée- et Murai, bien des années plus tard dira un jour qu’il n’avait jamais éprouvé une joie aussi pure que naguère lorsqu’il avait pour la première fois senti ces lèvres délaissées, vierges, sur sa bouche. » (page 85).

L’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre est d ‘une intensité non pareille : « Tout son être se déploya devant lui, il découvrit par-dessus tout cela, son amour intense et vibrant qu jaillissait tel un torrent doré sur un rivage riche, riche mais solitaire aussi ; car, alors que le cœur des autres hommes est partagé en deux univers, le sien était resté intact, et puisqu’un seul être l’avait reconnu, il appartenait donc dorénavant à ce seul être. »

Quand Murai s’éprend de Gabriele, c’est une souffrance insondable pour Brigitta : « Le cœur de Brigitta cependant n’en pouvait plus…Elle prit, pour ainsi dire, son cœur gonflé, hurlant, dans sa main et l’écrasa. » (page 93)

Après avoir réglé la situation financière de Brigitta et de Gustav, Murai disparaît de leur vie et « il ne se manifesta plus. »
Ce n’est que lorsque Gustav, le fils de Brigitta, est attaqué par les loups et que Murai vient à la rescousse, que tout va se dénouer. Alors qu’il murmure au narrateur qui vient d’arriver dans la chambre « Je n’ai pas d’enfant », Brigitta ne dit qu’un seul mot : « Stephan » et tous les deux, après s’être regardé dans les yeux, tombent dans les bras l’un de l’autre. Et Stephan d’avouer : « Ma pauvre, ma pauvre épouse, quinze ans j’ai été privé de toi, et quinze ans tu as été sacrifiée. » Et d’ajouter : « Oui, c’est bien la loi de la beauté qui nous emporte, mais j’ai dû errer dans le monde entier avant de comprendre qu’elle se trouve au fond du cœur, et que je l’avais abandonnée chez moi dans un cœur solide et fidèle qui ne me voulait que du bien, que je croyais perdu, et qui a pourtant traversé toutes ces années et tous ces pays avec moi. Brigitta, mère de mon enfant, tu étais jour et nuit avec moi. » (page 118).
C’est une des grandes séductions de ce roman que cette intrigue amoureuse si particulière où le mari qui a trahi revient vivre dans la proximité de la femme abandonnée. « La science de l’âme n’a pas tout éclairé ni tout expliqué, bien des choses lui sont restées étrangères et obscures. Aussi, n’est-il pas exagéré de dire qu’il existe encore un abîme infini et serein où rôdent Dieu et les esprits. L’âme, dans ses instants de ravissement, le survole souvent, la poésie parfois le dévoile d’un innocent geste d’enfant, mais les instruments de mesure de la science ne pourront jamais prétendre y avoir abordé, ni même seulement y avoir mis la main. »

Le roman se termine avec le retour du narrateur vers l’Autriche : « Avec de sombres et douces pensées, je continuais ma route jusqu’à ce que la Leitha fût traversée et que les gracieuses montagnes bleues de mon pays s’esquissent devant mes yeux."
C’est à l’extrême simplicité du style et des thèmes que l’on est sensible lorsqu’on lit ce livre. « A ceux  qui l’accusaient de représenter seulement ce qui est petit et insignifiant et seulement des hommes ordinaires, Stifter répondait en affirmant la volonté de représenter la loi douce qui guide le genre humain et détermine l’équilibre universel.
« Le souffler du vent, le couler de l’eau, le pousser du blé, le rider de la mer, le verdoyer de la terre, le resplendir du ciel, le briller des étoiles, je les considère grands. L’orage qui s’approche grandiose, la foudre qui fend les maisons, la tempête qui déchaîne les incendies, le tremblement de terre qui enfouit les villages, je ne les considère pas plus grands mais plus petits, en tant que simples manifestations de lois supérieures. Ils se vérifient dans des lieux singuliers et sont effets de causes limitées. »
Et Stifter revendique aussi la légitimité de la modestie : « Si tous les mots qui sont prononcés ne peuvent pas être poésie, ils peuvent être quelque chose d’autre, quelque chose qui a, quand même, le droit d’exister. »
Ce roman est donc bien exemplaire de l’œuvre de Stifter. On y trouve « une incessante recherche de la sérénité, mais aussi une contemplation lente et attentive qui permet de voir sous la surface du monde et de saisir le rythme secret de la vie. Il ne se passe pas beaucoup de choses dans les romans et dans les nouvelles de Stifter et pourtant le lecteur finit par être envoûté. On suit avec une émotion croissante le cheminement des héros de ses romans et de ses nouvelles qui cherchent leur place dans un monde dominé par la loi morale et la sagesse de la nature. » ((Adalbert Stifter, un illustre inconnu, Vaclav Richter, 13-08-2005, Radio Prague).

Les pages renvoient à l'Edition Points, R 532.

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commentaires

L
<br /> Quelle belle chronique !<br /> J'ai lu aussi ce très court roman, sans tomber cependant sous le charme. Je connais d'autres lectrices qui en ont fait un coup de coeur, mais j'ai dû passer à côté, ou ne pas le lire dans la bonne<br /> ambiance... Pour être honnête, je me suis même un peu ennuyée... Mais je dois reconnaître que c'est TRES bien écrit.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br /> Ce livre  a été lu dans le cadre de mon groupe de lecture qui se consacrait cette année-là à la littérature de la Mitteleuropa. Et je n'ai pas oublié les lointains de la putszta<br /> hongroise. Merci, la publivore, de votre visite ici. Amicalement.<br /> <br /> <br /> <br />

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