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Un blog pour lire, pour écrire, pour découvrir et s'étonner. "La Vie a plus de talent que nous" disait Nabokov.

"La substance même des âmes" : exposition Rembrandt intime, au musée Jacquemart-André.

Saskia en Flore (1634)

Saskia en Flore (1634)

 

 

Il y a bien longtemps j’avais vu La Ronde de nuit de Rembrandt au Rijksmuseum d’Amsterdam. Ce tumulte mouvementé de soldats éclairés par la lumière jaune du personnage central m’avait laissé une impression durable. C’est en 1638 que le peintre avait été choisi avec cinq autres pour réaliser les portraits de groupe des milices d’Amsterdam, après l’entrée de Marie de Médicis dans la ville. Il avait ainsi obtenu la commande de la milice du capitaine Cocq, entouré de son lieutenant et de ses seize hommes. Alors qu’il achevait le tableau, il avait perdu sa femme et modèle adorée, Saskia. La conjonction dramatique de ces deux événements était aussi demeurée dans ma mémoire.

Aussi, le vendredi 28 octobre 2016, soucieuse de retrouver l’émotion de mon adolescence, me suis-je rendue au musée Jacquemart André pour découvrir l’exposition intitulée Rembrandt intime. Celle-ci est organisée autour des trois tableaux de l’artiste possédés par ce merveilleux musée et qui représentent différents moments de sa carrière. Le Repas des pèlerins d’Emmaüs (1629) correspond aux débuts à Leyde entre 1625 et 1631 ; Le Portrait de la princesse Amalia van Solms (1632) renvoie à la période de la gloire du peintre à Amsterdam, de 1632 à 1642 ; enfin le Portrait du docteur Arnold Tholinx (1656) annonce la liberté de son style tardif. Ces trois toiles constituent les jalons d’un « parcours intime, centré sur les portraits et l’œuvre graphique, dans lesquels le peintre sonde l’âme humaine ». Déambuler à travers les 21 toiles et les 32 œuvres graphiques exposées permet d’approcher le processus créatif de Rembrandt et son évolution vers la maturité de son art.

Dans ma mémoire flottaient aussi les vers très sombres que Baudelaire consacra à l’artiste dans le poème  « Les phares » :

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,

Et d’un grand crucifix décoré seulement,

Où la prière en pleurs s’exhale des ordures,

Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;

Certes, j’ai retrouvé cette atmosphère ténébreuse dans les dessins à la pointe sèche, notamment le Christ en croix ou les trois croix, dont les différentes épreuves montrent une dramatisation croissante. Mais, dans l’ensemble, les toiles retenues dans cette exposition m’ont plutôt laissé une impression méditative, non dénuée d’une certaine sérénité.

Des deux toiles représentant Le Repas des pèlerins d’Emmaüs, c’est celle de 1629 qui m’a le plus touchée. De petite taille ((37,4 x 42, 3), elle impressionne par son atmosphère dramatique et mystique. La silhouette du Christ avec son profil sémite reconnaissable et son buste penché en arrière, s’y détache en contre-jour. Comme l’écrit si bien Elie Faure, « il n’avait pas besoin de mettre un nimbe autour de la tête du Christ assis à la table d’un paysan ». La source de lumière émane en effet de derrière lui, conférant une grande force à celui qui est ressuscité, en même temps qu’elle le dématérialise. Face à la figure divine, le pèlerin attablé, aux traits frustes, au regard étonné, aux mains relevées par la surprise, est figé dans la stupéfaction et l’incrédulité. Dans l’ombre, au premier plan, l’autre pèlerin agenouillé se prosterne dans une attitude d’adoration. Dans l’arrière-plan de la cuisine, la servante, éclairée de la même manière que le Christ, dans un mouvement parallèle au sien, continue de vaquer à ses humbles occupations. Rembrandt semble signifier ici trois attitudes à l’égard de la Révélation. De l’indifférence de la servante à la vénération de l’homme à genoux, en passant par l’incrédulité du pèlerin attablé, ce sont là trois attitudes humaines face au mystère de la Résurrection. Se fondant sur les jeux de lumière, Max Milner écrit que Rembrandt « met en lumière le doute et enfouit la foi dans l’ombre ». En regard de ce tableau-ci, l’autre Repas des pèlerins d’Emmaüs de 1648 me semble être d’une représentation plus classique et beaucoup moins puissante.

De la deuxième période de l’exposition, j’ai retenu le portrait de Saskia en Flore (1634), merveilleuse expression de l’amour du peintre. On sait que la première femme de l’artiste était son modèle préféré et cette toile exprime le bonheur de leurs trop courtes années de mariage, de 1634 à 1642.  Et encore Elie Faure de souligner : «Nous savons qu’il fut marié, et heureux de l’être, qu’il aima sa femme Saskia de tous ses sens, peut-être de tout son cœur, la couvrit de bijoux, la peignit nue, habillée, coiffée… »  Rembrandt sublime ici son épouse en la représentant sous la forme de la déesse antique des fleurs, Flore. Le corps de profil, la tête couronnée de fleurs inclinée vers nous, un sceptre fleuri dans la main droite, le bras et la main gauche reposant sur un ventre arrondi plein de promesses, Saskia esquisse un demi-sourire. Le mouvement de sa chatoyante robe verte, le tombé de ses larges manches aux riches détails orientaux, la cascade fleurie de l’arrière-plan, la perle nacrée à l’oreille gauche, tout concourt à créer une impression d’opulence, de fécondité, empreinte d’une grande sérénité. François Legrand écrit que, après la mort de Saskia, c’est peut-être ce portrait que l’on retourna contre le mur, « comme le voulait alors la coutume dans les foyers endeuillés des Provinces-Unies ».

Dans la troisième partie, j’ai aimé la profondeur et la palette chromatique de la Jeune fille à sa fenêtre (1651) qui décline le blanc, le rouge, l’ocre et les roux sur un fond noir. On pense que ce personnage féminin à la superbe robe rouge et au chemisier largement échancré est Hendrickje Stoffels, la servante qui accompagna le peintre vieillissant à la fin de sa vie. Dans son attitude pensive, la chair du jeune modèle est ici quasiment palpable tandis que son regard profond vous fixe avec pénétration. Le pinceau mûr et puissant de l’artiste y exalte une jeunesse rêveuse et radieuse : la sensualité y est irradiante. Elie Faure analyse en ces termes cette qualité d' « humanité » dont il dit qu’elle est « réellement formidable, [qu’] elle est fatale comme la plainte, l’amour, l’échange continu, indifférent et dramatique entre tout ce qui naît et tout ce qui meurt.  […] il (Rembrandt) est avec nous, puisqu’il est nous-mêmes. Il est là quand le berceau s’éclaire. Il est là quand la jeune fille nous apparaît penchée à la fenêtre, avec ses yeux qui ne savent pas et une perle entre les seins […] »

Dans cette exposition, je n’aurais garde d’oublier les nombreux autoportraits, dont l’exceptionnel et unique autoportrait en pied : Portrait de l’artiste en costume oriental (1631-1633). On sait que Rembrandt se peignit une quarantaine de fois et qu’il réalisa de lui une trentaine de portraits gravés, sans compter des dessins. Entreprise picturale unique au XVIIème siècle, qui témoigne de l’insistance du peintre à saisir sur ses propres traits le passage du temps et les cicatrices des années. La peinture devient ici moyen privilégié de connaissance et d’approfondissement personnel. C’est qu’Elie Faure (toujours lui !) décrit admirablement bien : « Jeune et riche, il faisait de lui-même des portraits brillants où l’aigrette d’un turban, la plume d’un béret de velours, les gants, les chaînes d’or, la bouche spirituelle et la moustache frisée montraient sa satisfaction de lui-même… Il ne sentait alors que peu de choses et il croyait tout savoir. Vieux et pauvre, il avait la tête entourée d’un linge, le cou et les mains nus, un habit usé aux épaules, seulement le doute, la douleur, l’effroi devant le mystère de vivre, la certitude désenchantée de la vanité de l’action, tout cela flottait au devant des yeux inquiets, de la bouche triste, du front plissé… Et maintenant qu’il sentait tout, il croyait ne rien savoir… »

Enfin dessins et gravures de Rembrandt composent une autre partie passionnante de l’exposition. Ils sont l’expression extrêmement variée, dans les styles et les sujets, d’une approche complémentaire de sa pratique picturale. Ainsi j’ai beaucoup aimé les dessins à la plume et à l’encre brune qui témoignent de l’extrême attention de l’artiste à rendre compte de la vivacité, de la variété et de la fugacité de la vie. A cet égard, La Marchande de crêpes (vers 1635) illustre la vie du petit peuple d’Amsterdam. Le réalisme éclate dans l’attitude voûtée de la marchande qui tient sa crêpière et qui regarde le jeune garçon en train de fouiller profondément dans sa poche pour trouver un sou. A l’arrière-plan un autre se régale déjà ! Cette justesse du trait, Elie Faure la commente ainsi : « Quand il eut suivi le lien moral qui unit les formes entre elles, quand il eut bien regardé comment une femme tient un enfant à qui elle donne le sein, comment elle l’habille, comment un petit fait ses premiers pas, comment deux têtes s’inclinent l’une vers l’autre pour la confidence ou l’aveu, et tous les gestes essentiels que personne ne regarde, il recréa du dedans au dehors, et sans avoir l’air de s’en apercevoir, les grandes harmonies formelles. Le vrai mystère de la vie, c’est qu’un geste est beau dès qu’il est juste, et qu’à une vérité fonctionnelle profonde, une continuité profonde de mouvements et de volumes répond toujours. »

L’intérêt de cette belle exposition est de retracer l’itinéraire du « hibou d’Amsterdam », de nous faire entrer dans le mystère d’une existence qui va de la gloire à la douleur et à la solitude. A cette occasion, j’ai aimé relire les textes d’Elie Faure, le grand historien d’art qui disait  que « chez Rembrandt […] la substance même des âmes, avec le geste, passe dans la matière sans arrêt. »

 

 

Sources :

Histoire de l'art, Elie Faure, pp. 92-113

 

 

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M
La peinture, comme l'écriture, comme tout art, consiste à montrer ce que l'on voit et que l'autre ne perçoit pas toujours. La magie opère quand le message passe. Merci Catheau, vous qui savez transmettre tous ces beaux messages..
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C
Entre clarté et ténèbres, Rembrandt scrute l'âme humaine. Merci, Mansfield, de votre commentaire amical.
M
Bonjour Catheau,<br /> <br /> Rembrandt. Un peintre à la technique fabuleuse mais pas seulement. Pour moi, il est hors du temps, si impressionnant! J'ai beaucoup étudié sa palette, ses touches. Ses portraits sont d'une humanité qui touche au coeur.<br /> Merci pour ce merveilleux compte-rendu. J'aurais aimé découvrir cette expo en votre compagnie.<br /> Douce journée à vous Catheau<br /> ;)
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C
En effet, le peintre que vous êtes ne peut qu'aimer Rembrandt ! Quant à Elie Faure, quelle pénétration dans l'analyse de ses toiles !
N
Merci.
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C
Merci, Noune, de votre passage ici.
C
Merci pour ces belles et fines analyses. C'est une exposition que j'espère voir.
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C
J'ai apprécié aussi la taille de l'exposition, qui n'est pas démesurée et permet un retour aisé sur les toiles. A bientôt, Carole.
E
Oui c'est un privilège de voir une exposition si passionnante et j'aime ce portrait de leurs jours heureux ! . Bon week end Cathy , bien au chaud car le froid arrive ! ...
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E
quel plaisir d'avoir un guide comme toi, dans ce vibrant et sensible hommage
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C
Merci, Emma, de votre gentil commentaire. J'aime prolonger ainsi ces rencontres avec les grands peintres dont le pinceau est le miroir de nos âmes. Amicalement.