Dans une Algérie en proie à la violence et au fanatisme, des hommes font le choix, au péril de leur vie, de demeurer auprès de ceux à côté de qui ils vivent depuis des années. Tel est l’argument du film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux. Que ces hommes soient des moines ne changent rien au fait que le thème essentiel de ce long métrage soit celui du Choix, assumé en toute liberté.
Certains regretteront sans doute que le metteur en scène n’ait pas clairement nommé les auteurs de cet acte barbare qui consista à égorger en mai 1996 sept moines, animés du désir vibrant de montrer que des chrétiens et des musulmans étaient capables de vivre ensemble. On sait qu’il était dans l’impossibilité de le faire puisque, à l’heure qu’il est, trois thèses sont en présence, qu’une action en justice de la part de certaines familles des victimes permettra, on l’espère, de vérifier : manipulation des Services secrets algériens, bavure de l’armée algérienne ou assassinat par le GIA. Ce n’était certes pas le propos d’un metteur en scène déterminé à mettre en images un cheminement particulier, assumé en toute connaissance de cause. Il s’agissait pour ces hommes de mettre en pratique l’amour fraternel, dans sa dimension la plus vaste : « Nos frères étaient le visage, le cœur, les mains de Jésus pour des musulmans, nos voisins, nos hôtes, nos frères », résume Mgr Henri Tessier. A Tibhirine, ce n’est pas l’ascétisme qui primait mais l’amour de Dieu et du prochain… jusqu’à la mort.
Pourtant la décision des moines de demeurer dans le monastère cistercien de Notre-Dame de l’Atlas, près de Médéa, ne s’est pas prise aisément. Devant le premier oukase de Christian de Chergé (Lambert Wilson), prieur de la communauté depuis 1984, enjoignant à ses frères de rester, frère Christophe (Olivier Rabourdin) notamment s’insurge : il dit ne pas avoir l’âme d’un martyr. Un autre encore allègue des soucis de santé. Xavier Beauvois nous donne à pénétrer leurs hésitations, leurs doutes, leurs peurs, et finalement la décision de rester parmi la population du village, qui dit se sentir protégée par leur présence. En dépit des injonctions répétées du gouvernement algérien, de l’incursion dans le monastère du commando de l’émir Sayyat Attiya, le soir de Noël 1993, ils ne reviendront pas sur la voie qu’ils ont délibérément adoptée.
Frère Christian (Lambert Wilson),
lors de l'incursion du commando, la nuit de Noël, en 1993.
C’est d’une manière sobre et somme toute très classique que Xavier Beauvois orchestre la marche de cette petite communauté vers une mort pressentie et acceptée, qu'un communiqué du GIA annoncera le 21 mai 1996. Dans ce lieu isolé, au sein d’une nature rude et austère, les moines suivent la règle de saint Benoît : « Ora et labora ». Ils prient, chantent, écoutent les lectures au chapitre, cultivent leurs champs, vendent leur miel au marché, assistent aux fêtes musulmanes tandis que résonne le muezzin. Entre eux une fraternité qui s’exprime par de petits gestes : c’est frère Christian venant ôter les lunettes de frère Luc (Michael Lonsdale) endormi sur son livre et qui remonte sa couverture ; c’est frère Luc qui masse le dos endolori de frère Amédée ; c’est, au moment de la vaisselle, frère Christophe et frère Luc discutant du sermon de frère Christian ; c’est ce dernier qui regarde avec sollicitude frère Christophe, malade d’angoisse. Henry Quinson, le conseiller religieux du film, ne dit-il pas : « Les moines de Tibhirine étaient comme des fleurs des champs, ni belles ni originales, mais tous ensemble ils formaient un bouquet merveilleux » ?
A ceux qui ne comprendraient pas que les moines soient allés comme des agneaux à l’abattoir, le film tend à montrer la profonde cohérence entre leurs écrits, leur foi, leur vie et leur mort. Henry Quinson souligne qu’à l’image d’un Christ désarmé, ils sont un scandale pour ceux qui croient au pouvoir des armes. A cet égard, la scène où l’on voit les moines se mettre à chanter, tandis que le ronronnement inquiétant d’un hélicoptère les survole, est emblématique. Ils mettent en pratique deux des fondements du christianisme exprimé que sont l’amour du prochain et le pardon. Christian de Chergé, qui animait le groupe d’échanges sur la spiritualité musulmane, Ribât el Salâm, n’avait-il pas écrit en 1993 : « J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint » ?
Frère Luc (Michael Lonsdale),
en conversation avec une jeune Arabe (Sabrina Ouazani) travaillant sur les terres du monastère
S’ils étaient tous guidés par leur foi et l’amour de leurs frères musulmans, chaque moine avait bien évidemment des raisons personnelles pour agir de la sorte. Frère Christian, avait été militaire pendant la guerre d’Algérie ; sauvé de la mort par son ami Mohammed, retrouvé égorgé quelques jours plus tard, il avait conscience d’avoir une dette envers les Algériens. De même, frère Paul avait été parachutiste et avait été marqué par la guerre d’Algérie. Frère Christophe avait résidé comme coopérant en Algérie dans un centre de jeunes handicapés. Quant à frère Luc, dit le toubib, qui avait connu les horreurs du nazisme, il prodiguait des soins médicaux à tous, sans distinction de religion ou de tendance politique. Le geste qu’il accomplit dans le secret de sa cellule, et qui le fait embrasser les plaies d’un Christ aux outrages, révèle par ailleurs un grand mysticisme. Toujours est-il que tous, quels qu’aient été leurs mobiles profonds, reconnaissent que le départ aurait été pour eux une forme de mort et qu’ils se sentaient à leur juste place en restant en Algérie, sur cette terre entre le Tamesguida et le Chréa. Et le film nous fait bien partager cette intime conviction.
Dans un entretien avec Thomas Baurez (Studio Ciné Live), Xavier Beauvois précise que l’important pour un metteur en scène, « c’est de se construire une morale de cinéma », et qu’« il faut écouter son film comme s’il avait une âme ». Assisté de Caroline Champetier, il a réalisé un film, où l’esthétique tient une grande place et où chaque séquence est imaginée comme un tableau vivant. Inspiré par la phrase de Patrice Chéreau, « On ne peut pas filmer un homme allongé sans penser au tableau du Christ de Mantegna », il a filmé de la même manière la scène où le terroriste blessé est soigné par frère Luc. Considérant qu’il était inutile de faire des travellings pendant les offices, il s’est contenté de cadres fixes tandis qu’en extérieur sa caméra s’est faite plus mouvante. De même, souhaitant faire de la scène du dernier repas (la Cène) le point d’orgue du film, il s’est abstenu de réaliser des gros plans des visages pendant la majorité du film, réservant cette technique pour ce moment si particulier. Si la musique du Lac des Cygnes peut sembler ici un moyen facile de faire naître l’émotion du spectateur, on reconnaîtra que cette scène donne à voir la variété et l’intensité des sentiments des moines, à l’aube d’une mort pressentie et donnée.
Ainsi ce film, dont le titre Des hommes et des dieux est extrait du Psaume d'Asaph dans l’Ancien Testament ("Vous êtes des dieux [...] Cependant, vous mourrez comme des hommes... ", Psaume 82), souligne l’éminente dignité et sacralité de tout homme. Mais il nous enseigne aussi que chacun, quelles que soient les circonstances, est maître de ses choix. Alors qu’il vient de lui annoncer sa résolution de rester au monastère, frère Luc ne déclare-t-il pas avec humour à frère Christian : « Laissez passer l’homme libre » ?
Frère Christophe en prière (Olivier Rabourdin)
Sources :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Abbaye_Notre-Dame_de_l’Atlas
Entretien de Xavier Beauvois avec Thomas Baurez, « Profession de foi », Studio Ciné Live, n°18.
Jeudi 23 septembre 2010