Manha de carnaval, musique du film Orfeu negro de Marcel Camus
Lundi 20 février, veille de Mardi gras et carnaval oblige, France Ô diffusait Orfeu negro (1959), film culte de Marcel Camus, Palme d’Or au Festival de Cannes et Oscar du Meilleur Film étranger cette année-là. C’est avec émotion que j’ai de nouveau entendu cette musique aux accents de bossa nova, composée par Antônio Carlos Jobim et Luiz Bonfã, excusez du peu ! Et je me suis revue à dix ans, l’écoutant sur un vieux 33 tours de papa.
Le film est adapté d’une pièce de Vinicius de Moraes, Orfeu da Conceição (1956). C’est un matin à l’aube, alors qu’il était en train de songer au mythe d’Orphée que le dramaturge entendit, d’un morne tout proche, s'élever une batucada, « o morro do galvào », et que germa en lui l’histoire d’Orphée et d’Eurydice, transposée dans les favelas brésiliennes des années 50. La pièce fut créée en 1956 et le film fut réalisé en 1958 par Marcel Camus, cinéaste lyrique alors en vogue avec le succès de Mort en fraude (1957).
Le film, Orphée noir, est une transposition du mythe d’Orphée, ce fils ou élève d’Apollon et de la muse Calliope, image éternelle du musicien et du poète. Originaire de Thrace, il chante et joue de la harpe et toute la nature en est enchantée. Après avoir accompagné les Argonautes en Colchide et écarté les Sirènes, il revient en Thrace où il épouse une naïade ou dryade du nom d’Eurydice. Alors que celle-ci tente d’échapper à Aristée qui la poursuit de ses assiduités, elle est mordue par un serpent et en meurt. Accablé de douleur, Orphée ne chante plus. A Ténare, en Laconie, il parvient par un passage souterrain au Styx. Sa lyre charme Cerbère et Charon qui le laissent passer. Hadès et Perséphone sont séduits eux aussi et lui accordent le privilège de retrouver Eurydice. Cependant, il lui est interdit de se retourner vers elle tant qu’ils n’auront pas atteint le monde supérieur. Incapable de résister à la force de son amour, il se retourne vers Eurydice et la perd à jamais. Désormais il vivra loin de la compagnie des femmes. Mais les Ménades de Thrace, ses compagnes des orgies dionysiaques, lui en veulent de les négliger. Jalouses les unes des autres, elles se précipitent sur lui et le mettent en pièces. Seule sa tête sera épargnée. Appelant sans relâche « Eurydice », elle parviendra dans l’île de Lesbos où elle sera enterrée, conférant aux habitants et à l’oracle du sanctuaire le don poétique. Quant à sa lyre, elle deviendra une constellation.
C’est avec beaucoup de subtilité et de poésie que le scénario du film reprend ces éléments. Orphée y est un jeune et beau conducteur de tramway (Breno Mello), « traînant tous les cœurs après soi » et jouant merveilleusement de la guitare. Sur celle-ci est gravée la phrase : « Orphée est mon maître », qui fascine deux jeunes garçons, eux aussi danseurs et musiciens en herbe. A la veille du carnaval, Orphée, dont Mira (Lourdes de Oliveira) est follement amoureuse, se prépare à prendre la tête de son école de samba. C’est à ce moment que survient Eurydice (Marpessa Dawn), une jeune provinciale, pleine de douceur, qui retrouve à Rio sa cousine Serafina (Léa Garcia). Les deux jeunes gens tombent amoureux l’un de l’autre mais Eurydice est inexplicablement poursuivie par un homme (Ademar da Silva) qui veut sa mort. Après lui avoir échappé une première fois sur les hauteurs de Rio, grâce à Orphée, elle finira par mourir électrocutée dans le local des tramways, alors que son poursuivant porte le costume de la Mort.
La Mort (Ademar da Silva) surveillant Eurydice lors du carnaval
Au cours d’une cérémonie vaudou, Orphée la retrouve mais il la perd de nouveau en voulant la regarder. Alors qu’il la ramène chez lui, au-dessus de la baie de Rio, ses anciennes maîtresses se précipitent sur eux et ils basculent dans le ravin en contrebas. Mais Orphée n’est pas mort car le jeune garçon qui l’admirait s’empare de sa guitare et parvient lui aussi, en jouant, à faire se lever le jour.
Ce film associe avec art les thèmes éternels de l’Amour absolu et du Fatum à la vie quotidienne du petit peuple de Rio. La danse et la transe du carnaval viennent en contrepoint du drame qui se joue pour Eurydice, menacée par la Mort. La poursuite de la jeune femme dans les souterrains de la gare des tramways distille une angoisse sourde, qui vient clore la frénésie solaire de la journée de carnaval. J’ai aussi beaucoup aimé les scènes dans la petite maison de planches où pigeons, poules, chats et coqs sont charmés par la guitare d’Orphée, sous le regard admiratif des deux jeunes garçons, amoureux de musique, de chant et de danse.
Dans une atmosphère où se mêlent innocence, sensualité et violence, la musique et les mots du poète, au-delà de la mort, demeurent pour faire se lever le jour.
Matin, fais lever le soleil
Matin, à l'instant du réveil
Viens tendrement poser Tes perles de rosée Sur la nature en fleurs Chère à mon cœur Le ciel a choisi mon pays Pour faire un nouveau paradis Où loin des tourments Danse un éternel printemps Pour les amants
[Refrain] : Chante chante mon cœur La chanson du matin Dans la joie de la vie qui reviens
Matin, fais lever le soleil Matin, à l'instant du réveil Mets dans le cœur battant De celle que j'attends Un doux rayon d'amour Beau comme le jour Afin que son premier soupir Réponde à mon premier désir Oui, l'heure est venue Où chaque baiser perdu Ne revient plus... Oui, l'heure est venue Où chaque baiser perdu Ne revient plus.
[Refrain]
Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,
Thème proposé par Lénaïg : les paroles d'une chanson accompagnées de la musique ou d'une vidéo
Hylas et les nymphes, John William Waterhouse, 1896
Nuit rhénane
Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme Écoutez la chanson lente d’un batelier Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds
Debout chantez plus haut en dansant une ronde Que je n’entende plus le chant du batelier Et mettez près de moi toutes les filles blondes Au regard immobile aux nattes repliées
Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter La voix chante toujours à en râle-mourir Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été
Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire
Alcools, Guillaume Apollinaire (1880 - 1918)
Ce poème est un des plus célèbres du recueil d’Alcools. Inaugurant la série des neuf poèmes des Rhénanes, un recueil dans le recueil, il se met à l’écoute d’un autre texte, qui est la « chanson » d’un batelier ; chaque strophe reprendra le thème du chant, du carmen magique. Ce dernier est renforcé par la thématique du cercle, sous-tendue par le verbe « tordre » et le participe passé employé comme adjectif ,« repliées ». La circularité en est encore renforcée par la double occurrence du substantif "verre" au premier et au dernier vers.
Car c’est bien de charme dont il s’agit ici : charme délétère et mortifère des nixes et de la Lorelei, chères aux conteurs germaniques, et à Apollinaire lui-même. L’on sait que ces fées des eaux renvoient à Annie Playden, la gouvernante anglaise de la vicomtesse de Milhau, dont il tombera éperdument amoureux, mais que la violence de son amour effraiera. Incarnations magiques, ces sept fées (chiffre magique) aux cheveux couleur d’eau sont elles-mêmes parole, puisqu’elles « incantent l’été », un verbe employé ici transitivement.
Pour lutter contre l’envoûtement des ces femmes des eaux, le narrateur-poète exhorte d’autres femmes « blondes », celles-ci bien réelles, dont les tresses sages et « repliées » sont censées conjurer la magie de celles qui tordent leur libre chevelure.
Ce poème « fantastique », emblématique du titre du recueil Alcools, met en scène un poète enivré (vers 1, 9 et 13), qui délègue son ivresse au fleuve Rhin, et dont on ne sait s’il parvient à rompre l’enchantement. Le dernier et unique alexandrin de la fin du poème est problématique : ce verre brisé est-il le signe que le charme est rompu ? Ou ce rire n’est-il pas plutôt le rire diabolique des sirènes maléfiques ?
« Nuit rhénane » véhicule toute une thématique de l’inspiration, connotée bien sûr par le thème de l’ivresse poétique. Elle est renforcée par l’idée de miroitement et de reflet (vers 9 et 10) mais aussi par les termes « flamme » et « or » et l'homonymie entre les substantifs "verre" et "vers". Mais le discours poétique peut-il vaincre le charme en le nommant ?
On sera sensible enfin au traitement des sonorités, remarquable dans la troisième strophe. L’assonance en [i] y mime la tension extrême du poète en train de succomber à la magie mortelle, symbolisée encore par le magnifique néologisme qu’est ce « râle-mourir ».
Soir d'hiver au bord d'une rivière, 1907, Gustav Fjaestad
Cette semaine, le thème du Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots, Hiver, me donne l’occasion d’évoquer le prix Nobel de Littérature 2011, le Suédois Tomas Tranströmer. Joseph Brodsky le considère comme un « poète de première importance, d’une incroyable intelligence ». Il reconnaît en lui un des maîtres de la métaphore et le poème que j’ai choisi illustre cette « union inattendue de la vision élargie et de l’exactitude sensorielle », telle que la définit Kjell Espmark. Ce poème s’intitule : « La paix règne dans l’étrave bouillonnante », titre surprenant pour un texte consacré à l’hiver.
Un matin d’hiver, je sentis combien cette terre
avance en roulant. Un souffle d’air
venu des tréfonds crépitait
aux murs de la maison.
Baignée par le mouvement : la tente du silence.
Et le gouvernail secret d’une nuée d’oiseaux migrateurs.
Le trémolo des instruments
cachés montait
de l’ombre de l’hiver. Comme lorsque nous voici
sous le grand tilleul de l’été, avec le vrombissement
de dizaine de milliers
d’ailes d’insectes au-dessus de nous.
17 poèmes, 17 Dikter, 1954,
in Baltiques, Œuvres complètes 1954-2004, Poésie/Gallimard
A la lecture de ce poème on perçoit le grand écart des saisons dans ce pays nordique qu’est la Suède. On y découvre surtout un poète déchiffreur de la nature et de ses vibrations, un poète à l’écoute de son infinie complexité. On sent l’activité profonde venue des « tréfonds » et la rotondité de la terre qui « roule », l’air devient feu (il « crépite »), la musique de la nature s’élève et « monte », tout est bourdonnement secret avec « le vrombissement » des ailes des insectes estivaux. Ces derniers ont d’ailleurs une place capitale dans l’œuvre du poète suédois. On sait qu’on est au cœur d’un pays maritime avec l’image du gouvernail, des oiseaux migrateurs, de l’étrave, l’emploi de l’adjectif « baignée » pour qualifier la terre. Si tout est mouvement, en même temps tout est « paix » et « silence ». La dernière strophe culmine avec l’antithèse entre « l’ombre de l’hiver » et la verticalité solaire de l’été symbolisé par le tilleul.
Le poète nous communique ainsi sa sensation intérieure et nous contraint à accepter l’envers de la réalité, ces « possibilités inaccessibles », essence même de la poésie pour Georges Bataille. Quant à Renaud Ego, il se demande si ce n’est pas la grande et calme neige suédoise qui a fait accéder Tranströmer à l’illumination poétique.
Sources :
Avertissement de Kjell Espmark de l’Académie suédoise,
Postface de Renaud Ego, in Baltiques, Œuvres complètes 1954-2004, Poésie/ Galliamard
Femme debout, marchant de dos, Bernardino Poccetti (Fin XVI°-Début XVII°)
Le Louvre, Département des Arts graphiques
Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance,
Procèdent muets et glacés.
Personne pure, ombre divine ;
Qu’ils sont doux tes pas retenus,
Dieux !… Tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !
Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l’apaiser
A l’habitant de mes pensées
La nourriture d’un baiser,
Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d’être et de n’être pas,
Car j’ai vécu de vous attendre
Et mon cœur n’était que vos pas.
Charmes, 1922
Cette suite de quatre quatrains octosyllabiques en rimes croisées occupe une place privilégiée dans mon anthologie personnelle. Je l’ai apprise il y a bien longtemps et j’aime à me la réciter en silence. Peut-être est-ce dû au charme mystérieux qui en émane, enclos déjà dans le titre du recueil Charmes, le terme latin « carmina » signifiant à la fois poèmes et chants magiques.
Sans doute cette prédilection tient-elle aussi à la polysémie du poème, dont on ne sait s’il décrit l’attente de la femme aimée, de la Muse ou encore de la Mort.
J’en aime la simplicité extrême, alliant un lexique abstrait à une expression plus sensuelle, qui baigne dans une discrète aura antique et mythologique. J’en admire la beauté plastique, qui me donne à imaginer cette silhouette féminine intemporelle, venue visiter le poète.
Le poète propose ici un texte clos sur lui-même grâce à la double occurrence du substantif « pas » dans le premier et le dernier vers. Il surprend avec le passage délicat du tutoiement au vouvoiement dans le dernier quatrain, comme s’il souhaitait établir une distance entre cet être mystérieux et lui-même.
C’est ce subtil équilibre entre tous ces éléments qui confère une dimension philosophique quasi mystique à un poème qui nous dit l’intensité extrême de l’instant en suspens, juste avant la rencontre amoureuse, l’acte d’écrire ou la venue de la Mort.
Pousse la porte. Personne. Voici les vers luisants du petit feu dans l’âtre, le banc-coffre, la huche, les lits-clos et, dans le silence enfumé qui sent le pain bis et le lait, le solennel et doux tic-tac de la grande horloge noire où la Mort se tient cachée.
in Poètes bretons d’aujourd’hui, Telen Arvor, 1976
Dans le cimetière de Vannes repose Paul-Alexis Robic (1907-1973), un poète breton méconnu qui n’aura guère quitté le Morbihan. Charles le Quintrec le décrit ainsi : « Il eût aimé, tel un Rimbaud, entrer dans quelque cité interdite quand il n’avait sous les yeux que les rues dépavées de Vannes, les marronniers de la Garenne, et les sabliers du port. »
Car ce fils d’instituteurs de Quistinic, dans la vallée du Blavet, s’il travaillait à terre aux Ponts et Chaussées, avait pour fonction d’étudier les routes maritimes des deux baliseurs le Roi Gradlon et le Logoden. Cet amoureux de Supervielle et de Henry de Monfreid fut ainsi un voyageur immobile, un rêveur qui venait respirer sur les quais l’odeur du large.
Dans ces trois lignes, ce poète discret, qui courut surtout les chemins de son enfance, évoque avec une extrême économie de moyens l’intérieur d’une maison paysanne bretonne, telle qu’il en connut sans doute. Il invite son lecteur à pousser La Porte basse (titre de l’un de ses recueils, 1947) de la chaumière pleine d’un silence que rompt le tic-tac de l’horloge. Il l’entraîne ainsi avec lui dans un quotidien, dont la tranquillité n’est que le masque d’une Mort inéluctable qui guette tout un chacun.
Sources :
Poétique Bretagne, Une anthologie de 32 poètes, Keltia Graphic/ Coop Breizh