Blaise Cendrars, Modigliani, 1913
J’ai vu mardi dernier l’extraordinaire exposition que le musée de La Piscine à Roubaix consacre à Chagall. L’ensemble de plus de 200 œuvres qui y est exposé couvre la vie de l’artiste et tous les champs d’expression auxquels il s’est essayé. On y découvre en effet peintures et dessins, sculptures et céramiques, costumes et collages et les études pour le plafond de l’Opéra que lui commanda Malraux. Intitulée Marc Chagall, L’Epaisseur des rêves, cette rétrospective témoigne de l’importance de la forme et du volume chez l’artiste, l’inventeur du « pays d’apesanteur » ainsi que le qualifia Aragon.
En 1913, Blaise Cendrars consacre à son ami Marc Chagall son quatrième Poème élastique. Nés la même année, en 1887, les deux artistes nouèrent une amitié entre 1912 et 1914. « Les peintres et les poètes, c’était du pareil au même », on vivait tous mélangés », raconte Cendrars. Vivant ensemble la bohème parisienne à la Ruche de Montparnasse, ils étaient liés par l’usage commun du russe mais surtout par un même goût pour la modernité urbaine et les formes artistiques nouvelles.
Le poète est vraiment fasciné par le monde onirique et fantaisiste du peintre. Ses images verbales, ses mots en liberté, seront un écho à la structure des tableaux de Chagall : ne titrera-t-il pas d’ailleurs certaines des toiles de cette époque ? En 1922, à son retour de Russie après la Révolution russe, l’atelier de Chagall aura été vidé et ses œuvres d’avant-guerre revendues. Soupçonnant Cendrars d’y avoir contribué, il rompra avec lui.
Toujours est-il que demeure ce poème. Un texte qui témoigne avec force de leur amitié et de la relation fusionnelle qui peut exister entre les mots et les formes et les couleurs.
Autoportrait au col blanc, Marc Chagall, 1914
Marc Chagall
Il dort
Il est éveillé
Tout à coup, il peint
Il prend une église et peint avec une église
Il prend une vache et peint avec une vache
Avec une sardine
Avec des têtes, des mains, des couteaux
Il peint avec un nerf de bœuf
Il peint avec toutes les sales passions d’une petite ville juive
Avec toute la sexualité exacerbée de la province russe
Pour la France
Sans sensualité
Il peint avec ses cuisses
Il a les yeux au cul
Et c’est tout à coup votre portrait
C’est toi lecteur
C’est moi
C’est lui
C’est sa fiancée
C’est l’épicier du coin
La vachère
La sage-femme
Il y a des baquets de sang
On y lave les nouveaux-nés
Des ciels de folie
Bouches de modernité
La Tour en tire-bouchon
Des mains
Le Christ
Le Christ c’est lui
Il a passé son enfance sur la croix
Il se suicide tous les jours
Tout à coup, il ne peint plus
Il était éveillé
Il dort maintenant
Il s’étrangle avec sa cravate
Chagall est étonné de vivre encore
In Dix-neuf poèmes élastiques
Autoportrait à la pendule, Marc Chagall, 1947
(Photo ex-libris.over-blog.com, mardi 27 novembre 2012)
Pour le Jeudi en Poésie des Croqueurs de Mots,
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