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Trois Bigoudènes dans la forêt, Georges Lacombe
Une vieille édition (aux éditions Plon) des Poésies complètes du poète Charles Le Goffic, datée de 1922, est dédicacée à ma grand-mère, qui en a eu la primeur (ainsi qu’elle l’a annoté au crayon de bois sur la table des matières) :
« En hommage reconnaissant et en fidèle souvenir du bon accueil qu’elle daigne faire à deux oiseaux de passage tombés de lassitude et de faim, une après-midi de mars 1922, à son foyer, J. et Ch. Le Goffic. »
On trouve dans ce recueil : Amour breton, Le Bois Dormant (Rondes et Chansons, Petits poèmes, Epilogue), Impressions et Souvenirs (Ailleurs, En Bretagne).
Ces textes pour la plupart ont été publiés entre 1889 et 1903 ; l’éditeur y a adjoint quelques pièces nouvelles sans lien apparent ou de simples pièces de circonstance. De Charles Le Goffic, Charles Maurras disait qu’il avait su donner çà et là « à l’incertitude des choses une voix précise, une voix classique et latine ». Souvenir sans doute d’une lointaine ascendance maternelle latine, qui « travaillait à discipliner en lui les élans du Celte », sans les supprimer. « Qu’y faire ? Il faut savoir être de sa race. »
C’est donc de « la pure, l’inimitable note celtique » que se réclame l’auteur dans ce recueil , et particulièrement dans les quinze quatrains d’octosyllabes du poème, intitulé « Les Bigoudens ». Le poète y fait le portrait de ces Bretonnes, du « bout de la terre ». En une vision hallucinées, inspirée par l’Histoire, bien loin des confectionneuses de crêpes, il décrit les Bigoudens comme les héritières des hordes barbares, leur conférant ainsi une dimension épique.
Bigoudène (Mathurin Méheut)
Les Bigoudens
A Eugène Le Mouël
« On les croit d’origine asiatique. Leur coiffure tripartite tient à la fois de la mitre, du casque, du serre-tête, et se termine par une pointe de forme priapique. D’après certains auteurs, les spirales des disques brodés sur leurs plastrons auraient eu une signification religieuse et symboliseraient le création du monde. « (Les Ethnographes)
A Plomeur, raides sous leur mitre,
En plastrons d’or vert, jaune ou roux,
Les Bigoudens, sur le placitre,
Tournent au son des binious…
***
D’où viennent-elles, ainsi faites,
Avec leur face sans méplats
Et les disques qu’aux jours de fêtes
Elles collent sur leurs seins plats ?
L’immobilité de leur masque
Fait paraître encore plus lointains,
Dans l’aigre et sonore bourrasque,
Leurs yeux vaguement thibétains.
Peut-être qu’au temps où la Gaule
Châtiait l’orgueil d’Attila,
Un débris de tribu mongole
Vint à la nuit s’échouer là.
C’était un plateau solitaire,
Un grand cap triste du Ponant,
Perdu tout au bout de la terre,
Sous un ciel bas et frissonnant.
Quand l’œil des fuyards, dans la brume,
Put l’explorer le lendemain
Un mur circulaire d’écume
Partout leur barrait le chemin.
Partout la mer, la mer sans borne !
Son sel corrodait l’eau des puits.
Et, campés sur leur grand cap morne,
Ils n’en ont pas bougé depuis.
Ils vivent dans cette ouate blême
Les bras croisés sous leurs mentons,
Chrétiens, au moins par le baptême,
Et, par la langue, Bas-Bretons.
Mais l’âme ancestrale persiste
Et c’est toujours comme autrefois
Le vieil Orient fataliste
Qui stagne en leurs crânes étroits.
C’est lui qui charge leurs corps frustes
D’or jaune ou vert ou cramoisi
Et qui déroule sur leurs bustes
Une Genèse en raccourci ;
Et lui qui, sur le front de nacre
Des vierges encor dans l’avril,
Plante l’obscène simulacre
D’un minuscule nerf viril…
***
O filles des hordes camuses
Qui meurtrirent les champs latins,
Bigoudens, en vos cornemuses
Hennissent des poneys lointains.
Vous plongez au profond des âges ;
Dans votre Orient fabuleux
Vous aviez déjà ces visages
Ronds et crins aux reflets bleus ;
Sous des toits portés par des hampes
Et taillés dans des peaux d’élans,
Vos yeux retroussés vers les tempes
S’ouvrirent voici deux mille ans ;
Et, près de flots lourds endormis,
Vous avez l’air, dans vos draps d’or,
D’une peuplade de momies
Terrée aux confins de l’Armor.
Pour le Jeudi en Poésie
Des Croqueurs de Mots,
Thème proposé par Lilie : Femmes