Exécution d'un prêtre en 1927, pendant la guerre des Cristeros au Mexique
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La Puissance et la Gloire (1940) de Graham Greene est un roman qui était en bonne place dans la bibliothèque de mes parents et que je n’avais jamais lu. A la lecture récente de cette œuvre, celui que l’on a souvent considéré comme un « écrivain catholique » (appellation qu’il réfutait absolument), m’est apparu indigne du purgatoire dans lequel il me semble être tombé depuis quelques décennies.
Ce roman, très sombre, fut publié en 1940 et couronné la même année du prix Hawthorden. Il assura en son temps un succès mondial au « Mauriac anglais » qui s’était jusque-là surtout illustré dans des thématiques policières. Tout comme le journal de voyages Routes sans lois (The Lawless Roads), 1939, ce roman lui fut inspiré par un séjour au Mexique, dans l’Etat du Chiapas, durant l’hiver 1937-38. Alors qu’il s’était converti au catholicisme treize ans auparavant afin d’épouser la femme qu’il aimait, Greene avait en effet été chargé par l’Eglise Catholique d’établir un rapport sur les persécutions du clergé catholique.
Le roman se déroule donc au Mexique durant la Guerre des Cristeros qui dura de 1926 à 1929. C’est d’ailleurs un des aspects passionnants de ce livre qui évoque des violences dont j’ignorais tout. Depuis 1917, la constitution mexicaine avait réduit l’influence de l’Eglise catholique. L’interdiction des ordres monastiques et du port des habits religieux, la proscription de l’exercice du culte en dehors des églises, la perte du droit de vote pour les prêtres, la violence des mesures anticléricales, vont créer une situation de révolte, dont Capristàn Garza, président de l’association de la jeunesse catholique va prendre la tête au cri de « Viva Cristo Rey ! » Le conflit, marqué par une répression sauvage (que l’on peut comparer à celle que subirent les prêtres réfractaires pendant la Révolution), et l’internement de milliers de paysans dans des camps de concentration, durera jusqu’en 1929.
C’est un peu après cette période particulièrement bouleversée que Graham Greene situe l’histoire d’un prêtre catholique dans l’Etat de Tabasco dans les années 1930. Pitoyable personnage que ce prêtre traqué, sans nom, et ivrogne de surcroît, qui fuit les Chemises rouges d’un village à l’autre, soigne les blessés sur son passage, et dont le seul pouvoir - et devoir, dont il a pleinement conscience, est celui d’administrer les sacrements. Torturé par la culpabilité de son péché mortel (il a eu une relation sexuelle avec une femme, Maria, dont est née une fille du nom de Brigitte), voyageant avec son seul bréviaire, une méchante valise qui finira sur un tas de détritus, des papiers qui lui rappellent le prêtre respecté qu’il fut autrefois, il se défait progressivement de tout.
Le lecteur suit le prêtre déchu au gré de ses errances pour échapper au lieutenant incorruptible qui le poursuit. Sous une fausse identité, son chemin le mène d’abord à la capitale de l’Etat et à la prison. Ensuite sous la conduite d’une vieille Indienne, il va vers le plateau situé en dehors des cartes et de l’autre côté de la frontière. Enfin, il reviendra à la capitale sous sa véritable identité. Au fur et à mesure de ce véritable chemin de croix, qui le conduit à la mort, nous le suivons dans ses rencontres avec un dentiste, Mr Tench, un prêtre, Padre José, aux ordres du pouvoir, une adolescente, Coral, qui le sauve, Brigitte, sa fille pervertie par le péché mortel de son père, les Lehr enfin, chez qui le reprend la tentation du péché d’orgueil.
En proie sans cesse à la peur, toujours sur le point de retomber dans ses faiblesses et égarements, il ne peut cependant résister à l’appel de sa conscience – ou de Dieu. En dépit de son indignité, le padre portera jusqu’au martyre le fardeau de son sacerdoce : c’est consciemment en effet qu’il ira au-devant de sa mort. Alors qu’il se sait trahi par un métis aux dents jaunes, il portera les derniers sacrements à un gringo assassin et sera fusillé dans une petite cour aux murs blancs : « Il savait maintenant qu’en fin de compte une seule chose importe vraiment : être un saint. »
Ce roman, typique d’un « Greeneland », dans lequel les busards tournoient sans cesse de façon sinistre, où il ne semble guère y avoir d’espoir, où les personnages sont faibles, lâches, avilis, pervertis, m’avait semblé bien noir. Pourtant, à qui sait le voir, il est illuminé par la présence des enfants. Le prêtre ne l’affirme-t-il pas avec force en parlant de l’une des fillettes : « Cette enfant a plus de prix que le pape de Rome » ? Et c’est bien pour les enfants qu’il se bat. Ce sont d’ailleurs Coral et Brigitte qui le sauvent à plusieurs reprises et c’est Luis, un petit garçon, à qui sa mère raconte des histoires de saints, qui ouvre la porte au nouveau prêtre étranger, après la mort du padre.
Cette fin, qui est en fait une ouverture, justifierait à elle seule le titre du roman, emprunté à la doxologie catholique, qui suit le Notre Père : « Car c’est à Toi qu’appartiennent le Règne, la Puissance et la Gloire, pour les siècles des siècles. » Malgré les vicissitudes de ce temps troublé, la femme qui raconte des histoires à ses enfants, l’affirme : « Quant à l’Eglise… l’Eglise, c’est le padre José et c’est aussi le prêtre ivrogne, je ne connais pas d’autre Eglise. » Et malgré la mort du prêtre déchu, l’Eglise ne meurt pas puisqu’un nouveau prêtre survient. La Puissance de l'Eglise demeure. Quant à la Gloire, elle réside peut-être dans le triomphe paradoxal de cet homme vil, conscient de ses fautes, qui, se sachant trahi, va sciemment vers sa mort, en revivant à sa manière, la Passion du Christ. Mauriac l’avait bien vu qui disait que dans cette œuvre il retrouvait sa « patrie spirituelle » et que Graham Greene l’introduisait « au cœur d’un mystère familier. »