Anna de Noailles, 1913
C’est l’été, je meurs, c’est l’été…
Un désir indéfinissable
Est sur l’univers arrêté.
Ah ! dans les plis légers du sable
Le tendre groupe projeté
D’un rosier blanc et d’un érable !
Le cœur languit de volupté ;
On croit qu’on sourit, mais on pleure.
Le désir est illimité…
- O belle heure de l’été, belle heure
Brisée en deux par les parfums,
Plaintive, ardente, et qui demeures
Un arceau de miel rose et brun,
Que dois-je faire de l’ivresse
Qui m’exalte au-delà de moi ?
O belle fleur qui nous caresses
Par les fleurs du plus chaud des mois,
Entraîne mon corps qui défaille
Vers quelque douce véranda
Que protège un store de paille,
Vert comme un nouveau réséda ;
Que là je trouve un enfant tendre,
Un ami triste comme moi,
Auprès de qui j’irai m’étendre
Et jeter mon divin émoi ;
Et les bras mêlés sur la table
Où luira le traînant soleil,
Dans un sanglot inexplicable
Nous aurons un plaisir pareil…
"Vie-Joie-Lumière" in Les Eblouissements
En ce jeudi 21 juin 2012, premier jour de l’été, où la chaleur fut accablante, mêlée d’une humidité séchée par le grand vent, j’ai souhaité faire entendre la voix d’Anna de Noailles, celle qui voulait « pour amant le tendre été ».
Dans cette suite de vingt-neuf octosyllabes en vers croisés, elle exprime un sentiment d’exacerbation douloureuse, créée par un désir diffus et innommé. S’y opposent les champs lexicaux du plaisir (« désir » (vers 2 et 9), « volupté », « ardente », « l’ivresse », « m’exalte », « caresses », « défaille », « émoi », « plaisir ») et de la souffrance (« je meurs », « on pleure », « brisée », « plaintive », "triste » "sanglot »).
J’aime chez elle cette manière qu’elle a de s’adresser à la nature avec spontanéité et simplicité, pour dire un sentiment complexe, qui serait un spleen ensoleillé. On notera l’apostrophe, « O belle heure de l’été », reprise dans une anaphore qui insiste sur ce moment de beauté privilégié (vers 10), que vient conforter la variation phonique : « O belle fleur ».
Tout son être est ici sollicité : le cœur bien sûr (vers 7) mais aussi est surtout le corps. Les parfums deviennent couleurs ( "un rosier blanc", « un arceau de miel rose et brun »), les images l’entraînent dans une ex-tase intense qui la projette hors d’elle-même( « projeté », « au-delà de moi ») et qu’elle souhaite partager.
Dans ce moment unique, comme pétrifié (« arrêté », « demeures »), dans le temps d’un été à son plein, la poétesse ardente et passionnée aspire à la rencontre avec « un enfant tendre », « un ami triste », (deux caractéristiques soulignées par l’allitération en [t]), qui la comprendrait. A l’abri d’un store couleur de réséda, sous un soleil atténué (« traînant »), la tendresse (vers 5 et 22) et la douceur (vers 19) s’exprimeraient dans une communion sensuelle qui ferait s’unir leurs bras et pleurer sans raison leur âme.
Dans ce poème tout plein de vibrations indéfinies, d’une acuité inquiète, au cœur même de l’éblouissant été, on perçoit cette angoisse qui hante Anna de Noailles. C'est elle qui donne à toute son œuvre ce frémissement lyrique inimitable, venu peut-être de ses origines orientales.