Un "rêve étrange et pénétrant" : Le rêve d'un homme ridicule de Dostoïevski, par Christian Huitorel.
Christian Huitorel dans Le rêve d'un homme ridicule
(Crédit photos DR)
Etrange texte que ce Rêve d'un homme ridicule (1877), traduit du russe par André Markowicz, que nous a raconté Christian Huitorel, jeudi 04 avril 2013 au Théâtre Beaurepaire à Saumur. Le comédien en est l'interprète et le metteur en scène. Dans un décor réduit à sa plus simple expression (une chaise sans dossier à jardin, une branche morte à cour, et deux formes de bois découpé), le comédien, vêtu d'un méchant costume gris fatigué sur un tee-shirt délavé, a interprété avec force ce récit fantastico-mystique. C'est une longue nouvelle-apologue d'une soixantaine de pages, structurée en cinq chapitres et un épilogue, que Dostoïevski avait incluse avec d'autres dans le Journal d'un écrivain, trois ans avant Les Frères Karamazov et quatre ans avant sa mort. La force de ce texte provient sans doute du fait qu'il s'agit d'une voix sans nom, d'un héros anonyme qui est le destinataire d 'une vérité venue d'ailleurs.
Le narrateur y apparaît d'abord comme un homme désabusé, « un drôle d'homme », une sorte d'étranger au monde, au sens camusien, persuadé qu'il est le seul à connaître la Vérité et dont l'indifférence foncière éclate dans « les petites choses ». C'est ainsi que lui-même et les autres le considèrent comme « un homme ridicule », dont on rit, qui suscite sarcasme et moquerie.
Par une sombre soirée, la vision d'une étoile dans le ciel l'incite à se tuer. Pourtant, une petite fille, en quête de secours pour sa mère et dont il dédaigne les plaintes, l'en dissuade. De retour chez lui, tandis que son voisin capitaine fait la fête, assis dans un fauteuil, l'homme ridicule se met à rêver. Il rêve qu'il se tire une balle en plein cœur, qu'on l'enterre, et que, tel un supplice, une goutte d 'eau tombe à intervalle régulier sur lui. Alors surgit un être inconnu qui l'emporte à travers l'espace sidéral. Il parvient ainsi dans un pays, sorte de reflet de sa terre d'origine, où il découvre un peuple qui vit à l'Age d'or, dans l'innocence et l'amour. Au bout d'un certain temps, sa seule présence y fait naître le mensonge, la haine, le crime. Mais ces hommes sont persuadés que la Science qu'il leur révèle leur enseignera les lois du bonheur. Alors qu'il se décident à l'enfermer, il se réveille, déterminé désormais à prêcher « la Vérité dans sa gloire ».
Il a en effet prix conscience que « tous les hommes peuvent être beaux et heureux sans cesser de vivre sur la terre ». L'unique Vérité « répétée des billions de fois et qui pourtant ne s'est enracinée nulle part », c'est que « chacun aime les autres comme soi-même». Il s'agit donc du récit d'une révélation, de l'histoire d'une métamorphose. Le rêve devient ici chemin initiatique sur le chemin de l'amour des hommes, avant peut-être d'accéder à l'amour de Dieu. Le personnage y est la proie d'un « retournement » au sens de Vladimir Volkof. Il subit une véritable conversion, tel saint Paul sur le chemin de Damas, contraint de dépouiller en lui le « vieil homme ».
Dans ce long monologue, qui peut être un piège terrible pour le comédien qui s'y risque, le narrateur passe par de nombreux états. Il se présente d'abord à nous dans une sorte d'orgueil et de folie, une exaltation dans laquelle il se déclare seul détenteur de la Vérité, une sorte de délire narcissique et masochiste où il se fait gloire d'être considéré par tous comme un homme ridicule. Le spectateur ne sait que penser de ce personnage exalté et ma foi peu sympathique. La rencontre nocturne avec la petite fille inquiète le fait passer par un sentiment d'exaspération et de rejet. Après la prise de conscience que cette rencontre l'a sauvé du suicide, le rêve le fait pénétrer dans un état de grande angoisse, suivi d'un intense sentiment de libération lorsqu'il accède aux rivages de la nouvelle terre. Son enthousiasme prend alors des accents rousseauistes pour décrire cet univers harmonieux d'avant la Chute. Ensuite, naîtra la culpabilité d'avoir perverti un peuple innocent et heureux, le texte s'achevant sur cette volonté avouée de prêcher le message d'amour du Christ. Il affirme ainsi : « Mais comment n'aurais-je pas cette foi : j'ai vu la vérité, je ne l'ai pas découverte par une opération de l'esprit, je l'ai vue, vue, et sa vivante image a empli mon cœur. » J'aime beaucoup l'ouverture de la fin du texte qui revient au personnage de la petite fille et invite à partir sur un chemin d'attention à l'autre : « Quant à la petite fille, je l'ai retrouvée... Et j'irai, j'irai. »
A l'écoute de ce rêve « étrange et pénétrant », qui tourne à la confession, le personnage nous apparaît dans toute sa complexité. Au début, on est agacé par cette morgue et cette suffisance, puis, comme le narrateur, le spectateur est saisi par la nostalgie intense que suscite le description de ce monde édénique. L'homme ridicule finit par susciter en nous une surprenante tendresse, une étonnante empathie lorsqu'il en appelle à un amour réciproque entre tous les hommes. Sa naïveté nous touche, l'énergie de ses sentiments nous surprend, sa métamorphose nous étonne.
Peut-être celle du personnage est-elle tout simplement à l'image de celle que subit Dostoïevski lui-même, emprisonné pendant quatre ans au bagne d'Omsk. Il y connut une évolution capitale qui lui fit rencontrer la Russie profonde et la miséricorde divine : «Le bagne m'a beaucoup pris et beaucoup inculqué. Ces années ne seront pas stériles. " Et encore : « Il n'est rien de plus beau, de plus profond, de plus sympathique, de plus raisonnable, de plus viril et de plus parfait que le Christ... »
Par ailleurs le narrateur est ici exemplaire de ce « caractère polymorphe », dont Claudel, à propos de Dostoïevski, indique qu'il en est l'inventeur et qu'Alain Besançon souligne avec justesse : « C'est-à-dire que Molière ou Racine ou les grands classiques ont des caractères d'un seul tenant tandis que Dostoïevski a fait une découverte en pyché, qui est l'équivalent de de Vries en sciences naturelles : la mutation spontanée […] Vous voyez une crapule, comme dans Crime et Châtiment […] qui tout à coup devient une espèce d'ange […] C'est cette imprévisibilité, cet inconnu de la nature humaine qui est le grand intérêt de Dostoïevski. L'homme est un inconnu pour lui-même et il ne sait jamais ce qu'il est capable de produire sous une provocation neuve. » On sait que chez l'écrivain russe l'enfer est toujours proche du ciel. C'est pourquoi il semble que cet étrange rêveur soit ici la quintessence des personnages de l'œuvre de Dostoïevski qui, de Muichkine à Raskolnikov, parcourent toute la gamme du Bien et du Mal.
C'est avec passion et enthousiasme que Christian Huitorel s'attache à nous restituer ce parcours extraordinaire d'une âme touchée par l'Amour. Grâce à une diction parfaite, à une manière intense et nuancée d'exprimer cette longue marche onirique et spirituelle, à des déplacements économes mais toujours signifiants, à une mise en scène d'une grande clarté, il nous invite ainsi à réfléchir sur les grands utopistes. De Gandhi à sœur Teresa en passant par Martin Luther King, on se souvient de ces être rares qui, au risque d'être incompris et ridicules, ont transmis à travers leur vie un message de paix et d'amour.
Sources :
www.canalacademie.com/ida83
Dostoïevski Studies. Le retournement : du spirituel dans La Douce et Le rêve d'un homme ridicule, Jacques Catteau