La Marquise de Merteuil (Glenn Close), dans Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears
En ce mardi 08 mars 2011, choisi pour être la Journée de la Femme, j’aimerais faire entendre la voix d’une héroïne féminine qui a porté haut le flambeau de la femme. Il s’agit de la marquise de Merteuil, « le personnage féminin le plus volontaire » de la littérature française, selon André Malraux.
Dans l’extraordinaire profession de foi qu’est la Lettre 81 des Liaisons dangereuses, adressée au vicomte de Valmont, elle lui raconte sa vie, son adolescence silencieuse, tout occupée à acquérir la maîtrise d’elle-même, et lui démontre combien toute son existence n’est qu’une « érotisation de sa volonté ».
Voici quelques extraits de cette lettre, manifeste du féminisme avant la lettre, et qu’il faut bien sûr lire en entier.
Le début en est admirable :
« Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! et vous voulez m’enseigner, me conduire ? Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter mes projets, vous les jugez impossibles ! […]
Croyez, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous,, de combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage ! […] »
Elle évoque ensuite les femmes à sentiments, qui confondent l’amour et l’Amant, et elle poursuit :
« Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? quand m’avez-vous vue m’écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.
Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler ; forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré ; j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre, sur ma physionomie, cette puissance dont je vous ai vu quelquefois étonné.
J’étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j’en essayai l’usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère des physionomies ; et j’y gagnai ce coup d’œil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout cas, m’a rarement trompée.
Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos Politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir."
Par la suite, elle écrit : « Ma tête seule fermentait ; je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir ; […] » Elle épouse M. de Merteuil, se montre « impassible à ses yeux », donne « un champs plus vaste à ses expériences » et découvre le prix de sa liberté quand survient son veuvage. Dans la solitude de la campagne, elle étudie les mœurs dans les Romans, les opinions chez les Philosophes, et découvre les exigences des Moralistes les plus sévères. Pour satisfaire à son besoin de coquetterie, elle se « raccommode » avec l’amour, sentiment qu’elle parvient à feindre en joignant « à l’esprit d’un Auteur, le talent d’un Comédien. » Sa retraite ayant jeté sur elle un « vernis de pruderie » qui la livre aux ennuyeux, elle s’attache à nuire à sa réputation pour ensuite s’amender et se trouver défendue par le parti des Duègnes. Elle se met alors à déployer « sur le grand Théâtre » tous ses talents et acquiert « le renom d’invincible ». Elle emploie cette belle formule : « Descendue dans mon cœur, j’y ai étudié celui des autres ». Elle apprend à se servir des hommes, mais s’éprend de Valmont : « Séduite par votre réputation, il me semblait que vous manquiez à ma gloire ; je brûlais de vous combattre corps à corps. » Enfin, après avoir averti Valmont qu’elle n’a rien à craindre de quiconque puisqu’elle a pris des précautions « fondamentales », elle conclut sa lettre en disant : « Il faut vaincre ou périr. »
Ce texte montre combien le romancier Laclos, en faisant agir des personnages de fiction en fonction de ce qu’ils pensent, accorde du prix à l’intelligence. Et le plus extraordinaire ici, c’est qu’il s’agit d’une femme. Dans un siècle qui la contraint encore à l’hypocrisie pour exister, la marquise de Merteuil incarne une femme au pouvoir quasiment démiurgique, qui n’écrit pas qu’elle est vaincue. Les autres le diront ; quant à elle, elle ne parlera plus.
Si la marquise, pur produit du siècle des Lumières, utilise le libertinage afin de devenir l’égale des hommes, elle n’en représente pas moins une aspiration fondamentale de la femme qui, en dépit des luttes féministe, demeure insatisfaite : le refus absolu d’être le « deuxième sexe ».
Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos, Folio n° 894, Lettre 81, p. 218 à 230, et Préface d'André Malraux.