Mãn est le troisième opus de l’écrivain d’origine viêtnamienne, Kim Thùy. Avec ce livre, elle poursuit l’exploration de sa propre histoire malmenée par l’exil. Elle continue ainsi à nous initier à la culture viêtnamienne, cette « culture de la discrétion » dont elle est la dépositaire. Elle le fait ici par le biais de son personnage, Mãn, une jeune femme viêtnamienne venue au Québec afin d’épouser Phuong, le restaurateur viêtnamien qu’on lui a destiné. Par petites touches, Mãn se dévoile, révèle sa vie quotidienne consacrée à son restaurant, La Palanche, raconte sa passion pour Luc, à qui elle renonce pour ne pas faire de leurs enfants des « blessés collatéraux ».
Le prénom de Mãn donne toute sa couleur au roman. En effet, ne signifie-t-il pas « parfaitement comblée » ou « qu’il ne reste plus rien à désirer » ou encore « que tous les vœux ont été exaucés » ? La narratrice explique ainsi que son prénom lui impose « cet état de satisfaction et d’assouvissement » et elle exprime, non sans douleur ni rébellion, une forme d’acceptation des choses, de philosophie sereine qui me semble être un des aspects de l’âme viêtnamienne. Se comparant à la Jeanne de Maupassant dans Une Vie, « qui rêve de saisir les bonheurs », elle avoue qu’elle a « grandi sans rêver ».
Dans ce livre, tout en pudeur et en délicatesse, Mãn se raconte à travers les mots de la langue viêtnamienne (mère, boat people, flamboyant, banane, sandale de bois, manger dans la rue…) tandis qu’en toile de fond ressuscite un Viêtnam meurtri par la guerre. Mãn, qui a créé un restaurant, devenu célèbre, délivre aussi ses recettes de cuisine. Ainsi, le chè, le dessert aux sept couleurs, devient le symbole de la vie avec ses heurs et malheurs. Si elle évoque ailleurs les nids d’hirondelle, c’est pour mieux faire comprendre qu’une famille se construit dans le respect et la patience. Et, pour souligner sa solidité intérieure héritée de sa mère, elle décrit le bracelet de jade, tout à la fois solide et fragile : « Il me rappelle de demeurer solide, et surtout lisse. »
Dans ce roman, j’ai été très sensible aux nombreuses allusions littéraires et aux poèmes qui sont cités et je voudrais les évoquer ici. En exergue à l’ouvrage est placé un texte d’Ernst Jandl, dont le titre est éclairant : Amour-Déconstruction d’un sentiment. L’histoire n’est-elle pas celle d’une femme de passion qui renonce à l’homme qu’elle aime pour ne pas faire souffrir ceux qui lui sont proches ?
être allongé contre toi
je suis allongé contre toi, tes bras
me tiennent, tes bras
tiennent plus que ce que je suis.
tes bras tiennent ce que je suis
quand je suis allongé contre toi et
que tes bras me tiennent
Quand la narratrice évoque le moment où celui qu’elle va épouser lui remet ses coordonnées sur un papier plié en deux, cela lui rappelle l’instant où un soldat amoureux de sa mère lui avait remis un poème également écrit sur un papier plié en deux. Il s’agit d’un poème de Viet Phuong (Cuo do mo, Tho, 2008), qui exprime la tristesse de ce qui n’est jamais advenu :
Je t’offre
la vie que je n’ai pas vécue
le rêve dont je ne peux que rêver
une âme que j’ai laissée vide
pendant des nuits blanches d’attente
Vers toi je porte en offrande
le poème que je n’ai pas écrit
la douleur vers laquelle je me tends
la couleur du nuage que je n’ai pas connue
les désirs du silence
Il est aussi question de l’histoire de Truyên Kieu, une jeune fille qui se sacrifie pour sauver sa famille. Mãn explique que les Viêtnamiens sont intimement persuadés que tant que ce poème de plus de 3 000 vers continuera d’exister, « aucune guerre ne pourra faire disparaître le Viêtnam ». Tout Viêtnamien, même le plus analphabète, est capable d’en réciter des strophes entières. Elle ajoute que le père de sa mère exigeait que tous ses enfants apprennent ce poème par cœur. L’auteur n’y dépeint-il pas, parmi d’autres, deux qualités qui sont les "deux couleurs essentielles" de l’âme de ce pays : la pureté et l’abnégation ?
Cent années, le temps d’une vie humaine
champs clos
où sans merci, Destin et Talent s’affrontent
l’océan gronde là où verdoyaient les mûriers
de ce monde le spectacle vous étreint le cœur
Pourquoi s’étonner ? Rien n’est donné sans
contrepartie
le ciel bleu souvent s’acharne sur les beautés
aux joues roses.
Nguyen Du, vers 1-8, traduction de Nguyen Khac Vien
On apprend que, pendant la dernière guerre, le sort réservé aux livres écrits en anglais et en français fut tragique. S’ils furent détruits ou confisqués, certains pourtant survécurent « en pièces détachées » ; on les retrouvait ainsi entre les mains des marchands, servant à envelopper un pain, une barbotte ou un bouquet de liserons. De ces « fruits interdits tombés du ciel », ainsi que les qualifiait la mère de la narratrice, celle-ci en a fait son miel, en retenant avec délectation le mot « lassitude » dans Bonjour tristesse, « langueur » chez Verlaine ou encore « pénitentiaire » sous la plume de Kafka. Et c’est à la faveur de l’explication de la notion de fiction avec une phrase de L’Etranger (« Le soir, Marie est venue me chercher et m’a demandé si je voulais me marier avec elle. ») que Mãn prend conscience de la contrainte des traditions dans un Vietnam où il est impensable qu’une femme puisse exprimer son désir. Le Marius des Misérables se mue pour elle en héros de cœur parce qu’une ration mensuelle de porc avait été enveloppée dans cette phrase : « La vie, le malheur, l’isolement, l’abandon, la pauvreté sont des champs de bataille qui ont leur héros : héros obscurs plus grands parfois que les héros illustres… », tout sentiment que la narratrice avait eu l’occasion d’éprouver.
Mãn se souvient encore avec émotion de cet homme, que tous considéraient comme fou parce qu’il « se plaçait chaque jour sous le jambosier, où il récitait des mots en français et leurs définitions. Il était « un « dictionnaire vivant », dit-elle. Et qu’elle était surprenante, son amie canadienne, Julie, quand elle répétait les mots en viêtnamien, imitant les accents avec la flexibilité d’une gymnaste, distinguant les tons sans comprendre les différentes définitions ».
Quant aux nénuphars et aux lotus de l’étang dans la cour de son restaurant, La Palanche, ils évoquent immanquablement à Mãn sa mère le soir où celle-ci avait récité une chanson populaire traditionnelle que tout Viêtnamien connaît par cœur :
Dans le marais quoi de plus beau que le lotus
Où rivalisent feuilles vertes, pétales blancs
et pistils jaunes.
Pistils jaunes, pétales blancs, feuilles vertes,
Près de la boue, mais sans sa puanteur.
Tho, poème.
Ce texte, qui comporte deux versions, avait été imprimé en des centaines d’exemplaires et offert aux clients du restaurant. C’est là, dans le jardin, assis sur des chaises de plage en toile, que se retrouvaient avec bonheur aspirants-auteurs et poètes, qui y lisaient leurs textes par les nuits de pleine lune.
Pour exprimer avec le plus de justesse possible ce qu’elle éprouve, la narratrice cite encore des vers de Rumi :
Une jolie pomme suspendue
en amour avec votre galet,
le lancer parfait qui coupa mon pédoncule.
Bridge to the Soul : Journeys into the Music and Silence of the Heart
Comment aurait-elle pu en effet imaginer « qu’un jour [elle se sentirait] comme cette pomme rattrapée par une main au milieu de sa chute » ?
Lorsqu’elle veut souligner l’évidence de son amour pour Luc, Mãn imagine qu’elle pourrait lui réciter ce très beau poème de Edwin Morgan :
Lorsque vous me quitterez,
si vous me quittez,
et que je voudrai mourir
rien ne saura me secourir
mieux que ce moment
où vous étiez endormie entre mes bras
dans un abandon si doux
je laissai s’assombrir la chambre
qui s’abreuvait de la soirée jusqu’à ce que
le repos ou la pluie naissante
vous ait doucement éveillée.
Vous demandant si vous aviez perçu cette pluie
dans vos songes
toujours somnolente vous aviez simplement
murmuré : je vous aime
New Selected Poems, Carcanet Press, Manchester, 2000. Traduction de Julie Macquart.
Le renoncement à l’amour de Luc va déchirer l’âme (xe long) de la narratrice. Et c’est au moment où elle doit choisir que sa mère, élevée chez les sœurs catholiques et férue d’histoires bibliques, lui « glisse » le récit du « Jugement de Salomon » ce qui donne lieu à ce beau passage : « J’ai lavé le plancher de la cuisine à genoux avec une brosse à la main et des larmes à profusion. J’ai aiguisé les couteaux à la pierre. J’ai enlevé les fleurs fanées et les feuilles mortes dans le jardin à la lueur d’une lampe de poche. Et j’ai surtout retenu mon souffle pour me couper en deux, m’amputer de Luc, mourir en partie. Sinon, il mourrait tout entier, déchiré en deux, en sept, déchiqueté en mille morceaux, faisant de ses enfants des blessés collatéraux. »
Mãn, avec la pudeur qui la caractérise, conclut cette douloureuse rupture en ajoutant que la langue viêtnamienne « ne comporte pas de temps de verbe » et que « tout se dit à l’infinitif ». Le moyen pour elle « d’oublier d’ajouter « demain », « hier » ou « jamais » pour que la voix de Luc redevienne sonore ».
Certains lecteurs pourront être désarçonnés par cette manière de raconter les étapes d’une existence à partir de courts chapitres ou plutôt paragraphes, structurés autour des mots monosyllabiques de la langue viêtnamienne. Mais c’est justement cela que j’ai aimé : Mãn est vraiment un livre qu’on lit non pas sans doute pour l’histoire mais bien plutôt « pour les mots ».
Les accents ont été volontairement omis sur les noms propres vietnamiens sauf sur le titre, Mãn.
Lire mon billet sur Ru de Kim Thuy. link