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Le Géographe (1668-1669), Jan Vermeer de Delft, Steadelsches Künstinstitut, Francfort
Un jour, là-bas...
Debout, près de la croisée, à la lumière amie et pâlie de l’hiver hollandais, Maître Aloysius le géographe posa son compas sur sa table de travail et demeura interdit, le regard perdu. Au loin lui parvenaient les cris des patineurs sur le canal gelé mais leur joie ne serait plus jamais la sienne. Depuis que Saskia l’avait quitté, son cœur était en hiver. Sous le poids des souvenirs, Maître Aloysius fut contraint de s’asseoir et la Douleur l’assiégea.
C’était il y avait bien longtemps, quand il avait épousé Saskia, encore une enfant, et la très jeune fille d’un gros drapier de Delft. Ils avaient commencé un calme compagnonnage à deux mais il ne pouvait s’empêcher de se voir en barbon de quarante ans dans le regard outremer de sa jeune épousée de quinze ans.
Dans un frisson irrépressible il songea que c’était lui, pétri d’un orgueil vain, qui avait introduit le loup dans la bergerie ou le ver dans le fruit. N’avait-il pas désiré que le maître peintre fît son portrait en pied dans son cabinet de travail ? Il avait été si satisfait du résultat, de la sérénité studieuse qui émanait de l’œuvre, qu'il avait souhaité que sa jeune femme posât à son tour pour l’artiste. Il voulait ardemment fixer à jamais sur la toile sa grâce juvénile et innocente.
Le maître de la lumière avait choisi de la représenter en muse de l’Histoire, vêtue d’une robe du bleu qui ferait sa renommée, la tête ceinte d’une couronne de lauriers, portant la trompette de la gloire et un livre de Thucydide à la main. Maître Aloysius n’avait eu qu’une seule exigence : il voulait que le peintre place dans ce second intérieur la carte des Pays-Bas, présente dans son propre portrait. Il créait ainsi un lien ténu entre son amour et lui-même.
Les séances de pose avaient été interminables et Saskia en revenait toujours plus pâle et plus dolente. Un jour, alors qu’il s’était rendu inopinément chez le peintre, Maître Aloysius avait surpris une scène qu’il n’aurait jamais dû voir. Au-delà de la lourde portière entrouverte, il avait aperçu le peintre de dos, dans son costume aux crevés de velours noir et blanc. Sous le béret à l'italienne, il avait saisi l’éclair de sa main aux doigts tachés de couleurs, posée sur le sein de sa femme extatique, dans un geste qui outrepassait les prérogatives de son art.
Un arrachement s’était fait en lui, tel celui qui affecte parfois les cartes de géographie quand elles sont demeurées trop longtemps pliées et qu’elles se déchirent d’un coup. Saskia avait déserté leur maison pour aller habiter chez le peintre. Il s’était alors retrouvé dans la solitude de sa haute demeure aux pignons étagés, aux damiers noir et blanc, aux lustres de cuivre verdi. Et sa vie n’avait plus été qu’un trompe-l’œil.
Les années avaient passé dans la lenteur et la poussière des cartes jaunies et des estampes décolorées. Le monde entier le trahissait, le compas et la règle lui échappaient des mains. Puisqu’il n’avait pas su lire la carte du cœur de Saskia, à quoi bon s’user les yeux à déchiffrer les cartes d’un univers qui n’était plus le sien depuis longtemps ?
Et c’est ainsi qu’une fin après-midi hivernale, devant la croisée entrouverte sur la lumière à son déclin, sous le globe terrestre qu'il avait si souvent interrogé, Grete la servante fidèle découvrit Maître Aloysius. Il gisait, effondré sur sa table de travail, dans sa vieille robe d'intérieur bleue, au liseré orange et aux larges manches, au milieu de ses cartes et de ses atlas en désordre, un compas fiché dans le cœur.
L'Allégorie de la Peinture, ou L'Art de la Peinture ou Le Peintre dans son atelier (1665-1666), Jan Vermeer de Delft
Kunsthistorisches Museum, Vienne
Pour Azacamopol,
Sur trois photos à Chateauneuf-de-Galaure,
représentant en trompe-l'oeil Le Géographe et L’Allégorie de la Peinture, de Vermeer de Delft.