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13 novembre 2010 6 13 /11 /novembre /2010 22:01

faust wagner le barbet dijon musée des beaux arts

Faust, Wagner et le barbet, Illustration du Faust de Goethe, Eugène Delacroix,

Musée des Beaux-Arts, Dijon

 

« Sais-tu que les animaux parlent ? », me répéta toute mon enfance la fabuleuse conteuse qu’était ma grand-mère. Dans son jardin aux mille couleurs et aux senteurs multiples, elle entretenait avec bêtes et plantes un dialogue qui ne s’est jamais démenti. Et c’est en pensant à elle que je me remémore un rêve étrange et inquiétant que je fis l'autre nuit.

J’étais dans la petite ville allemande de Nuremberg, où Copernic imagina le mouvement des sphères célestes et où Albrecht Dürer dessina  Le Chevalier, la Mort et le Diable. Assis à l’ombre d’une des quatre-vingts tours du Kaiserburg, j’étais perdue dans mes pensées, quand vint se coucher à mes pieds une sorte de griffon à poil long et frisé, plus noir que le charbon et que l’encre de Gutenberg. Saisi soudain par le regard implorant de l’animal, et me souvenant de ma grand-mère, une envie irrépressible me prit de m’entretenir avec lui et je lui demandai : « Quel habitant de Nuremberg es-tu, compagnon inconnu de ma solitude ? »Je ne fus point étonnée de l’entendre me répondre ; et voici ce qu’il me raconta, et dont je tremble encore.

« J’habite la ville basse, sous laquelle circule un labyrinthe de cachots souterrains, là-même où l’on cacha les pestiférés pendant la Grande peste de 1533. Dans une rue tortueuse et sale, se dresse la maison à colombages et toits pointus vernissés de mon maître, qui y a fait sculpter dragons et mandragores.

Il faut que je vous dise que mon maître est un savant, de grande prestance, qu’on ne peut oublier quand on l’a vu une fois. Toujours vêtu d’un justaucorps de drap noir, sans crevé ni dentelle, de hauts de chausses gris souris, il est chaussé de poulaines aux incrustations d’ivoire, aux extrémités recourbées comme des cornes, dont on m’a révélé qu’elles dissimulent un pied-bot. Il porte en permanence au chef un béret de velours d’un brun profond, comme une nuit sans étoiles, d’où s’échappe une mèche d’un blond vénitien à nul autre pareil.

C’est un vieux chasseur du nom d’Azazel qui m’avait donné à lui, car j’étais le plus robuste de la portée de sa vieille chienne. Je lui appartiens ainsi depuis que je suis tout jeune chiot et qu'il m'a baptisé du nom de Pan, le dieu venu de la violente Asie. « Il fera un bon chien d’eau pour vos chasses », avait-il dit à mon nouveau maître. Misanthrope ivre de solitude, celui-ci m’a pourtant dressé sans tendresse pour monter la garde dans le petit jardin de simples, qui enclot sa demeure. Chaque fois qu’un badaud s’approche et guigne trop près par-dessus la clôture, surmontée de pointes aiguës comme la lance de Longin, le semblant de caniche que je suis aboie, grogne, retrousse les babines et se métamorphose en Cerbère. Alors que Diane m'avait créé pour courir dans les champs, débusquer les lapins dans les terriers et rapporter le gibier d’eau, je suis devenu un chien d’attaque, qui montre les crocs, l'odorat exacerbé par l’odeur de la chair humaine.

Dans la haute salle à manger de cette maison sévère et sans femmes, nous sommes depuis toujours accoutumés de prendre nos repas devant une cheminée, qu’un domestique muet alimente sans désemparer du bois des forêts voisines, et qui rougeoie tout le long du jour, tel l’antre de Vulcain. Elle est surmontée d’une devise latine, « vae victis », que mon maître récite en litanie avant de prendre place, toujours seul, à l’extrémité de la table. Son serviteur, hâve et livide, qu’il a surnommé « le cornu » à cause des os protubérants de son front, le sert d’un air impassible et fermé, mutique pour l’éternité. Les mets lui sont apprêtés sur des plats de vermeil, en forme de crâne, et ils exhalent une odeur méphitique. C’est bien l’unique moment de la journée où mon maître, d’un pied impérieux et brutal, m’autorise à me coucher sous la table, tout en riant d’un rire sardonique et cruel. De temps à autre, de derrière les plis lourds de la longue nappe de damas violacé, rehaussé de larmes d’argent, sa main squelettique aux ongles noirs et crochus, laisse négligemment tomber un morceau de viande noirâtre, que j’avale avidement. J’attends avec impatience les reliefs du dessert, composé invariablement de Lebkuchen, ces petits pains d’épices dont les pâtissiers bavarois ont le secret.

Chaque nuit, quand les bruits de la vieille ville se sont dissipés, quand les servantes ont fini de vider par les fenêtres à meneaux les baquets d’urine putride, mon maître descend lentement l’escalier de pierre à vis qui mène à une crypte aux arcatures romanes  verdies de salpêtre. S’y amoncellent, pêle-mêle, fioles aux formes tourmentées, alambics ventrus, vieux grimoires et autres Livres de Salomon, dans une odeur pestilentielle. Je crois qu’il a entrepris la quête du Grand Œuvre ; il s’y adonne sans relâche, le buste cassé comme une branche foudroyée par la foudre, les manches relevées sur ses bras décharnés, le regard halluciné sur le plomb en fusion, le visage rougi par la lueur de la cheminée qui brûle d’un feu d’enfer. Chaque fois que j’ai essayé de l’accompagner, il m’a chassé à violents coups de pied dans le ventre, en me traitant de sa voix enrouée d’infâme barbu, de roquet de Barbarie, tout en me sommant d’aller au diable.

Si j’envie parfois les petits bichons d’un blanc neigeux, porté dans les bras d’une jolie maîtresse, qui accole ses lèvres roses contre leur museau humide, je ne suis pas un quadrupède malheureux. Je somnole sur un moelleux coussin de velours, brodé aux initiales chantournées formant un M et un S entrelacés, j’observe hypnotisé le manège des crapauds et des serpents que mon maître a emprisonnés dans des cages de verre, je me goinfre des cortèges de mouches au goût sucré et douceâtre, qui meurent par milliers sur le carrelage losangé de la demeure délabrée qui nous sert de gîte.

Et puis, mais dois-je vous l’avouer, chaque année, revient la nuit du 30 avril au 1er mai, celle qui sonne le glas de l’hiver, celle que j’attends tout au long des mois, et qui me fait aboyer à la mort les nuits de pleine lune.

Ce soir-là, mon maître prête une attention particulière à sa toilette et à son costume. Il fait venir son barbier qui rase de près sa peau cadavérique, et lui taille en biseau très fin sa barbe fine et luisante comme aile de corbeau. Il teinte d’un pigment de digitale écrasée ses lèvres minces et serpentines et ajuste une plume de paon à son béret de grand seigneur florentin. Il troque vêtement de drap contre justaucorps et haut de chausses de soie, tout en arborant des poulaines dont les pointes miment des têtes d’aspic dressées. Dans un ample geste majestueux, il se drape dans une immense cape aux teintes de caverne, qui lui dessine la silhouette d’un ange déchu. Il m’ordonne de venir à lui en me susurrant de petits noms tendres dont il n’est guère coutumier : « Viens là mon gentil barbot, approche ici mon petit bichon ! » De sa main gauche où brille une opale iridescente, il flatte ma tête pointue et sombre, caresse impatiemment ma toison laineuse et frisée, tandis que je me frotte à ses jambes osseuses, et frétille de la queue.

C’est en effet le seul temps de l’année où ce maître indifférent et plein de morgue me témoigne un tant soit peu d’intérêt et d’attention. Quand la nuit est tombée, nous quittons de concert et comme des voleurs la maison silencieuse. Je trottine sur ses talons par les ruelles pavées et glissantes et nous quittons hâtivement la petite ville endormie pour atteindre la falaise chauve qui la domine.

Cette nuit est notre nuit à tous les deux, une nuit de rendez-vous, une nuit de folie et de feu, une nuit d’amour insensée, une nuit qui nous rassemble et nous réunit. Mon maître y sombrera dans les bras de Lilith et je m’enivrerai du parfum des blonds cheveux en tresse de Marguerite. Et cette nuit unique vaut bien les maux et les humiliations sans nombre que j’endure tout au long de l’année. Car j’ai omis de vous dire qui est mon maître... »

Dans une crispation de tout mon corps ensommeillé, je me suis brutalement réveillée. Au petit matin, mon frère s’était mis au piano et jouait la Méphisto-valse de Liszt…

 

  FAUST et le barbet

Faust, Wagner et le barbet, Lithographie d'Eugène Delacroix

 

 

Pour Le Défi de la Semaine, n°42.

Le portrait de mon maître ou de ma maîtresse. « On dit souvent des animaux de compagnie qu’il ne leur manque que la parole… Laissons-les s’exprimer et dépeindre leur quotidien, en dressant le portrait de leur maître ou de leur maîtresse adorée. »

 

 

 

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commentaires

C
<br /> Le Diable est un grand inspirateur... Merci de vos commentaires élogieux.<br /> <br /> <br />
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R
<br /> Bonjour Catheau<br /> Tu as une plume généreuse et abondante :bravo<br /> Amicalement<br /> <br /> <br />
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B
<br /> Quelle écriture puissante et magique.<br /> Bravo<br /> <br /> <br />
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B
<br /> Superbe proposition oui là nous voilà chez ex libris quel texte et quel cheminement je pourrai lire et relire nous atteignons les cimes Bravo et BONNE SOIREE .<br /> De très beaux textes ici<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Merci JP et JB d'avoir bravé les aboiements du petit barbet noir.<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Bonsoir Catheau... Diable qu'elle plume !!! Bravo je vous félicite.... JB<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Diable ! Quel texte !<br /> <br /> <br />
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