Youki et Robert Desnos
quand l’âge aura flétri ces yeux et cette bouche
quand trop de souvenirs alourdiront ce cœur
quand il ne restera pour bercer dans sa couche
ce corps aujourd’hui beau que des spectres moqueurs
quand la poussière infecte en recouvrant les choses
vêtira d’un linceul les désirs abolis
quand l’amour plus fané qu’en un livre une rose
ne sera plus qu’un nom sous des portraits pâlis
quand il sera trop tard pour n’être plus cruelle
quand l’écho des baisers et l’écho des serments
Décroîtront comme un pas la nuit dans une ruelle
ou le sifflet d’un train vers le noir firmament
quand sur les seins pendants le ventre qui se ride
Les mains aux doigts séchés durcies par les passions
Et lasses d’essuyer trop de larmes acides
Referont le bilan de leur dégradation
quand nul fard ne pourra mentir à ce visage
S’il se penche au miroir jadis trop complaisant
Pour se désaltérer comme au lac d’un mirage
Aux rêves du passé revécus au présent
La belle que voilà restera belle encore
Par la vertu d’un feu reflété constamment
aux vitres d’un château dont les salles sonores
seront hantées par ceux qui furent ses amants
La belle que voilà ainsi qu’une fontaine
Dont le flot toujours pur sur les marbres disjoints
S’écoule en entraînant d’ineffables sirènes
Pour perdre sa splendeur ne renoncera point
Rien ne disparaîtra des ciels qui se reflètent
Malgré la peau fripée et malgré les reins plats
Restera jalousée et présente à la fête
Jeune éternellement la belle que voilà
Tant de cœurs ont battu jadis à son attente
qu’une flamme est enclose dans ce corps sans raison
qu’indigne de ces feux elle reste éclatante
Ainsi qu’à l’incendie survivent les tisons
Robert Desnos, in Youki 1930 Poésie
Dans les années 30, vivant désormais pour Youki et avec elle, Desnos se met à une poésie qui s’approche de la chanson ou de la comptine. Dans Youki 1930 Poésie, il associe ces deux genres dans des poèmes tout remplis de jeux verbaux et dans d’autres plus mélancoliques, à la forme plus classique.
C’est le cas de cette suite de neuf quatrains aux rimes croisées (dont nous avons respecté la surprenante ponctuation), intitulée « La belle que voilà », titre qui évoque une vieille chanson française.
Y célébrant la Femme aimée comme Ronsard le fit dans les Sonnets pour Hélène (« Quand vous serez bien vieille…), ou encore plus fortement Baudelaire dans « A une charogne », le poète ose ici l’image d’une femme vieillie et usée. Et l’on pense de même aux paroles de la chanson de Moustaki : « La femme qui est dans mon lit /N’a plus vingt ans depuis longtemps… »
Construit sur l’anaphore de la conjonction de temps, le texte consacre ainsi cinq strophes à la description de la dégradation du corps et à l’engloutissement des serments dans le passé. Pourtant, à l’encontre par exemple de « Colloque sentimental » de Verlaine, qui signe la fin définitive de l’amour, les quatre dernières strophes exaltent l’éternité d’un sentiment amoureux qui, tel le phénix, se pérennise grâce au souvenir.
Renouvelant ainsi à sa manière, simple et discrète, un thème ô combien rebattu, Desnos se situe ici dans la lignée des poètes de l’amour fou, dont la plume inspirée ressuscite la femme qu’ils aimèrent et ne cesseront d’aimer.