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La grande vague, Hokusaï, 1831
Ce que j’aime avec Raphaël Enthoven, c’est qu’il nous invite à philosopher sur tout. C’est ainsi que dimanche 20 novembre 2011, lors de son émission Philosophie, sur Arte, à 13h30, il recevait Frédéric Schiffter, qui a évoqué son dernier ouvrage, Petite philosophie du surf. Selon lui, le surf évoque l'essence dramatique de l'existence.
Dès que la vague émerge, se forme une lame : on songe au vague à l’âme… Car qu’est-ce qu’avoir le pied marin ? Qu’est-ce que cet équilibre sur la vague ? Celui d’un homme libre, l’homme de Baudelaire, qui éprouve le spleen en regardant la mer. On agit en regardant et on parlera alors de contempla-c-tion.
Entre l’homme et la vague, il s’agit d’un combat loyal. Si l’on regarde le célèbre tableau d’Hokusaï, qui appartient à l’une des Trente-six vues du mont Fuji, on perçoit une menace suspendue. On éprouve le sentiment d’être face à un élément indifférent à notre existence. Nietzsche ne disait-il pas : « Le monde n’est pas là pour nous faire plaisir » ? On est ici aux prises avec le tableau d’une angoisse et l’on pourra songer à la fin de Moby Dick : après le naufrage du Peckwood, l’eau continue à rouler comme il y a cinq mille ans.
Le surf maintient l’homme sur l’écume des choses. Et de nouveau Nietzsche le dit : l’homme est un « être superficiel par profondeur ». Le glissement sur la vague, c’est la dialectique de l’horizontalité et de la verticalité. Il s’agit de demeurer vertical soi-même. Si l’écume submerge, c’est fini. On pourra dire adieu à tout mais l’on aura vécu une belle aventure.
Si le pêcheur va sur la mer par besoin, le surfeur y va par défi et par jeu. Puis son désir devient besoin et nécessité. Il n’y a rien de plus sérieux que le désir du surfeur. Et ce dernier expérimente la métaphore de Blaise Pascal : « Nous sommes tous embarqués. » Il se retrouve dans l’impossibilité de choisir. Dans l’élément marin, il n’y a plus de choix : il faut prendre la vague.
Le Christ marchant sur les eaux peut être considéré comme le père des surfeurs. Mais quand on est Dieu, y-a-t-il grand mérite à cela ? Le Christ marche sur les eaux d’un calme lac et non sur la vague d’un mascaret. N’est-il pas plutôt alors un surfeur d’eau douce ? Marcher sur l’eau relève d’un projet prométhéen, celui de soumettre la nature à sa propre puissance.
Le surf est d’une autre nature : c’est une danse funèbre. La houle roule et il s’agit d’accueillir les vagues qui vont mourir jusqu’au rivage. Rituel sacré que l’on pratique dans le but qu’elles puissent revenir. Ici, on ne contrarie pas l’ordre de la nature mais on cherche bien plutôt à l’épouser.
Belinda Baggs (Photo Adam Kobayashi)
Une autre figure du surf est celle de Belinda Baggs. Elle avoue : « Le temps passé sur l’océan est comme rentrer chez soi, un endroit où tu trouves ton équilibre et où tu te fais porter par les flots. »Sur son long board, elle épouse bien la vague. Elle est la manifestation sensible de l’essence du surf. Elle glisse sur la lame, elle fait corps avec elle dans une optique d’épousailles. C’est un acte qui ne relève pas de la religion mais de la spiritualité, c’est une mystique, celle de la divinité qui va mourir. La danse de la surfeuse accompagne la divinité quand elle se mélange au sable. Elle est l’incarnation de la grâce, telle que la définit Bergson : « Un souffle qui fait frissonner la matière ».
Flâneuse de l’onde, la surfeuse se promène. Pour elle, hasard et nécessité prennent alors le même sens. Agissant d’instinct, elle fait preuve d’une précision souveraine, d’une sagesse toute sophistique, qui consiste à saisir la bonne vague. Le bon surfeur sait lire la mer ; le mauvais rate ses vagues.
Le surfeur émérite agit avec prudence et sagacité, et non par ignorance. Son expérience est faite d’un savoir, d’une science intuitive, qui lui donne le sens de l’occasion. « La mélancolie est son ultime avatar » et elle est ce qui reste dans le cœur d’un homme quand la vague meurt. On assiste alors aux derniers instants d’un élément Quoi de plus beau que la « cicatrace », le sillage moribond de la vague moribonde ? Sur la vague, c’est gravé. D’ailleurs, « les naufrageurs écrivent leur nom sur l’eau ».
Laird Hamilton surfant Jaws (Photo Buzzy Kerbox)
Laird Hamilton, en quête de Jaws (mâchoire en anglais), la vague vorace, la vague mythique de vingt mètres de haut, le dit : « Je me fais l’effet d’être un chasseur de dragons. » Il renoue ainsi avec une forme de polythéisme. Il est comme un demi-dieu affrontant le monstre marin qui le met au défi de le dévorer. S’il existe toujours une surenchère, elle n’est pas de l’ordre de l’exploit. Chez Laird Hamilton, elle relève plutôt de la modestie et de l’humilité, le surfeur étant en adoration mystique devant les éléments.
Pour lui, le monde est la mesure de toute chose et il ne pense qu’à cela. Il ne veut pas séparer son destin de celui des vagues, qui sont à chaque fois comme des travaux d’Hercule qui ne laissent aucune trace. A son propos, on pourrait même parler d’une démarche littéraire. Laird Hamilton n’est-il pas dans la logique de la légende, lui qui est déjà comme un héros vivant au paradis des surfeurs ?
Pourtant, la trace d’une planche sur la mer n’est rien de plus que la durée d’un mot d’esprit au cours d’une conversation de table. Bientôt, il n’y a plus personne pour écouter et tout finit dans le silence, celui qui précède ou suit la tempête. Et c’est cet éphémère qui est beau. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », disait Héraclite et on ne surfe jamais deux fois la même vague…
A lire : Petite philosophie du surf, Frédéric Schiffter, Editions Milan