Patrice Chéreau dans le rôle de Bonaparte
dans Adieu Bonaparte de Youssef Chahine (1985)
Patrice Chéreau, ce grand « enfant expérimenté », ainsi que le définissait Peter Brook, vient de regagner la coulisse. Depuis 1966, il a fait vivre d’une manière unique, lyrique et violente, le théâtre, le cinéma et l’opéra. Animé d’une flamme passionnée et partageuse, il a exploré l’art européen, de Hamlet à Wagner, en passant par Marivaux et Koltès, en vivant une extrême complicité et un corps à corps avec ses comédiens. Ce fils cadet d’un couple de peintres, qui sut très vite tracer le dessin d’un nouveau théâtre, n’écrivait-il pas : « J’ai grandi dans les pinceaux, les crayons. Au tout début de ma carrière, je peignais même chaque mise en place…» ?
En compagnie de quelques acteurs fétiches (Dominique Blanc, Pascal Greggory…), il a connu une trajectoire flamboyante, qui l’a conduit des mises en scène décoratives et baroques de ses débuts (on se souvient de la machine à tuer le libertin de son Dom Juan) à une sobriété de plus en plus assumée. Il souhaitait aller toujours vers « moins d’effets et moins de spectacle, mais pour aller plus loin dans le cœur des choses ».
Pour ma part, je garde un souvenir très fort des actrices qu’il a dirigées. Au cinéma, c’est d’abord Isabelle Adjani dans La Reine Margot, ce grand opéra funèbre, aux clairs-obscurs impressionnants. Elle y incarne avec sensualité et puissance Marguerite de Valois, contrainte d’épouser Henri de Navarre, elle qui aurait mérité de régner à la place de ses frères malades et abouliques. Amoureuse de Hyacinthe de la Môle, elle n’empêchera pas le massacre de la Saint-Barthélémy, orchestré par sa mère Catherine de Médicis. Dans le même film, c’est Virna Lisi qui joue ce rôle et y apparaît comme une maléfique (et magnifique) araignée noire. Elle reçut d’ailleurs le prix d’interprétation à Cannes en 1995.
J’avais aussi beaucoup aimé l’interprétation d'Isabelle Huppert dans Gabrielle (2005). Ce film est adapté d’une nouvelle de Joseph Conrad et décrit l’effondrement d’un homme, Hervey, (Pascal Greggory) qui apprend par une lettre que sa femme le quitte. Chéreau déclare avoir surtout été intéressé par le personnage féminin : « Cet homme qui dit « après tout je vous aimais » m’intéresse moins qu’elle qui lui répond : « Je ne pouvais pas le deviner. » La beauté du film réside dans l’aspiration à la liberté de cette femme qui se meurt dans le somptueux appartement-mausolée dans lequel son mari l’a emprisonnée.
Mais la palme, selon moi, revient à Dominique Blanc dans la Phèdre qu’il monta à l’Odéon-Théâtre en 2003, et qui signa son adieu au théâtre. (Après, ce furent surtout des lectures). Selon lui, « il y a tout dans Phèdre : les ravages du désir et sa répression, la mise à sac de tous les tabous. Et ce coup de génie qui consiste à dire l’impossibilité de dire ». Avec cette mise en scène, il a aussi souhaité sortir « d’une manière ou d’une autre » de la structure de l’alexandrin qu’il déclare avoir en horreur.
Sous la férule de Chéreau, Dominique Blanc y est brûlante et consumée. Elle explique : « Il [Chéreau] sera intransigeant avec lui comme avec nous ou avec l’alexandrin auquel il veut tordre le cou pour faire entendre le désir de cette femme et son propre désir. » La comédienne, comme le metteur en scène, sont ainsi allés dans la voie de cette « rage du sexe » qu’évoquait Valéry : « Le désir féminin, exprimé là, semble avoir échappé à tout le monde. Le désir féminin et le désir de mort, […] sont des idées encore très dérangeantes. »
Le désir est sans doute un mot-clé dans l’œuvre de Chéreau, qui disait : « Le désir circule de façon bien plus complexe qu’on ne le croit. » Que ce soit dans ses films, L’Homme blessé, Ceux qui m’aiment prendront le train, Intimité, ou même Son Frère qui m’avait beaucoup touchée, le désir sous toutes ses formes est bien une clé pour approcher Chéreau. Après avoir exploré le théâtre, l’opéra, le cinéma, cet artiste au regard fiévreux et pénétrant demeurait lui-même, essentiellement, un être de désir, toujours curieux, toujours aiguillonné par la nouveauté : « J’éprouve un plaisir profond à me renouveler, à apprendre, à me découvrir différent de ce que je pensais être. » Et c’est surtout cela, me semble-t-il, que j’aimerais retenir de lui.